Agrégation : Cours et documents


Trois Dialogues entre Hylas et Philonous

Cours de Laurent Gerbier


Premier Dialogue
4. Qualités premières.


a) Sens et enjeux de la distinction.

Pour asseoir cette distinction, Hylas fait mine de découvrir la pertinence de la philosophie moderne : il avait entendu parler du concept, mais n'en avait pas compris la portée. L'argument doit être commenté dans son sens rhétorique et dans sa portée théorique.

  • Rhétoriquement, Hylas fait comme si toute la première partie du dialogue avait constitué une tentative (réussie) de Philonous pour convaincre son interlocuteur de la pertinence de la position philosophique moderne concernant les qualités des substances. Autrement dit, Berkeley met ainsi en évidence la source de l'erreur commise à propos de sa propre doctrine : montrant un Hylas qui fait mine de découvrir un aspect de la philosophie moderne que, selon lui, Philonous-Berkeley doit parfaitement connaître (« but all this, I doubt not, you are already apprised of » - noter que to be apprised of est un gallicisme d'origine, qui ne signifie plus avoir appris au sens doctrinaire, mais simplement être informé de, bien qu'ici sa valeur archaïque le rende certainement proche, dans l'intention, de l'idée d'un endoctrinement préalable de Philonous). Hylas, faussement ingénu, découvre donc la doctrine de la distinction des qualités premières et des qualités secondes (il est passé par un nombre impressionnant de positions différentes en très peu de temps...) comme si c'était le but qu'avait poursuivi Philonous, qui pourrait dès lors passer pour le héraut du cartésianisme. Car en effet ce caractère non-référentiel des qualités secondes qui a été démontré dans la première partie du dialogue n'est au fond pas très surprenant pour le lecteur des Méditations Métaphysiques : simplement, et c'est là la (fausse) erreur d'Hylas, les qualités en question ne sont critiquées dans les Méditations, grâce aux mêmes tropes sceptiques que l'on a vu ici Philonous employer, que pour être ensuite reconquises à la fin du parcours (ici, au contraire, la critique des qualités secondes n'est que le premier geste d'une critique générale de la référentialité des idées sensibles dont le but véritable n'est pas de soupçonner la validité du lien entre idée et chose mais bien de le détruire totalement). On note également que ce deuxième mouvement du premier dialogue marque un changement de ton d'Hylas (ce dernier va désormais se montrer plus fréquemment embarrassé, comme si d'un point de vue dramaturgique la quantité d'opinions que Berkeley lui a successivement fait défendre puis abandonner obligeait maintenant à le représenter moins sûr de lui).
  • Théoriquement, cette distinction va permettre à Hylas de réduire encore le territoire à partir duquel il entend « sauver » l'existence des substances matérielles. En admettant la distinction, il rend en effet raison de l'ensemble de ses erreurs passées tout en se laissant la possibilité de défendre avec une vigueur renouvelée la valeur référentielle de qualités premières qui, elles, demeurent inhérentes aux substances. Mais, là où les Méditations établissaient entre qualités secondes et qualités premières une distinction qui tenait au moyen de leur appréhension (l'entendement seul atteignant la notion de l'étendue), Hylas va fort opportunément négliger ce point pour défendre les qualités premières comme s'il s'agissait de qualités secondes - c'est-à-dire du seul point de vue de leur appréhension sensible, puisqu'il s'agit de rester dans les limites du programme fixé au début.

On va donc maintenant s'intéresser à la figure et à l'étendue en tant qu'elles seules permettraient désormais d'attester (immédiatement et sensiblement) de l'existence de corps matériels extérieurs.

b) L'étendue.

Berkeley-Philonous va commencer par détruire la cohésion de l'idée de dimension, en lui appliquant les mêmes procédés qu'aux qualités secondes : il faut remarquer qu'il n'attaque pas la notion d'étendue en général, mais bien la cohésion interne de telle ou telle dimension. Une étendue déterminée change de dimension suivant l'observateur (un homme ou une mite, ce qui revient à reproduire l'argument du microscope appliqué à la couleur plus haut) et sa position (plus ou moins proche, ce qui reprend là encore ce même argument contre la couleur). C'est même à nouveau le microscope qui permet à Berkeley de supposer qu'une même étendue corporelle présente deux aspects radicalement différents en même temps lorsqu'on l'observe d'un oeil collé contre le microscope et de l'autre libre.

