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Trois Dialogues entre Hylas et Philonous

Cours de Laurent Gerbier


Préface

 

Paragraphe 1 : articulation de la spéculation et de la pratique.

Le premier paragraphe de la préface présente, si on le lit avec attention, une conception inattendue des rapports entre théorie et pratique (quoique sous d'autres noms, speculation and practice). Berkeley y affirme en effet que selon le voeu de la Nature et de la Providence, la spéculation doit avoir la pratique pour fin. C'est là une inversion radicale de la hiérachie aristotélicienne, transmise par la scolastique, des formes de l'activité humaine : la spéculation (sous le nom de contemplation) y est considérée comme une praxis, qui a sa fin en elle-même, tandis que la « pratique » (c'est-à-dire la règle des vies et des actions) n'est que poiesis, c'est-à-dire activité réglée en vue d'autre chose qu'elle-même. Ici, Berkeley inverse ce rapport en soutenant que non seulement la spéculation n'a pas sa propre fin en elle-même, mais qu'encore elle a pour fin la pratique. Cette conception utilitariste de la spéculation est extrêmement importante, et il est tout à fait logique qu'elle fasse l'objet du premier paragraphe de la préface : c'est en effet à cause de cette conception des rapports entre spéculation et pratique que Berkeley mène sa critique du scepticisme.

Lorsque la spéculation oublie qu'elle n'est qu'un instrument en vue de la vie et des actions, elle a tendance à s'enfermer dans une série de problèmes et de difficultés qui ne sont liés qu'à l'auto-corruption de son langage. Elle ne produit rien, cesse de se réaliser dans ses effets, et engendre des problèmes terminologiques ou méthodologiques (ses deux seuls objets réels étant le langage et la méthode de son usage) qu'elle prend pour des problèmes réels.

Ainsi l'ambition de Berkeley, en écrivant « de la philosophie », n'est pas de spéculer à son tour mais bien de mener une entreprise de nettoyage de la spéculation qui doit la débarrasser de ses scories et la restituer à son véritable usage : guider la pratique, et en faire ainsi une activité désirable pour les honnêtes gens (men of leisure and curiosity). Ce sont donc deux de ces hommes de loisir et de curiosité que l'on va mettre en scène pour montrer en même temps les dangers d'une spéculation qui se coupe de la pratique et les voies qui permettent d'y redescendre. On sait donc déjà que deux « pôles » du discours s'opposeront : celui de la spéculation pure, engendrant de querelles ou des erreurs liées aux mots, et celui de la pratique quotidienne, orientée par le bon sens et l'immédiateté de la vie, qui se garde de ces disputes verbales et cherche dans la saine spéculation les préceptes pratiques les plus clairs, les plus simples et les plus efficaces.

Paragraphe 2 : la racine du scepticisme.

Berkeley va ensuite montrer rapidement en quoi consistent les erreurs de la spéculation dès lors qu'elle se coupe de ses fins pratiques : de façon générique, ces erreurs tiennent à la volonté de se projeter au-delà des sens et de leur naturalité brute. Articulant leur spéculation à des « principes » (qui ne se trouvent pas eux-mêmes dans les choses), les philosophes dépassent les choses et cherchent derrière elles un monde de lois et de substances dont les évidences communes ne seraient que le reflet trompeur. C'est la méthode du doute qui est ici visée : Berkeley rejette, tout en adoptant certaines de ses méthodes, une « ère du soupçon » gnoséologique qui lui semble caractériser l'époque moderne. Les philosophes, ici, sont en effet les libre-penseurs, les cartésiens, bref tous ces modernes qui n'ont retenu de Descartes que le précepte général du doute appliqué aux réalités sensibles, et l'entreprise de construction d'un monde réel par le biais des opérations de l'entendement, censées saisir les essences des choses telles que l'entendement divin les a conçues.

C'est de ce dualisme philosophique en passe de s'universaliser que Berkeley fait son principal adversaire : il creuse un gouffre entre les objets des sens (things) et ceux de la raison (fictions), et conduit immanquablement au mépris des premiers, qui sont pourtant le seul monde que connaisse le vulgaire, et les seconds qui demeurent extrêmement obscurs. Le nom de l'ennemi est simple : c'est le scepticisme. Mais ce scepticisme est précisément reproché à Berkeley après la publication des Principes : il faudra donc le définir (en tant qu'il est l'adversaire philosophique par excellence, l'autre nom du dualisme dont il constitue l'aboutissement fatal), et s'en défier (en tant qu'il est le risque que sa méthode ne cesse de faire courir à Berkeley). Ainsi le travail berkeleyien va consister, d'une certaine façon, à passer au plus près de son adversaire philosophique pour s'en écarter définitivement (cf. ci-dessous paragraphes 7-8).

