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Trois Dialogues entre Hylas et Philonous

Cours de Laurent Gerbier


Troisième Dialogue

Le troisième dialogue s'ouvre sur une situation radicalement nouvelle : Hylas semble avoir été convaincu par les arguments de Philonous, et il affirme s'être rangé à ses positions. Mais, lorsqu'il tente de les résumer, on s'aperçoit qu'il n'a pas compris l'immatérialisme : il se contente de défendre un scepticisme exacerbé que Philonous n'a jamais enseigné. Autrement dit, de même qu'il feignait de croire au milieu du premier dialogue que Philonous l'avait sciemment conduit à abandonner les qualités secondes pour sauver les premières, de même ici il semble considérer que tout le débat n'avait pour but que de l'amener graduellement au scepticisme.

Cependant, cette situation de départ n'a qu'une vertu stratégique : elle permet à Philonous d'exposer de façon claire la différence entre immatérialisme et scepticisme, répondant ainsi, par la vertu de la fiction dramatique, à la mécompréhension principale qui avait marquée la réception des Principes deux ans plus tôt. Dès que cet exposé sera achevé, Hylas abandonnera la position sceptique (et la conviction qu'il disait l'accompagner) pour repartir à l'assaut de l'immatérialisme avec une pugnacité renouvelée mais en toute mauvaise foi.

La série d'objections qu'il oppose alors à Philonous, tout en refusant soigneusement de reprendre le rôle de répondant qui a été le sien pendant les deux premiers dialogues, est intéressante à double titre : d'une part, elle met en évidence le caractère « faible » du personnage philosophique d'Hylas, qui n'est plus qu'une machine à objecter, délaissant toute cohérence doctrinale personnelle pour se faire l'avocat systématique de tous les préjugés anti-immatérialiste, même lorsque ces préjugés sont contradictoires entre eux ou qu'ils débouchent sur des objections redondantes. D'autre part, cette série d'objections reprend et transpose dans une large mesure les objections du second tiers des Principes (paragraphes 34-84) : ce troisième dialogue est dans son contenu très proche des Principes.

Cette proximité se vérifie enfin lorsque, une fois Hylas définitivement convaincu, Philonous s'emploie pour clore le dialogue à exposer les avantages théoriques et pratiques que l'on peut tirer de l'immatérialisme : de la même façon, les Principes se concluaient sur une longue apologie de l'immatérialisme (paragraphes 101-156) dont on va retrouver le mouvement et les principaux moments dans la conclusion de ce dialogue.

I. La mésinterprétation de l'immatérialisme.


Hylas entame donc ce dernier dialogue en affirmant son scepticisme comme s'il n'était que la conséquence logique des deux précédents dialogues. La formule même sur laquelle s'ouvre la première réplique d'Hylas montre assez son embarras et le caactère à la fois contradictoire et intenable de sa position (la deuxième phrase définissant au fond très lucidement sa propre attitude tout au long du dialogue) :

Truly my opinion is, that all our opinions are alike vain and uncertain. What we approve to-day, we condemn tomorrow (p. 227).

L'erreur d'Hylas est d'avoir pris l'argumentaire de Philonous pour une exaspération du dualisme, qui aboutit au scepticisme. C'est paradoxalement Philonous qui va maintenant ramener Hylas au sens commun (doctrinalement, Hylas est au plus bas), en profitant pour redresser les torts faits à l'immatérialisme par des interprétations abusives. Mais, en réalité, ce troisième dialogue est aussi conçu pour que les incompréhensions d'Hylas soient autant de chapitres de la doctrine que Philonous a le loisir d'expliquer.

a) Scepticisme et immatérialisme.

La première discussion oppose un Hylas convaincu d'avoir été converti au scepticisme, et défendant avec acharnement ses positions contre un Philonous qui, au contraire, lui représente toute la vanité de cette nouvelle certitude incertaine. L'exposé est stratégiquement habile : il permet à Berkeley de montrer que c'est le dualisme métaphysique des modernes qui conduit au scepticisme (et qui y conduit d'autant plus sûrement qu'il en instrumentalise les arguments -- ce que Berkeley, comme on l'a vu, ne dédaigne d'ailleurs pas) ; et il lui permet également de marquer toute la difféence entre l'immatérialisme et le scepticisme.