On note dans ce cheminement le manque de pugnacité d'Hylas, qui n'invoque jamais la cohésion de la chose observée par-delà son apparence (il suffirait par exemple de noter que Philonous n'attaque que telle dimension, et pas la dimension en elle-même ; ou encore, à propos du mouvement et du temps, qu'il admet d'emblée l'essentiel, à savoir que le temps est mesuré par la succession des idées dans nos esprits). De là tout découle, et il est facile à Philonous de montrer que figure, étendue, dimension, temps, mouvements sont relatifs à un sujet particulier. A supposer que l'on s'enquière des causes de nos perceptions, ne serait-on pas obligé de critiquer la position de Philonous ? Même pas, puisque ce dernier dispose désormais d'une position solidement établie : les causes de nos perceptions ne sont pas des sensibles immédiats, et n'ont donc pas à intervenir dans le débat (on comprend l'immense importance de la première détermination du débat). La conclusion générale est donc rapidement atteinte :

(...) if extension be once acknowledge to have no existence without the mind, the same must necessarily be granted of motion, solidity, and gravity, since they all evidently suppose extension (...). In denying extension, you have denied them all to have any real existence (p. 191).


5. Les scrupules.

A partir de ce moment-là, la position d'Hylas n'a plus de cohésion théorique : battu en brèche sur l'ensemble du « territoire » philosophique qu'il défendait, il n'argumente plus que de façon faible, c'est-à-dire sans défendre la moindre doctrine articulée. Il va donc accumuler des objections qui marquent plutôt des réticences psychologiques (anticipant en cela sur la tonalité du second dialogue) que de véritables oppositions philosophiques motivées. Berkeley se sert de cet apparent désarroi d'Hylas pour donner à Philonous l'occasion de balayer certaines formulations et certains arguments qui, fréquemment redondants, ou contradictoires entre eux, n'auraient pas pu intervenir dans le dialogue si Hylas avait conservé sa « dignité » théorique. Ce ne sont donc plus à proprement parler des objections que l'on va examiner, mais plutôt des scrupules.

a) Etendue absolue et étendue relative.

Hylas commence par avancer une distinction qui n'apporte rien au débat (elle n'est que la nouvelle mise en forme de l'argument déjà réfuté de la distinction entre la chose prise absolument et la chose prise sensiblement), et qui est de plus amenée par une formulation qui trahit l'embarras d'Hylas, lequel cherche de nouvelles défenses au fur et à mesure que sa position devient intenable :

It is just come to my head, Philonous, that I have somewhere heard of a distinction between absolute and sensible extension (p. 192).

La réfutatuon que lui oppose Philonous est évidente, puisqu'elle pourrait ne consister qu'à renvoyer Hylas au pacte de départ : l'étendue absolue n'est pas une chose mais un concept (non-immédiat, non-sensible, donc niable selon les termes initiaux de l'enquête). Philonous varie l'argument : l'étendue absolue est prise en général, or tout ce qui existe est particulier, l'étendue absolue n'existe donc pas (l'argument semble sous-entendre qu'elle ne peut exister que comme concept, c'est-à-dire dans l'esprit). Mais, devant les réticences de son adversaire, il a recours à une preuve encore plus décisive : l'idée d'étendue absolue est proprement irréalisable comme idée. Autrement dit, Berkeley réintroduit ici sa critique des idées générales abstraites en sautant directement à son argument le plus simple et le plus puissant (puisqu'il fait de l'adversaire l'auteur même de la preuve décisive contre lui) : si Hylas peut « former en pensée » (frame in [his] thoughts, qui comporte l'idée de contours ou de silhouette de l'objet mental en question) une telle idée abstraite de toute qualité sensible dont on a précédemment reconnue qu'elle n'existait que dans l'esprit, Philonous abandonne la partie. Bien évidemment, Hylas ne le peut pas et l'avoue : rien de plus simple alors que de pousser l'avantage et, surmontée l'autorité mathématique (les mathématiciens ne pensent pas l'idée abstraite de mouvement pur, ils se contentent de construire de raisonnements sur le mot même de mouvement), Hylas devra reconnaître que tout corps extérieur, matériel, étendu, hors d'un esprit, ne peut être représenté que pourvu de certaines qualités sensibles dont on a reconnu l'existence toute mentale. La conclusion s'impose d'elle-même : rien de ces qualités ni secondes ni premières n'existe hors d'un espri puisque les premières y résident, comme on l'a reconnu, et que les secondes sont irreprésentables sans les premières. Hylas peut toujours évoquer l'intellect pur qui forgerait ces idées abstraites, un tel intellect n'est q'un mot, et un mot ne suffit pas à engendrer la faculté qui lui manquait trois répliques plus tôt.