Paragraphes 3-4 : remettre la philosophie dans le droit chemin.

Il s'agit donc de remettre la philosophie dans le droit chemin : Berkeley ne fait pas de philosophie pour spéculer mais, pour dire les choses clairement, il descend sur le terrain philosophique comme redresseur de torts, pour y restaurer un ordre propre à ce que les honnêtes gens tirent à nouveau de cette discipline de l'esprit, par ailleurs fort louable, des fruits pratiques qui sont les seuls qui l'intéressent vraiment (étant admis que par pratique on entend l'ensemble de la vie humaine, prise du point de vue de sa conduite quotidienne, de ses actions morales et de ses fins immortelles).

Bien sûr, cette entreprise berkeleyienne trouve à se couler dans une forme rhétorique classique de la philosophie : il s'agit d'éclaircir et de simplifier les problèmes, de renvoyer au néant les recherches stériles (endless pursuits). Il y a là un vieil écho augustinien : derrière la spéculation pratiquée pour elle-même se cache le même orgueil intellectuel (superbia) qu'Augustin condamnait chez les philosophes, ou Saint Bernard chez Abélard. Mais, effet d'horizon du cartésianisme, cette très ancienne défiance du fidéisme envers la libido sciendi prend désormais les formes déroutantes de la rigueur de la méthode et de l'évidence des principes : il ne s'agit plus de refuser l'enquête vaine des savants, mais de lui opposer, sur son terrain même, des principes plus clairs et plus simples. Un tel système du savoir aurait l'avantage de dissiper les obscurs problèmes des philosophes et de rendre à la spéculation sa vraie fonction : fournir à l'âme les principes propédeutiques pour étudier et pratiquer la vertu.

Comme le note Berkeley, c'était déjà là l'objectif des Principes, trois ans plus tôt. Mais, comme il l'évoque en un euphémisme charmant, certains des principes de ce premier traité demandaient à être traités de façon plus claire et plus complète. Les Dialogues ne constituent donc en aucun cas une suite des Principes mais bien, situation inédite, leur réécriture clarifiée.

Paragraphes 5-6 : objectif des Trois Dialogues.

C'est précisément parce qu'il s'agit d'une réécriture « clarificatrice » que Berkeley s'empresse de le souligner : ne succédant pas aux Principes, les Dialogues ne présupposent aucune connaissance du contenu de ce premier ouvrage (à vrai dire, les Dialogues sont même écrits à destination d'un lecteur « vierge » de toute connaissance de la doctrine immatérialiste). Les Dialogues sont donc bien une introduction à l'immatérialisme, destinée à présenter la doctrine « de la manière la plus aisée et la plus familière » (contrairement à la difficulté à l'étrangeté implicitement reconnue aux Principes) : on retrouve bien là l'opposition du sens commun aux spéculations gratuites, puisque cette familiarité de la pensée s'oppose aux préjugés des philosophes.

Mais Berkeley n'adopte pas la figure du sage seul contre tous. La préface ne célèbre pas de sapere aude : s'il prône la familiarité de la pensée, c'est parce qu'il s'oppose aux philosophes au nom du sens commun et des notions naturelles de l'humanité (common sens and natural notions of mankind). Ce qui signifie que Berkeley s'adresse à la philosophie, et manie son savoir et ses discours, depuis une posture extrieure à la philosophie (ou, pour être plus précis, depuis une position infra-philosophique : il est d'autant plus « en-dessous » de la philosophie que cet « en-dessous » le rapproche des choses elles-mêmes et de leurs natural notions). Cette approche des questions philosophiques « par la base » doit permettre de retisser le lien des choses à leurs idées, ou du sens commun à la spéculation. Enjambant le gouffre creusé entre les notions naturelles et immédiates des choses et les concepts compliqués et erronés de la spéculation pure, Berkeley entend réduire le dualisme métaphysique érigé en vulgate de la philosophie moderne. Par là, plusieurs tâches seront accomplies :

  1. atheism and scepticism will be utterly destroyed : sans dualisme, pas de coin sceptique à enfoncer entre choses et apparences. Sans ce coin sceptique, pas de doute à avoir sur les notions naturelles et les données immédiates. Sans ce doute, pas d'athéisme possible (ce qui suppose implicitement que la foi fasse partie des évidences naturelles de l'humanité : on trouvera plus loin l'explication de ce lien constant entre le scepticisme, attitude gnoséologique, et l'athéisme, attitude pratique).
  1. many intricate points [will be] made plain, great difficulties solved, several useless parts of science retrenched : tout cela concerne l'abandon d'un grand nombre de difficultés purement verbales, liées à la tendance des philosophes à considérer comme désignant des objets réels les significations qu'ils attachent à leurs disours (l'exemple typique étant bien sûr celui de la substance matérielle, engendrée si l'on peut dire par son nom).

