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Introduction au Traité Théologico-Politique de Spinoza

Ed. F. Akkerman, P.-F. Moreau, J. Lagrée
PUF, 1999.


Introduction

Le Traité théologico-politique paraît à Amsterdam en 1670, chez Jan Rieuwertsz, qui sera plus tard l'éditeur des Opera Posthuma. Comme son sous-titre l'indique, le livre veut montrer que la liberté de philosopher n'est nuisible ni à la piété ni à la conservation de l'Etat. Il marque donc la première intervention publique de Spinoza dans les domaines de la religion et de la politique, et occupe une place tout à fait particulière dans son oeuvre : à la fois parce qu'il s'insère, au moment où il paraît, dans une actualité particulièrement brûlante et parce qu'il concentre en un volume la traversée de plusieurs enjeux théoriques extrêmement différents. La violente polémique qui suit la publication, et qui ne s'éteindra pas, comme aussi les bouleversements apportés par le livre jusque dans les positions de ses adversaires, en sont autant de preuves.

Le contexte est triple : la vie de Spinoza et son milieu, tout d'abord (on le verra par la lettre qui justifie son entreprise); mais au-delà la situation des Pays-Bas; et au-delà encore le dispositif nodal constitué par la philosophie, la politique et l'exégèse au milieu de l'âge classique. Car c'est bien d'un noeud entre ces trois secteurs qu'il s'agit. Et c'est cela qui explique en grande partie les fissures et les éclats provoqués par l'ouvrage.

La situation des Pays-Bas : les Provinces unies, comme on dit alors, ont traversé un certain nombre de crises qui leur ont donné une physionomie tout à fait particulière : la guerre de quatre-vingts ans, qui les a libérées de l'oppression espagnole et en a fait (ou refait) un pays indépendant; les violentes controverses entre les différentes tendances issues de la Réforme, qui ont d'abord abouti à une victoire de l'orthodoxie calviniste, puis à une coexistence des différentes Eglises et sectes, unique en Europe; enfin les luttes liées à la question du pouvoir, entre la famille d'Orange et les Etats (c'est-à-dire les assemblées qui gouvernent les villes, les provinces et le Pays tout entier); après la mort de Guillaume II et l'arrivée au pouvoir de Jean de Witt, une période sans staathouder commence. Dans ce contexte se sont développées les sciences, introduites les philosophies de Bacon, de Descartes et de Hobbes; et les Pays-Bas, par leurs universités, leur climat intellectuel et leur florissante activité d'édition, sont devenus un des principaux centres de la "république des lettres".

Pourquoi prendre la peine de défendre la liberté de conscience dans un pays qui passe alors pour le plus tolérant d'Europe ? D'abord parce que cette tolérance n'est pas totale : des amis et éditeurs de Spinoza en font l'expérience: ensuite parce que si l'Etat est tolérant, l'Eglise ne l'est pas; enfin parce que cette tolérance est menacée - comme la forme même de l'Etat qui la défend.

Mais si les Provinces Unies sont un creuset, c'est pour mêler et rendre explosives des tendances plus anciennes et plus larges : un certain équilibre (instable) entre politique et théologie, marqué par les polémiques autour du jus circa sacra; du coup un autre, entre Bible et philologie, marqué par l'histoire de l'exégèse au XVIe et XVIIe siècle; enfin un troisième, entre philosophie et théologie, et philosophie et politique, qui a abouti aux synthèses cartésiennes et hobbesiennes et que le Traité théologico-politique va rendre inacceptables.


I. Genèse du Traité théologico-politique.

Nous disposons de deux documents où Spinoza parle des raisons de rédiger le Traité théologico-politique : le premier (une lettre) date du moment où il se met au travail; le second (la préface) probablement du moment où il finit. La première et unique mention de la rédaction du livre apparaît en effet dans une lettre de Spinoza à Oldenburg, de septembre ou octobre 1665 (1). On y trouve articulés le projet sur l'Ecriture et celui sur la liberté de pensée et de parole.