L'opposition des deux thèses est simple : d'un côté un dualisme qui, rejetant les choses d'un côtés et leurs apparences de l'autre, tombe dans le scepticisme dès qu'il ne sait plus comment articuler la référence d'un de ces deux modes d'être à l'autre -- et cette incapacité est d'autant plus naturelle qu'il s'agit d'articuler des êtres réels, corporels, non-pensants, à des êtres idéels et passifs dans un esprit. De l'autre, le monisme spirituel de Berkeley, qui ne se confond pas avec le scepticisme puisqu'il ne creuse aucun abîme entre choses et apparences : il ne reconnaît comme réalité que les immédiatetés sensibles, mais il leur reconnaît une pleine réalité, dont il est inutile de douter.

Les p. 227-231 (p. 103-107 de l'édition PUF) sont à cet égard tout à fait déterminantes : elles donnent la formulation théorique la plus dense et la plus éclairante de l'opposition entre scepticisme et immatérialisme. Il faut en particulier remarquer que ce dont Hylas refuse l'existence ou la connaissance est systématiquement nommé « réel » (true and real nature... the real tree or stone... the true and real nature of these things... the rela nature of any one thing in the universe...) : nous sommes à ses yeux limités à l'idéel, et nous ne pouvons connaître le réel, qui n'existe d'ailleurs probablement même pas. A cet assaut sceptique Philonous oppose le bon sens : je vois les arbres, les pierres, etc... Hylas lui réplique que cela relève de l'idéel et que les « vraies natures » qui correspondent à ces apparences lui demeurent inconnues : voilà l'argument qui permet à Philonous de montrer la force théorique de l'immatérialisme.

  • D'une part, l'immatérialisme nous limite aux idées, mais ne considère pas pour autant que nous perdions la réalité. En refusant l'existence des substances matérielles, ou corporelles, extérieures à l'esprit, l'immatérialisme choisit soigneusement ses mots et son nom : ce n'est en aucun cas un irréalisme. La réalité au sens fort, c'est-à-dire la teneur réelle des choses que nous rencontrons dans l'expérience, n'est pas affectée par l'annulation des corps matériels (néants ontologiques et monstres logiques) : ce que depuis le début Hylas et Philonous nomment ensemble idées est toute notre réalité (ce qui ne signifie pas, sens faible, que notre seule réalité se limite aux sens, mais, sens fort, que toute la réalité doit s'y retrouver -- on verra plus loin Philonous formuler explicitement un retournement logique du même type).
  • D'autre part, ce qui perturbe Hylas est précisément sa croyance initiale à l'existence d'une correspondance (lien, rapport, ressemblance, causalité) entre les choses matérielles et les idées. Que ce rapport soit cassé (parce qu'Hylas a pris la critique antimatérialiste de Philonous pour une critique anticognitiviste) et l'abîme s'ouvre entre les choses et leurs représentations. Mais l'immatérialisme ne connaît pas de tel abîme, puisqu'à ses yeux les idées ne représentent rien : il n'y a pas en elles de référence ou de ressemblance avec quoi que ce soit. Pas de scepticisme donc, au sens où le scepticisme momentané d'Hylas repose précisément sur le caractère incertain d'un tel rapport.

Une fois exposées les deux positions, Hylas se reprend -- ou plutôt, il abandonne son masque sceptique provisoire et repart à l'attaque de l'immatérialisme, avec méfiance d'abord, puis sans aucune retenue. Dans un premier temps, ces attaques se font encore sur le mode du scepticisme, et permettent à Philonous d'exposer dans ses réponses les parts manquantes du « système » immatérialiste (si tant est que l'on puisse parler de système au sens propre), à commencer par la conception de l'esprit.

b) Subsistance des idées dans l'esprit de Dieu : l'idée et la notion.