  2. speculation [will be] referred to practice, and men reduced from paradoxes to common sense : c'est là le sens général de l'entreprise, qui vise à refermer le gouffre du dualisme, et à redresser la philosophie en la remettant en conformité avec les opinions communes.

On comprend donc que l'attitude de Berkeley est, d'une certaine façon, anti-philosophique : là où la philosophie ne cesse depuis Platon de se présenter comme une opération de critique et de dépassement de l'opinion, Berkeley entend la réconcilier avec cette dernière, et considère au contraire que c'est de la doxa elle-même qu'il faut tirer les préceptes méthodologiques évitant la dérive de la spéculation pure. Un tel présupposé permet d'imaginer dès la préface que les Dialogues ne recevront pas un accueil foncièrement meilleur que les Principes. Mais, sans même se poser la question de la réception, on peut se demander s'il n'est pas étrange de vouloir à tout prix investir le terrain de la philosophie pour la ramener de force à un plan « doxique » sur le refus duquel elle fait habituellement fond. C'est cette difficulté qu'aborde alors Berkeley.

Paragraphes 7-8 : méthode des Trois Dialogues.

Pour justifier son « détour philosophique », Berkeley emploie une image intéressante : revenir au sens commun après avoir traversé les territoires de la spéculation, c'est un enrichissement comparable à celui que connaît le voyageur (et ce mot de territoire prend maintenant tout son sens : il témoigne de la prégnance de la métaphore géographique dans la philosophie du XVIIIè siècle, chez Berkeley comme plus tard chez Kant). On confirme donc ici que Berkeley aborde la philosophie « de l'extérieur » et pour en ressortir : c'est une épreuve, une tâche que ses convictions pratiques lui imposent. Berkeley investit le territoire philosophique comme une terre de mission à ré-évangéliser -- et le nom de wild mazes qu'il lui donne permet de prendre la mesure de sa défiance.

Endosser les habits de la philosophie pour la combattre a donc représenté pour Berkeley un effort (it has been my endeavour strictly to observe the rigid laws of reasoning). Mais cet effort n'est consenti que pour combattre sceptiques et infidèles, c'est-à-dire pour montrer que la droite raison conduit « naturellement » à les rejeter (il ne faut donc pas sous-traduire l'adverbe naturally). Mais pourquoi choisir cette voie ? Pourquoi viser soudain l'unité de la raison et de la foi, là où il semblait quelques lignes plus haut que Berkeley condamnait la philosophie comme coupable de superbia ?

C'est, d'une part, que le fait même d'investir le territoire philosophique y crée une coupure, et fait de la philosophie du dualisme, qui tend à devenir prédominante, une simple doctrine particulière de la philosophie. C'est aussi, d'autre part, qu'il s'agit par conséquent d'opposer l'usage de la droite raison, qui conduit naturellement à Dieu, à un chemin relâché et vagabond (loose and rambling way), celui des free-thinkers, dont la liberté n'est pas une puissance de la pensée (comme ils le revendiquent) mais simplement une incapacité à supporter la contrainte, une a-nomalité constitutive de la pensée. Et cette a-nomalité de la libre-pensée n'est pas cantonnée sur le terrain de la gnoséologie. Au contraire, elle se reflète à l'identique dans le refus de trois types de normes : les contraintes de la logique (logic), celles de la religion (religion), et celles de l'autorité civile (government : attention, pas de contresens sur government, qui désigne bien l'autorité du pouvoir et pas sa pratique).

Que les free-thinkers soient incapable de supporter ces normes indique a contrario que le projet de Berkeley est bien apologétique : il s'agit de manifester la perfection de la création par l'analogie des règles, en indiquant explicitement que la nature même de l'erreur philosophique de la libre-pensée était analogue à ses errements religieux et civils : ce n'est donc pas la spéculation en elle-même qui est néfaste, mais bien la spéculation coupée de la pratique. Se croyant enfermée en elle-même, elle abandonne toute règle et se vautre dans la contemplation stérile de ses propres mots (c'est le péché de philautie, amour excessif de soi-même, complément naturel du péché de superbia - il ne faut pas oublier que Berkeley sera bientôt évêque : sa culture religieuse lui suggère sans cesse ces images). Mais, ce faisant, la libre-pensée n'abolit pas le lien entre la spéculation et la pratique (civile ou religieuse) : elle le méconnaît seulement, ce qui n'empêche pas par ailleurs ce lien de fonctionner, reflétant dans la pratique les errements de la spéculation (ce pourquoi, depuis le début de la préface, comme dans tout le livre, l'adjectif « sceptiques » est très fréquemment accolé à l'adjectif « athées »).

Paragraphe 9 : utilité des Dialogues.