Moyennant l'échec de cet argument (la distinction entre étendue absolue et étendue sensible, relayée par l'introduction hasardeuse d'une « faculté d'intelliger l'abstrait »), Hylas doit reconnaître que les qualités premières ne sont pas séparables des qualités secondes, toutes deux se trouvant dès lors frappées des conclusions appliquées aux seules qualités secondes dans la première moitié du dialogue : elles n'existent que dans l'esprit. Hylas le reconnaît, mais à contrecoeur, et en se réservant la possibilité de revenir sur ces conclusions s'il décèle une faute logique.

b) Objet et sensation.

Il y a une ellipse dramatique après la dernière réplique de Philonous [p. 194] : lorsqu'Hylas reprend la parole (« One great oversight I take to be this... »), il a pris le temps de rechercher les lacunes du raisonnement, et croit avoir identifié une faute. En réalité, il ne fait que donner une nouvelle formulation à la même éternelle réticence :

(...) I did not sufficiently distinguish the object from the sensation. Now though this latter may not exist without the mind, yet it will not thence follow that the former cannot (p. 194).

Cette distinction est le départ d'une nouvelle série de réfutations. Sur le principe, rien de véritablement nouveau : la distinction entre objet et sensation n'est que la nouvelle reformulation d'une distinction entre le sensible et le réel qui va être facilement balayée par Philonous. Pour que l'objet entre dans le champ du débat, il doit être sensible : en quoi se distingue-t-il de la sensation ? Hylas ne peut pas expliquer cette distinction, qui le conduit à assimilier l'objet à une substance conçue comme collection d'idées (or il est manifeste qu'une idée ou une collection d'idées ne peuvent exister dans une substance non spirituelle : contradiction dans les termes).

c) Action et passion.

C'est sur ce dernier point que va revenir Philonous, pour le réfuter plus complètement : des idées ne peuvent exister dans la substance comme réalité extérieure non pensante qu'à condition que ces idées soient passives (autrement dit, à condition qu'existe « a perception without any act of the mind », p. 196). Cette distinction, qui va revenir au début du troisième dialogue pour achever l'exposition de la nature de la substance spirituelle, est essentielle à l'immatérialisme. Il s'agit pour Philonous d'affirmer que l'esprit seul est actif (donc que la sensation en elle-même n'est pas active : action, ouvrir les yeux, action, saisir la rose, mais percevoir l'arbre ou le parfum ne sont pas des actions). Pour que cela soit parfaitement clair, il y faut un corollaire : il n'est d'action qu'accompagnée de volition. Cette thèse corollaire est doublement importante : dans l'immédiat, elle explique que l'esprit soit tout actif et distingué en cela de ses sensations toutes passives (je ne « veux » pas voir l'arbre ni sentir la fleur), ce qui indique assez que ces sensations subjectives sont passives et que le critère de la passivité ne suffi pas à définir l'objectivité (c'est donc là un nouvel argument contre la distinction entre idées objectives et idées subjectives qu'Hylas ne cesse de vouloir mettre en place). Mais d'autre part cette thèse permet de lier action et volition de sorte que l'on ne peut se représenter de substance active qu'accompagnée de volition, c'est-à-dire comme substance spirituelle.