Le débat s'ouvre sur une des premières objections opposées à l'immatérialisme (Berkeley l'évoquait déjà -- et y répondait -- dans le Commonplace Book) : si les choses n'existent que dans l'esprit qui les perçoit, elles ne peuvent survivre à la destruction de cet esprit (la variante plus courante de cet argument est le problème dit de l'intermittence : si la chose n'existe que comme perçue, elle doit s'anéantir lorsque je m'en détourne et se trouver instantanément recréée lorsque j'y reviens). La réponse de Berkeley-Philonous passe par un argument déjà évoqué mais qui va ici être développé : celui de la sauvegarde des idées sensibles dans un esprit en général. Les idées ne dépendent pas de moi, c'est un fait d'expérience : elles doivent donc dépendre d'un autre esprit, ce qui est vrai de tous les esprits, et suppose donc un esprit éternel omniprésent (omnipresent eternal Mind, p. 231) pour assurer la « garantie réelle » des idées.

Hylas va alors opposer à Philonous un argument bien plus puissant que celui de l'intermittence, et obliger Berkeley à toucher par là au coeur de sa doctrine. Ce point est si important que le passage en question fait l'objet d'un ajout majeur dans l'édition de 1734, ajout qui va reprendre et creuser le même problème. L'argument d'Hylas est le suivant : aucune idée n'étant active, une idée ne peut adéquatement représenter un esprit qui est un être actif, et partant aucune idée ne peut me fournir une connaissance adéquate de Dieu. Or, si une telle connaissance n'empêche pas Philonous de tabler dans ses explications sur l'existence d'un tel esprit, pourquoi la même liberté ne serait-elle pas consentie à Hylas concernant la matière, elle aussi inconnaissable selon une idée ? la question posée est simple : puisqu'on n'a pas pu « sortir » de l'immédiat sensible vers la matière inerte, par quel tour de force semble-t-on maintenant pouvoir en « sortir » vers l'esprit divin ?

La réponse de Philonous est simple : je suis un esprit, et je me connais donc comme tel : je ne me connais pas par l'entremise d'une idée puisqu'en effet aucune idée passive ne peut adéquatement représenter un esprit actif, mais je me saisis cependant par réflexion comme esprit, et cette saisie qui me fournit « une idée au sens large » (taking the word idea in a large sense, p. 231) de l'esprit divin. J'ai ainsi une « notion » de mon esprit de laquelle j'infère par extension une notion de l'esprit divin :

However, taking the word idea in a large sense, my soul may be said to furnish me with an idea, that is, an image, or likeness of God, though indeed extremely inadequate. For all the notion I have of God, is obtained by reflecting on my own soul heightening its powers, and removing its imperfections. I have therefore, though not an inactive idea, yet in myself some sort of an active thinking image of the Deity (p. 231-232).

Ce passage est le plus embarrassé des Dialogues, parce qu'il fait jouer une double différence dans la noétique et dans la psychologie berkeleyienne : il faudrait d'une part distinguer clairement idea et notion, et d'autre part distinguer clairement mind et soul. Or c'est précisément ce que Berkeley ne fait pas, alors qu'il est ici manifeste qu'idée n'est pas notion, puisque dans le terme de notion est comprise une chose aussi étrange qu'une « active thinking image ». De même ce n'est pas en connaissant l'esprit (mind) par réflexion que l'on atteint cette thinking image, mais bien en réfléchissant l'âme même : cela signifie que Dieu n'est pas saisi à partir de mon pouvoir d'intelliger mais à partir d'une substantialité spirituelle d'une autre nature, qui compose pourtant en moi cet esprit en quoi toute chose sensible a son être (sur les ambigüités sémantiques de ces termes, on peut consulter G. Brykman, Berkeley et le voile des mots, Vrin, 1993, chapitre III, p. 84-106).