Anticipant sur la forme dialogique (comme dans la partie centrale des Principes), Berkeley prouve alors l'utilité de son livre en faisant surgir une objection : après tout, ce défaut philosophique ne concerne précisément que ces men of leisure and curiosity qui s'adonnent à la spéculation, or ils ne sont pas nombreux. Mais c'est que la correction de leur erreur les dépasse largement : il s'agit tout simplement de construire une science unifiée et systématique en philosophie, en morale et en théologie. Une telle science, qui par certains côtés ressemble à une refondation de la scolastique à la lumière des méthodes « modernes » (au sens de Berkeley), permettrait d'abord d'assurer la vertu pratique des hommes (fin pratique) et ensuite d'attirer à l'étude de la morale et de la religion vraie tous les hommes à l'esprit assez droit pour comprendre et reconnaître la valeur des méthodes employées (fin théorique).

Il y va d'une « reconquête » du public savant, fasciné par les illusions du dualisme cartésien - mais fasciné avec quelques raisons, puisque Berkeley reprend au cartésianisme une partie de sa méthode. C'est dans ce public savant que Berkeley espère trouver les men of parts and genius qui reviendront à l'étude de la morale et de la loi de Nature. On passe ainsi de leisure and curiosity à parts and genius : noblesse et génie, qui montrent que le type d'aristocratie intellectuelle que Berkeley entend substituer à l'anarchie des petits-maîtres libre-penseurs est probablement emprunté en partie à une conception humaniste de la République des lettres (Berkeley est un lecteur des néoplatoniciens italiens de la Renaissance, et connaît l'idéal de la philosophie « géniale » d'un Marsile Ficin). Le passage des deux occurences de men of leisure and curiosity (loisir et curiosité : une autre image humaniste du savant, on y reviendra ci-dessous) à l'unique occurrence de men of parts and genius indique la transformation du lectorat lui-même que Berkeley souhaite promouvoir.

Paragraphe 10 : avertissement au lecteur sur la manière de lire.

Conscient malgré tout du risque intellectuel qu'il prend après l'échec des Principes, Berkeley achève sa préface sur une captatio benevolentiae qui consiste à donner au lecteur une méthode de lecture. Une telle méthode est d'autant plus intéressante qu'elle peut fort bien nous livrer les clefs de l'usage berkeleyien de la forme du dialogue qu'il va utiliser tout de suite après. Berkeley demande au lecteur de ne pas juger d'emblée, mais de lire d'abord deux fois les Trois Dialogues. La première lecture pourrait, seule, laisser prise aux contresens dont ont été victimes les Principes. Il faut une première lecture « myope », qui détaille les arguments et les démonstrations « locales », avant une seconde lecture « synoptique » qui fera apparaître le plan de l'oeuvre mais aussi la logique d'ensemble qui articule les Trois Dialogues au reste du travail de Berkeley : la Nouvelle Théorie de la Vision et les Principes, ce qui indique suffisamment qu'ils sont utiles à une compréhension complète du livre.

Berkeley indique même le mode de cette articulation d'ensemble de l'oeuvre : certaines notions et certains points, que les Dialogues ne font qu'aborder, sont repris and farther pursued, or placed in different lights. De sorte que la démonstration scientifique complète que la préface vient d'invoquer se trouve rejetée sur le reste de l'oeuvre : ce qu'on va maintenant lire n'est pas un système, mais autre chose - un dialogue.

Conclusion

Le dialogue n'est pas systématique, il est propédeutique : il a pour tâche de débarrasser les yeux des savants d'un certain nombre de préjugés qui ne sont pas les préjugés de l'opinion commune mais, à l'inverse, les préjugés de la spéculation. Ce retournement de l'entreprise cartésienne prend la forme d'une maïeutique : à travers les débats stériles de la philosophie moderne, dont il maîtrise les méthodes, Berkeley va montrer un accouchement philosophique : le retour presqu'initiatique (qu'on songe à l'image finale de la fontaine) à un usage droit de la raison, qui mette en lumière la nécessité d'une philosophie, d'une morale et d'une religion scientifiquement réglées et rendues évidentes. Il suffit d'une comparaison avec la structure de l'introduction des Principes pour saisir la singularité des Dialogues à la lumière de leur préface : sur les 65 paragraphes de l'introduction manuscrite, 6 présentaient l'intention générale, tous les autres développaient d'un point de vue technique la critique des idées abstraites qui est l'arme philosophique de Berkeley dans les Principes. La préface des Dialogues n'utilise jamais ce discours technique : elle n'introduit pas à un traité systématique mais bien à une fable philosophique (comme l'indique très bien la légende de la gravure qui ouvre le premier dialogue dans la première traduction française, gravures et légendes reproduites par l'édition PUF : « Qui rides ? Fabula de te narratur... »).


Préface / Premier dialogue

Second dialogue / Troisième dialogue