Hylas reconnaît alors qu'il s'est fourvoyé et qu'il ne peut concevoir comment une sensation existerait dans une substance qui ne perçoit pas (an unperceiving substance, p. 197). Mais cela ne lève pas toutes ses réticences, et il persiste à supposer l'existence d'un substrat matériel. Le débat va donc rebondir (mais toujours dans la même direction).

d) L'illusion du substratum.

La formulation même de cette nouvelle réticence d'Hylas indique son statut exact : il s'agit de montrer la nécessité interne de la supposition du substrat, non pas d'un point de vue doctrinal, mais d'un point de vue grammatical. Autrement dit, Hylas se représente la réalité d'une façon telle qu'il lui est impossible de faire l'économie de la substance matérielle :

(...) when I look on sensible things (...) considering them as so many modes and qualities, I find it necessary to suppose a material substratum, without which they cannot be conceived to exist (p. 197).

En effet, si l'on prend les choses sensibles comme des qualités, on ne peut les concevoir qu'en supposant un substrat qui les soutienne (au sens strict, cette inférence est vraie si l'on précise que l'esprit est ce substrat, ce que ne fait pas Hylas qui prend les choses sensibles comme modes exigeant une réalité substantielle autonome -- autrement dit, Hylas est persuadé que les choses doivent exister avant d'être perçues, et on retombe donc toujours sur son préjugé dualiste profondément enraciné).

Philonous argumente toujours de la même façon : si l'on distingue sensation perçue (effet) et objet non perçu (cause), on doit reconnaître que l'on n'a pas d'appréhension immédiate de l'objet. Mais la démonstration va plus loin que ce simple rappel de la définition initiale du problème : Philonous oblige Hylas à reconnaître qu'il n'atteint le concept d'objet non-perçu que par inférence depuis la sensation immédiate, et lui demande alors de définir la relation (réelle) entre objet et sensation qui lui permet d'inférer le lien (logique). Or, évidemment, Hylas est incapable de définir une telle relation : soutenir, supporter, fonder sont des métaphores qui ne peuvent s'appliquer à la perception. Hylas a beau reprocher à Philonous de prendre tous ses mots au sens le plus « grossièrement littéral » (a gross literal sense, p. 198), mais il finit par reconnaître que l'idée de « support des accidents » est une idée générale abstraite à laquelle il ne peut pas donner de sens.

Philonous a ainsi montré qu'Hylas employait des termes qu'il ne comprenait pas lui-même, et que son raisonnement n'était donc pas tant faux que dépourvu de sens. Mais Hylas va une nouvelle fois revenir à la charge, en s'exprimant là encore compte non tenu de toutes les conclusions précédentes, et Philonous va alors devoir le réfuter définitivement au moyen d'un « test » décisif directement repris des paragraphes 22-23 du Traité des Principes.

e) Le test de concevabilité de la substance passive.

Hylas invoque un argument de mauvaise foi, qui ne traduit que la persistance de son préjugé dualiste : l'erreur de raisonnement viendrait de ce que les qualités (auxquelles il réduit les sensations, ce qui en fait des modes de l'objet au lieu de les appréhender comme des affections de l'esprit) ont été étudiées séparément, ce qui d'après lui les « subjectivise » puisqu'elles n'existent séparément que dans l'esprit alors que dans l'objet elles sont liées. Outre que, comme Philonous le lui fait aussitôt remarquer avec un peu d'humeur, cet argument oublie que les qualités secondes ont été d'un commun accord « localisées » dans l'esprit qui les perçoit, cet argument pointe une thèse centrale de la Nouvelle Théorie de la Vision : les données sensibles ne sont pas coordonnables selon l'objet (autrement dit, l'arbre tangible et l'arbre visible sont radicalement hétérogènes comme idées -- et ils ne sont rien d'autre que des idées).

Mais, plutôt que de reprendre les arguments de la Nouvelle Théorie de la Vision, Philonous oppose à Hylas un argument de portée bien plus générale, que l'on trouvait déjà dans les Principes, et qui joue ici aussi un rôle décisif :

But (to pass by all that hath been hitherto said, and reckon it for nothing, if you will have it so) I am content to put the whole upon this issue. If you can conceive it possible for any mixture or combination of qualities, or any sensible object whatever, to exist without the mind, then I will grant it actually to be so (p. 200).