"Je compose actuellement un Traité sur la façon dont j'envisage l'Ecriture et mes motifs pour l'entreprendre sont les suivants :
  1. les préjugés des théologiens; je sais en effet que ce sont ces préjugés qui s'opposent surtout à ce que les hommes puissent appliquer leur esprit à la philosophie; je juge donc utile de montrer à nu ces préjugés et d'en débarasser les esprits réfléchis.
  2. l'opinion qu'a de moi le vulgaire qui ne cesse de m'accuser d'athéisme; je me vois obligé de la combattre autant que je le pourrai.
  3. la liberté de philosopher et de dire notre sentiment; je désire l'établir par tous les moyens : l'autorité excessive et le zèle indiscret des prédicants tendent à la supprimer".

A l'époque où il écrit ces lignes, Spinoza n'a encore publié qu'un seul ouvrage : Les Principes de la philosophie de Descartes. Encore y expose-t-il non pas sa propre pensée, mais celle d'un autre, bien que ce soit avec une certaine distance, comme l'a signalé Lodewijk Meyer dans sa préface (2). Le livre est paru en latin en 1663 (3), puis dans une traduction néerlandaise de Pieter Balling en 1664 (4). Il a déjà attiré à Spinoza un certain nombre d'accusations, comme on peut le voir par la correspondance échangée avec Blijenbergh (5). Mais la parution des Principia n'est pas la seule source de sa mauvaise réputation auprès des théologiens : sa vie et son milieu alimentent sans doute les rumeurs (6). On conçoit donc qu'il ait entrepris non pas une tentative de justification, mais une mise au point qui lui permette aussi de combattre les calomnies, tout en traitant pour elle-même la double question que ces calomnies impliquaient : les préjugés des théologiens d'une part, la liberté de penser d'autre part. Cette dernière semble - si on compare la formule de 1665 au sous-titre de 1670 - conçue alors plutôt en rapport à l'Eglise, mais la formulation générale par laquelle commence le troisième point n'exclut pas l'Etat. On peut penser que la dimension juridico-politique, si elle n'est pas en tant que telle exclue de la réflexion, demeure provisoirement en retrait devant l'urgence des attaques proprement religieuses (7).

Pour le reste, on sait peu de chose de la genèse du Traité théologico-politique. Les reconstructions qui en ont été tentées demeurent très largement hypothétiques.

a) Certains commentateurs ont avancé que les chapitres centraux viendraient d'une Apologie que Spinoza aurait rédigée en espagnol au moment de sa rupture avec la Synagogue (donc en 1656, ou quelque temps après). Cette thèse ne s'appuie que sur des témoignages tardifs, et n'est étayée sur aucun texte de Spinoza lui-même, ni des éditeurs des Opera posthuma (8).

  • le premier qui parle de cette Apologie est Salomon van Til, dans le Voor-Hof, un pamphlet anti-spinoziste publié en 1694 (9), donc dix-sept ans après la mort de Spinoza, vingt-quatre ans après la publication du Traité. Selon lui, Spinoza y aurait déjà abordé la question de l'origine des livres de l'Ecriture sainte; sur le conseil de ses amis, il aurait gardé cet ouvrage en espagnol par devers lui et en aurait repris des extraits dans le Traité théologico-politique. Le récit de Salomon van Til est repris en 1696 par les Acta Eruditorum, puis par Bayle dans l'article "Spinoza" du Dictionnaire historique et critique (1697), par Halma dans sa publication néerlandaise de cet article (1698), enfin par Colerus dans sa biographie (1705). Aucun de ces derniers écrits ne constitue un témoignage indépendant (10) : tous viennent, directement ou indirectement, du Voor-Hof.
  • le second témoignage vient de Stolle et Hallmann, dans leur journal de voyage: ils entendent dire en 1703 par Jan Rieuwertsz (non pas l'éditeur de Spinoza mais le fils de celui-ci) que l'on a publié dans les Opera posthuma tout ce que l'on a retrouvé dans les papiers de Spinoza "excepté un gros ouvrage, écrit par Spinoza contre les Juifs et où il les traitait très durement". Rieuwertsz ne possède plus le manuscrit au moment où il en parle aux voyageurs allemands et ne semble pas dire que le contenu en est passé dans le Traité théologico-politique (il dit seulement qu'il lui est antérieur). On ne peut donc en tirer un argument concernant la genèse de ce dernier.

  • enfin Christoph Gottlieb von Murr qui publia en 1802 les Adnotationes du Traité y déclare que longtemps auparavant, en 1757, il était allé à Amsterdam à la recherche de ce texte et qu'il ne l'avait pas trouvé.