On comprend néanmoins en quoi la réponse de Philonous balaie l'objection d'Hylas (je ne connais pas la matière avec la même facilité réflexive que l'esprit -- encore qu'il faille ici noter que Berkeley se garde soigneusement d'aborder le problème du corps propre), mais on comprend également que cette réponse est valide moyennant un déplacement étonnant : le référentialisme que Philonous-Berkeley refusait aux idées sensibles, refus qui donne son sens à l'immatérialisme et qui le protège du scepticisme, est tout bonnement transposé. Si les idées ne renvoient pas à des choses, en revanche les âmes, comme êtres actifs, renvoient à un pouvoir qui leur est analogue et dont elles constituent l'image or likeness : Dieu. C'est sur ce point que Berkeley, jugeant le passage sans doute trop rapide et trop allusif, revient en 1734, soit 21 ans après la première rédaction, pour ajouter deux pages décisives au débat.

c) Idée et notion dans la version de 1734.

La réplique d'Hylas qui ouvre l'ajout de 1734 met le doigt sur le point douloureux par excellence, mais selon une formulation choisie : Hylas souligne que Philonous infère l'existence de l'esprit divin sans en avoir d'idée alors qu'il refuse l'existence de la substance matérielle sous prétexte qu'il n'en a pas d'idée. S'il avait simplement interrogé la différence entre idée et notion, l'objection aurait peut-être eu plus d'effet : ici, il suffit à Philonous de répondre que la matière n'est pas seulement invalidée parce qu'on n'en a pas de notion, mais aussi parce qu'une telle notion serait incohérente (la matière n'est pas seulement inconnaissable mais impossible). Au contraire l'esprit n'est pas contradictoire en soi, et même si le mode de la connaissance que j'en prends demeure obscur, cette connaissance est elle-même un fait d'expérience :

I have a notion of spirit, though I have not, strictly speaking, an idea of it. I do not perceive it as an idea or by means of an idea, but know it by reflection (p. 233).

Ainsi je ne perçois pas Dieu, je le connais. Si le mode de cette connaissance demeure peu clair dans l'explication qu'en donne Philonous, ce manque de clarté n'est que de peu d'importance puisque le fait est lui-même évident. On touche là à la racine même de l'effort philosophique de Berkeley, qui ne cherche pas la justesse spéculative mais seulement la conviction : il se permet donc de ne pas développer un point qui, spéculativement obscur, est pratiquement évident. D'autre part, on comprend ici que l'immatérialisme est un monisme spiritualiste. S'il refuse l'existence de la matière, c'est par refus du dualisme : il entend s'en tenir à la seule substance qu'il connaisse, l'esprit. L'immatérialisme n'est donc pas, comme Hylas a pu le croire au début du dialogue, une exaspération du dualisme qui empêche toute connaissance des choses réelles et mène au scepticisme radical, mais au contraire il est une exaspération du monisme, un hypersolipsisme qui part du cogito pour réduire à la substance pensante toute teneur réelle du monde. En effet, si la matière n'a pas de réalité, l'esprit en revanche l'assume intégralement, ce qui rend caduc l'argument d'Hylas :

(...) you are only a system of floating ideas, without any substance to support them (p. 233).

Philonous répond qu'il connaît son esprit et le connaît comme distinct de ses idées, tandis qu'il ne peut avoir le même type de conscience de la réalité de la matière. Il est évident que l'ensemble de ce passage porte la trace de l'héritage cartésien de Berkeley : d'une part, obtenir la notion de la Déité par accroissement des perfections de la notion que l'âme a d'elle-même est le chemin que suit Descartes dans la quatrième partie du Discours de la Méthode ou à la fin de la troisième Méditation Métaphysique ; d'autre part, ce que Berkeley nomme précisément « image and likeness of God », c'est précisément l'esprit compris comme acte, c'est-à-dire comme volition puisqu'il n'est pas d'acte sans volition. Là encore, on retrouve Descartes :

(...) c'est [la volonté] principalement qui me fait connaître que je porte l'image et ressemblance de Dieu (Méditation Métaphysique IV).


suite du troisième dialogue

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Second dialogue / Troisième dialogue