Agrégation : Cours et documents


Trois Dialogues entre Hylas et Philonous

Cours de Laurent Gerbier


Premier Dialogue

1. Scène d'exposition.


Le cartouche (Qui rides? Fabula de te narratur) indique suffisamment le sens de ce premier dialogue : il s'agit de mettre en scène un « personnage philosophique » imprégné de philosophie moderne, afin de montrer le retournement de ses convictions les plus profondes, en tant que cette aventure est celle de tout lecteur. Hylas est cet homme de loisir et de curiosité qu'il faut « convertir » philosophiquement, et l'histoire de cette conversion est celle de tout lecteur bienveillant.

La scène d'exposition situe le cadre du dialogue, et assimile le personnage d'Hylas à ces hommes de loisir et de curiosité qu'évoquait la préface : la méditation matinale et désintéressée participe de l'otium cum dignitate (le « digne loisir » des humanistes, qui caractérise les men of leisure and curiosity). C'est à un lecteur susceptible de faire preuve de cette curiosité oisive et bienveillante que s'adressent les Dialogues.

Mais le cadre, et l'éloge de la nature qui ouvre ce premier dialogue, ne soulignent pas seulement l'oisiveté savante d'Hylas : cette ouverture prépare la symétrie avec la chute du troisième dialogue. En faisant l'éloge de la beauté de la nature, déclinée selon les différents sens qui nous permettent d'en profiter, Berkeley indique d'emblée qu'il sera absurde de suspecter Philonous de scepticisme : rien n'est plus éloigné du scepticisme que cet enthousiasme pour les charmes sensibles de la nature. Le plaisir immédiat et sensible que décrit Philonous sert donc aussi stratégiquement de garde-fou contre l'accusation implicite que va bientôt formuler Hylas à son encontre. D'autre part, Philonous fait ainsi également l'éloge de la naturalité des conditions de la pensée et de ses objets immédiats (autrement dit, dire que l'on pense mieux en regardant la nature a un sens philosophique : il s'agit de souligner le caractère commun, immédiat et sensible des objets naturels de la pensée). Ainsi le Dialogue cherche à convaincre le lecteur qu'il ne portera pas sur des recherches élevées et littéralement métaphysiques, mais bien sur les plus simples et les plus faciles des notions.

2. Incipit : position du problème théorique.


L'incipit du premier dialogue permet de définir l'adversaire commun d'Hylas et de Philonous : le scepticisme. Qu'Hylas entende lutter contre cette doctrine indique assez qu'au sens strict Hylas et Philonous ne sont pas adversaires dans les Trois Dialogues : ils partagent, au minimum, ce rejet du scepticisme et des positions philosophiques extravagantes (parce que strictement coupées de la pratique). On s'assure ainsi de la bienveillance d'Hylas, qui médite sur les errements des sceptiques, et n'est donc pas lui-même un adversaire. Cela permet de préciser le sens de men of leisure and curiosity : il faut des hommes qui soient bien disposés, prêts à s'entendre sur les dangers de la spéculation. D'une part, cela permet de cerner la difficulté : il s'agira seulement de montrer à Hylas qu'il se trompe en assimilant Philonous à ses sceptiques, et qu'il faut mettre en cohérence les doctrines qu'il professe (celles de la philosophie moderne) et les objectifs qu'il se donne (éviter le scepticisme). D'autre part, cela permet d'amorcer la définition du scepticisme, en la contrastant chez les deux interlocuteurs puisqu'elle va faire l'object d'une dissociation théorique.

Cette dissociation passe par le retournement de l'accusation : Philonous, accusé de scepticisme par Hylas (you were represented (...) as one who maintained the most extravagant opinion (...) that there is no such thing as material substance in the world), va dissocier l'immatérialisme du scepticisme, ce qui est précisément la réponse à l'accusation faite aux Principes. On aborde ici ce que la préface a soigneusement omis de mentionner, c'est-à-dire le scandale philosophique de l'immatérialisme, en tant qu'il est la pierre de touche de la position philosophique berkeleyienne, et le lieu par lequel Berkeley se trouve le plus proche de son adversaire sceptique. L'amorce dramatique du dialogue se construit donc dans une polémique naissante, due aux rumeurs qu'Hylas a entendues sur Philonous (accounts I heard of you) : c'est bien la rumeur de la condamnation des Principes qui suit Philonous, identifié à Berkeley. On est avec cet incipit dans l'ordre de l'apologie. Il faut donc d'abord observer la façon dont Philonous répond à cette accusation qui vise de fait Berkeley lui-même.

Philonous commence par opposer douter et nier, pour montrer que l'immatérialisme ne peut pas être un scepticisme, puisque ce dernier aboutit à la suspension du jugement (doubting signifies a suspense) tandis que l'immatérialisme est une doctrine positive, c'est-à-dire un jugement (I am as peremptory in my denial, as you in your affirmation) : ainsi Hylas et Philonous s'élèvent comme deux positions philosophiques affrontées au-dessus du marais sceptique. Il faut observer de quelle façon Hylas est conduit à redéfinir ses termes : en effet, face à cette redéfinition que propose Philonous, Hylas bat en retraite et met cette redéfinition sur le compte d'un simple défaut d'expression de sa part (I have been a little out in my definition). Hylas reformule alors son attaque : ce qui le choque dans la position de Philonous n'est pas tant le doute lui-même que la négation de l'existence de la substance matérielle. Outre que cette distinction permet de rentrer dans le vif du sujet, elle témoigne d'une certaine faiblesse de la position d'Hylas. Cela se reproduira : c'est un exemple de méthode platonicienne, typique du Ménon, par exemple, que Berkeley va constamment utiliser pour montrer la sous-détermination philosophique et logique de la position d'Hylas par rapport à celle de Philonous.