On peut comparer avec la formulation du même défi dans les Principes :

(...) I am content to put the whole upon this issue; if you can but conceive it possible for one extended moveable substance, or in general, for any one idea or anything like an idea, to exist otherwise than in a mind perceiving it, I shall readily give up the cause (...) (Principes, paragraphe 22).

Les deux formulations sont très proches : strictement identiques pour la formulation du défi, et analogue pour la nature de ce qu'il s'agit de concevoir (« substance, ou idée, ou quoi que ce soit de semblable à une idée » est remplacé dans les Dialogues par « n'importe quel mélange ou combinaison de qualités, ou n'importe quel objet sensible » : substance ou idée d'un côté, mélange de qualités ou objet de l'autre). L'enjeu est le même : il s'agit de proposer à l'interlocuteur un exercice de conception, un test pratique duquel va dépendre toute la discussion. On ne recourt donc pas à une preuve logique, à une démonstration, à un enchaînement de raisons, mais bien à la possibilité concrète de se représenter l'objet dont l'existence est en question. Ce qui signifie que Philonous appuie sa doctrine sur les possibilités concrètes de l'esprit humain, au point de considérer que l'esprit même de son interlocuteur, assujetti à la même limite que le sien, ne pourra se représenter un tel objet (ce qui suppose l'honnêteté parfaite de l'adversaire, seul témoin de ce qu'il peut ou pas concevoir). Bien sûr, Hylas commence par croire qu'il est facile de relever le défi :

What more easy than to conceive a tree or house existing by itself, independent of, and unperceived by any mind whatsoever ? (p. 200).

Mais Philonous le détrompe rapidement : ainsi conçu, précisément, cet arbre est dans l'esprit de celui qui le conçoit. En d'autres termes, il n'est pas plus possible de concevoir une chose en tant que non-conçue qu'il n'est possible de voir une chose comme non-vue. A bien y regarder, l'énoncé même du problème contenait déjà ce paradoxe qui signe la défaite d'Hylas.

Cependant, pas plus que dans les Principes, ce défi ne met un terme au débat. Alors même qu'il reconnaît, en une réplique qui constitue un plaidoyer pour l'immatrialisme, qu'il a échoué, Hylas ne peut s'empêcher de continuer de défendre l'existence de la matière : comme dans les Principes, le rôle de ce défi est donc de mettre en évidence le triomphe de l'immatérialisme tout en dénonçant le fait que tout argument ultérieur trahira un attachement affectif et irrationnel à la matière prise comme mot vide auquel ne peut décidément correspondre aucune idée. Les ultimes arguments d'Hylas sont donc, de son propre aveu, « some scruples » et rien de plus.

f) Scrupules de l'expérience.

Les scrupules d'Hylas permettent à Berkeley de revenir sur la coordination des données sensibles qui a été contournée par la défi : lorsqu'il demande si les objets vus ne sont pas à distance, et lorsqu'il table sur l'expérience qui nous apprend à lier les informations visibles aux informations tactiles, Hylas revient sur l'argument attaqué dans la Nouvelle Théorie de la Vision, argument qui est en jeu dans le célèbre problème de Molyneux auquel Berkeley fait une réponse négative. Philonous montre en effet qu'aucun lien nécessaire n'existe entre l'objet vu et l'objet touché, et que seule l'expérience (c'est-à-dire l'habitude née de la répétition) nous append à coordonner les deux séries sensibles hétérogènes. Ainsi l'aveugle de Molyneux auquel on rend la vue n'aura d'abord accès qu'à un « new set of sensations existing only in his mind » (p. 202), jeu de sensations qu'il devra progressivement apprendre à coordonner avec les autres avant de pouvoir les exploiter dans son existence pratique (sur ce problème, voir F. Markovits, « Mérian, Diderot et l'Aveugle », in J.-B. Mérian, Sur le problème de Molyneux, ed. et présentation F. Markovits, Paris, Flammarion, 1984).