Tout cela prouve l'existence d'une rumeur, non d'un livre. En tout état de cause, tant que ce livre hypothétique n'aura pas été retrouvé, il est évident qu'il est impossible de le comparer au Traité théologico-politique. Evidence qui n'a cependant pas frappé tous les commentateurs puisque certains ont même cru pouvoir congédier des textes existants et disponibles au nom de ce texte indisponible et peut-être inexistant (11).

b) On a récemment (12) retrouvé une lettre d'Adrian Paets (conseiller de la ville de Rotterdam) à Arnold Poelenburg (professeur au séminaire remonstrant d'Amsterdam). Cette lettre du 30 mars 1660 mentionne un "libellus theologico-politicus" qui s'oppose aux préjugés des théologiens et qui traite de la différence entre les lois naturelles et les lois constituées.

Là encore nous n'avons pas le texte : nous avons seulement une lettre qui en parle. Le témoignage a, certes, cette fois, l'avantage d'être contemporain de ce dont il parle et fourni par quelqu'un qui a le document en mains. Il est regrettable que le nom de l'auteur de ce libellus ne soit pas mentionné (Paets déclare le connaître, mais préférer dans les circonstances actuelles le laisser à l'anonymat). La quasi-homonymie du titre suffit-elle à assurer l'identité, au moins partielle, de l'ouvrage ? Quant au contenu, il pourrait correspondre au ch. XVI de notre Traité actuel, à ceci près que le regard de Spinoza y porte beaucoup plus sur le droit que sur les lois.

Que conclure de tout cela ? Il serait tentant, si on voulait exploiter à fond ces deux matériaux, d'esquisser ainsi une évolution possible de Spinoza : d'abord l'intérêt scripturaire (Apologie - fin des années 50); puis l'intérêt politique (Libellus - début des années 60); enfin la synthèse des deux sous la pression des accusations qui aboutissent à la rédaction du Traité théologico-politique (1665-1670).

Cependant l'absence de documentation directe devrait inciter à la prudence devant une telle reconstruction. En outre, l'unité de style du Traité rend peu nécessaire l'appel à une hypothétique rédaction antérieure de certains chapitres. Plus généralement, dans un cas comme dans l'autre, si Spinoza a réutilisé dans le Traité théologico-politique que nous connaissons des écrits antérieurs, c'est pour les intégrer à un nouveau texte, qui a sa cohérence propre. Qui voudrait en affirmer l'incohérence devrait d'abord la démontrer, ce que n'a jamais fait aucun de ceux qui ont tenté de reconstruire son histoire.

Une telle reconstruction se fonde surtout sur l'idée que l'on peut dissocier les éléments constitutifs du Traité et assigner à chacun une origine distincte. Sans nier cette possibilité, mais en soulignant qu'il serait nécessaire de disposer de plus de preuves pour reconstituer une véritable chronologie, on peut indiquer une autre voie d'approche : avant le Traité, et sans référence à lui, les occurrences d'une réflexion (et non d'une rédaction) sur les thèmes qu'il abordera ne sont pas rares sous la plume de Spinoza et dans les témoignages le concernant. Tout se passe comme si la méditation sur les relations inter-humaines et sur leur dimension religieuse n'avait jamais été absente des préoccupations de Spinoza et de son entourage, sans pourtant prendre d'emblée la forme de l'ouvrage que nous possédons. On rappellera en effet :

  • les dépositions à l'Inquisition concernant Prado et Spinoza, qui comprennent des questions sur la loi qu'il faut suivre et des doutes sur la loi de Moïse (13);
  • Les formules de la Korte Verhandeling et de la Réforme de l'Entendement sur la nécessité du partage de la vérité;
  • enfin la réflexion sur la Bible dans le milieu cartésiano-spinoziste, notamment chez Koerbagh et Meyer (14), mais chez Spinoza aussi, comme en témoignent les exemples bibliques dans les Cogitata metaphysica, et dans la correspondance avec Blijenbergh.

Il faudrait ajouter à cela un certain nombre de témoignages datant des années 60 qui indiquent une préoccupation pour le statut de l'Ecriture et son interprétation chez Spinoza lui-même, mais sans jamais supposer un texte consacré spécialement à ce sujet (15).