Ceci étant posé, les interlocuteurs peuvent aborder la définition des choses niées, puisque c'est désormais cette négation qui fait problème : il va de soi que ce qui choque Hylas c'est la négation de l'existence des choses sensibles. La clef du problème est alors dans le caractère immédiat de l'appréhension de ces « choses sensibles » : Hylas, en l'accordant, accorde également qu'il ne pourra être reproché à Philonous de nier l'existence de choses qui ne sont pas immédiatement sensibles.

D'où l'importance de la thèse centrale : senses (...) do not make inferences. Cette thèse renvoie à la Théorie de la Vision (voir en particulier le paragraphe 19, qui refuse l'explication selon laquelle on perçoit la distance grâce à une triangulation entre nos deux yeux et l'objet regardé : pour Berkeley, cette explication n'a pas de sens, puisqu'elle suppose d'une part que l'on perçoit l'objet d'un calcul, alors que les sens ne calculent pas, et d'autre part que l'on effectue ce calcul sans en avoir conscience : or, selon Berkeley, on ne peut pas effectuer une opération de l'intellect sans que l'intellect ainsi mû ne soit averti de son propre mouvement). L'enjeu de cette thèse est important : si en effet les sens ne font pas d'inférences, alors rien de ce qui n'est pas immédiatement sensible n'appartient au domaine des choses perçues par les sens. Dès lors, nier l'existence de toute « chose » qui ne soit pas immédiatement sensible ne pourra suffire à faire de Philonous un sceptique. Tout ce qui suit cet incipit va donc consister en un affrontement pour la définition et la la délimitation précise de ce domaine de l'immédiatement sensible (et par conséquent « non niable »).

Cette définition des objets que l'on va chercher à connaître commence par leur dénombrement complet, en application de la méthode cartésienne (Berkeley s'efforce donc bien de suivre les lois rigides du raisonnement) : par la vue on perçoit des lumières, des couleurs et des figures, par l'ouïe des sons, par le goût des saveurs, par l'odorat des odeurs, par le toucher des qualités tangibles. Cette dernière formulation (tangible qualities) donne d'ailleurs la clef du problème : c'est précisément parce que les seuls objets immédiat des sens sont des qualités et non des substances qu'il n'y a rien de sceptique à nier l'existence des substances matérielles, puisqu'elles n'appartiennent pas elles-mêmes au domaine de l'immédiat sensible.

L'enjeu du premier dialogue réside donc dans la délimitation du champ de l'immédiat sensible : tout ce qui sera compris dans l'immédiateté sensible sera indéniable (sous peine de tomber sous le coup de l'accusation de scepticisme, le sceptique étant celui qui nie l'évidence même du témoignage des sens), tout ce qui sera hors de ce champ sera "niable". Les deux positions affrontées sont donc celle de Hylas, qui considère qu'en niant l'existence de la substance matérielle Philonous nie précisément la réalité d'une chose immédiatement sensible, et celle de Philonous qui va s'employer à montrer que la substance matérielle n'appartient pas aux choses immédiatement sensibles, donc aux évidences du sens commun, et peut donc être rejetée comme simple être de raison, dont l'existence n'est nécessaire qu'au regard de doctrines absconses dont le sens commun n'a pas à s'embarrasser.

Prendre au sérieux cette dernière thèse permet d'ailleurs de discerner sous l'opposition qui concerne le domaine sensible une autre opposition qui concerne le langage : tandis que sur le fond Hylas et Philonous vont s'opposer pour déterminer le domaine de l'immédiat sensible, ils vont également s'opposer sur la forme pour utiliser le langage le plus proche du sens commun (et c'est précisément la force de Berkeley que de montrer que la philosophie moderne ne parvient à expliciter ses positions - par la bouche d'Hylas - qu'en abandonnant le langage commun pour un langage philosophique abstrait et dépourvu de sens naturel). Cela signifie également que, bien sûr, ce dialogue philosophique n'est pas un débat à parts égales : il suppose bien un questionneur (Philonous), et un répondant (Hylas). Sur ce plan, le type de dialogisme qu'utilise Berkeley dans ce premier dialogue entre Hylas et Philonous est très proche du dialogisme platonicien, comme dialogisme « critique » : autrement dit, le dialogue ne sera pas le lieu où s'élabore une doctrine positive (à quelques tirades près), mais en revanche il sera fait d'un jeu de questionnements et de redéfinitions thétiques destiné à détruire progressivement la position initiale d'Hylas.

Afin d'atteindre son but, qui consiste à arracher la substance matérielle au domaine des choses immédiatement sensibles, Philonous va d'abord s'attaquer au plus simple : les qualités que la philosophie moderne nomme « secondes ». Enjeu : montrer que ces qualités ne résident que dans l'esprit qui les perçoit, ce dernier ne pouvant donc à aucun moment percevoir avec elles une quelconque substance matérielle réellement extérieure.


suite du premier dialogue

Préface / Premier dialogue

Second dialogue / Troisième dialogue