L'argumentaire de Philonous bat donc méthodiquement en brèche le représentativisme d'Hylas qui recule pas à pas : après l'argument de la coordination des qualités sensibles (avec le défi berkeleyien enchâssé en son milieu), Hylas propose un autre angle d'attaque, avec la même confiance étonnante (il est persuadé que chacun de ses argument va régler la question, alors qu'il ne fait que reformuler maladroitement le même préjugé auquel on a depuis longtemps cessé d'adhérer) :

To speak the truth, Philonous, I think there are two kinds of objects, the one perceived immediately, which are likewise called ideas; the other are real external things or external objects perceived by the mediation of ideas, which are their images and representations (p. 203).

Le représentativisme d'Hylas apparaît ainsi en pleine lumière, et bien que Philonous y ait de fait déjà répondu plusieurs fois, il va traiter cet argument comme s'il avait un poids réel : considérer les idées comme des tableaux des objets (the pictures of external things), c'est admettre qu'il existe quelque chose que le sens perçoit mais qui n'est pas immédiatement perçu (autrement dit, c'est admettre que le sens livre plus que la seule donnée sensible). Hylas défend cette position en prenant l'exemple de César, et Philonous va alors lui montrer que reconnaître César dans un tableau de César ne prouve rien quant à ce qui se révèle « dans » le tableau perçu puisque le fait que les données sensibles « représentent » César (et précisément lui) relève de la mémoire ou de la raison. Autrement dit, le représentativisme croit que l'esprit « traverse » le sensible comme médiation entre lui et l'objet, alors qu'il ne fait que constituer de lui-même un objet qu'il place au principe de l'apparaître sensible. Là encore, c'est l'habitude qui nous fait coordonner le sensible immédiat et sa signification non-immédiate (par exemple, je ne perçois qu'un son mais j'en infère son origine, la voiture qui passe dans la rue, et l'habitude me pousse à dire que j'entends une voiture là où de fait je n'entends qu'un ensemble de son qe je réfère moi-même à un objet qui ne m'est pas livré par le sens).

Hylas se réfugie alors dans une formulation encore plus faible :

(...) it is at least possible that such things [sc. material beings] may really exist. And as long as there is no absurdity in supposing them, I am resolved to believe as I did, till you bring good reasons to the contrary (p. 205).

Philonous pousse alors son avantage en détruisant les fondements du représentativisme d'Hylas : d'abord, on ne comprend pas comment les idées muables et fluctuantes pourraient représenter des choses stables et permanentes (substances), ensuite on ne comprend même pas comment des choses non-visibles (corps) pourraient entretenir le moindre rapport de ressemblance avec des choses visibles (idées). Hylas s'avoue donc « réduit au silence ».


6. Conclusion


La conclusion du dialogue est socratique : à partir du « défi » de la concevabilité des substances matérielles, Hylas n'a cessé de réduire ses exigences, et d'adopter des formulations à la fois embarrassées et modestes. En réalité, ce mouvement est celui de l'intégralité du premier dialogue : Philonous s'est en effet employé depuis le début à réduire le « territoire » philosophique occupé par Hylas, en détruisant méthodiquement toutes les entités auxquelles ce dernier attribuait une existence séparée, puis en combattant pied à pied chacun de ses arguments (et chacune des reformulations de ces arguments).

Au final, Hylas est donc « réduit au silence », et doit avouer que, s'il conserve un attachement affectif à l'idée de matière extérieure, il est incapable de trouver la moindre voie pour la défendre, la moindre notion pour la penser, le moindre mot pour la décrire. S'il fait une dernière tentative (sa dernière réplique impliquant qu'il a été manipulé et fasciné par les arguments de Philonous, lequel se trouve ainsi traité comme un sophiste), c'est en révélant au passage qu'il se trouve dans le même état que l'interlocuteur de Socrate dans les dialogues socratiques de Platon : « électrisé » par les questions et les épreuves que lui a opposé son interlocuteur, il est obligé de reconnaître qu'il ne sait plus lui-même ce qu'il dit. C'est là le premier degré de la sagesse socratique (et Philonous a donc joué le même rôle de poisson-torpille que Socrate dans le Ménon), mais c'est aussi une façon de montrer qu'Hylas est obligé de suspendre son jugement et d'adopter ainsi une attitude fondamentalement sceptique -- alors même que le dialogue s'ouvrait sur l'accusation de scepticisme jetée à Philonous.


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Second dialogue / Troisième dialogue