Surtout, la Préface du Traité théologico-politique elle-même - et c'est là notre second document - retrace pour le lecteur sinon une genèse, du moins une explication des circonstances et de la nécessité du livre. Certes, il s'agit d'un texte à dimension rhétorique; mais c'est dans cette dimension que Spinoza a choisi de nous présenter sa démarche : il faut en tenir compte. Les raisons qui sont données pour la rédaction de l'ouvrage renvoient non à la vie personnelle de l'auteur mais d'une part à une nécessité générale des rapports de la piété, de l'Etat et de la philosophie, d'autre part, elliptiquement, à la situation des Provinces unies dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Cela signifie non pas que Spinoza veuille ignorer désormais les circonstances de sa propre vie qui lui auraient donné l'occasion de réfléchir au problème, mais sans doute qu'elles n'ont été pour lui que des occasions, précisément, et ne comptent qu'en ce qu'elles lui ont permis de parvenir au problème général du jus circa sacra. C'est donc au Traité lui-même qu'il faut demander ses propres raisons.


SUITE

Notes


(1)[retour] Il s'agit de la lettre 30 dans la numérotation désormais usuelle.

(2)[retour] "Qu'on ne croit donc pas qu'il ait voulu exposer ici ses propres idées ou même des idées qui aient son approbation" (Au lecteur bienveillant).

(3)[retour] Renati Descartes Principiorum Philosophiae, Pars I et II more geometrico demonstratae, Amsterdam,1663.

(4)[retour] Renatus Descartes Beginzelen der Wysbegeerte, I en II Deel, na de Meetkonstige wijze beweezen, Amsterdam, 1664.

(5)[retour] Lettres 18 à 24 et Lettre 27 (elles s'échelonnent de décembre 1664 à juin 1665).

(6)[retour] Le journal de voyage du Danois Ole Borch (1661-1662) signale Spinoza comme un "athée cartésien" (Cf l'étude de W. Klever in Studia spinozana 5 (1985), p.311-325). En 1665, à l'occasion d'une querelle pour le remplacement d'un pasteur, certains habitants de Voorburg dénoncent Spinoza comme "un athée qui se moque de toutes les religions et un être nuisible dans cette république" (texte dans Freudenthal, Die Lebengeschichte Spinoza's in Quellennachrichten, Urkunden und nichtamtlichen Nachrichten, p. 116-119).

(7)[retour] Mais il est un témoignage qui laisserait penser que Spinoza, dès 1665, parlait déjà du rapport de l'Etat à la religion : c'est la relation que Blijenbergh a fait plus tard de son entretien avec Spinoza - si c'est bien de lui qu'il s'agit. On doit à G. van Suchtelen et W. Klever le repérage de l'allusion dans De Waerheyt van de Christelijcke Godts-dienst en de Authoriteyt der H. Schriften... Cf Studia spinozana 4 (1988), p. 317-320.

(8)[retour] Les phrases où il dit qu'il a réfléchi depuis longtemps à telle ou telle difficulté scripturaire ne constituent pas un témoignage, à moins d'oublier la différence entre réfléchir sur la Bible et écrire une première version du TTP.

(9)[retour] Het Voor-Hof der Heydenen, voor alle Ongeloovigen geopent, Dordrecht, 1694. La référence est p. 5.

(10)[retour] On sait que Halma constitue sur certains points une source indépendante de la biographie de Spinoza. Ce n'est pas le cas sur cette question : il reproduit purement et simplement ce qu'il trouve chez Bayle.

(11)[retour] Ainsi Madeleine Francès, dans l'introduction qu'elle place en tête de sa traduction de la Korte Verhandeling, explique qu'il ne s'agit pas vraiment d'un texte de Spinoza, puisqu'elle n'a pas le même style que les écrits spinoziens de l'époque, c'est-à-dire ... l'Apologie (!).

(12)[retour] En fait la lettre avait été signalée dès 1935 dans un article de l'historienne Cornelia Roldanus, mais elle n'a été étudiée que par H. W. Blom et J.M. Kerkhoven en 1985 (Studia spinozana 1).

(13)[retour] Cf I.S. Revah : Spinoza et le dr. Juan de Prado, Amsterdam, 1959.

(14)[retour] Cf J. Lagrée et P.-F. Moreau : "La lecture de la Bible dans le cercle spinoziste", in J. R. Armogathe : Le Grand Siècle et la Bible, Beauchesne, 1989 (La Bible de tous les temps, t. 6).

(15)[retour] Voir notamment l'assertion de J.P. Beelthouwer concernant les prophètes.