Agrégation : Cours et documents
Trois Dialogues entre Hylas et Philonous
Cours de Laurent Gerbier
Cette ultime difficulté étant levée,
et l'appréhension de la substance spirituelle radicalement
distinguée de celle de la substance matérielle,
on devrait pouvoir clore le débat. Ce n'est pas
le cas, mais les discussions qui suivent ce point adoptent
une autre logique (même si elles sont narrativement
dans la stricte continuité de ce qui précède)
: l'exposé de l'immatérialisme étant
désormais achevé dans ses moindres détails,
les questions d'Hylas (qui a abandonné toute prétention
sceptique) n'ont plus désormais pour objet que
de multiplier les arguments afin de permettre à
Philonous de répondre à tous, en reprenant
dans le désordre une bonne partie des objections
de la deuxième sections des Principes (paragraphes
34-84).
a) Immatérialisme et sens commun (p. 234-235).
La première objection revient sur la formulation canonique (existere est percipi) déjà contredite dans le premier dialogue : Hylas fait appel au jugement du plus grand nombre, qui distingue spontanément entre existence et être-perçu. L'argument du grand nombre reprend la huitième objection des Principes (paragraphes 54-55). Philonous le réfute en montrant que l'arbre existe bien hors de l'esprit pour lui comme pour n'importe quel quidam, pourvu que l'on accorde que cet extériorité renvoie à l'esprit divin, ce qu'un bon chrétien ne saurait raisonnablement refuser.
b) Différence des chimères et des idées « réelles » (p. 235).
L'argument de
l'indistinction des chimères forgées par
l'esprit et des idées « réelles »
(c'est-à-dire indépendantes dans leur engendrement)
est lui aussi un des plus évidents. Il est traité
dans les paragraphes 29-30 des Principes, mais
fait particulièrement l'objet de la première
objection (paragraphes 33-34) ainsi que, plus indirectement,
de la seconde (paragraphe 41).
On note qu'après la réfutation de cette
objection Hylas reprend l'argument du sens commun, s'exposant
ainsi à une réfutation de Philonous qui
n'innove en rien mais reformule inlassablement les mêmes
arguments et les mêmes démonstrations.
c) Inutilité des causes physiques (p. 236).
Argument suivant : si la matière n'existe pas les causes physiques sont inutiles. L'argument est repris de la onzième objection des Principes (paragraphes 60-66). A noter : le débat est très vite refermé ici, et ne déborde pas comme dans les Principes sur une discussion générale sur le mécanisme.
d) 1er argument de la théodicée : Dieu auteur du mal (p. 236-237).
Hylas note que
si Dieu est l'auteur immédiat de toute la réalité
il l'est aussi « du meurtre, du sacrilège,
de l'adultère et autres péchés abominables
». Cet argument ne fait pas partie des objections
des Principes, et se trouve facilement réfuté
(Dieu serait aussi coupable s'il agissait ainsi par l'intermédiaire
de la matière). De fait la réfutation prolonge
en réalité la réfutation précédente.
A nouveau, dans sa question suivante, Hylas revient au
jugement du sens commun. A nouveau Philonous le réfute
en montrant que le sens commun s'oppose spontanément
à l'irréalisme, danger dans lequel précisément
l'immatérialisme ne tombe jamais.
e) La possibilité de l'erreur (p. 238).
Puisque le vrai
et le faux ne sont que dans l'adéquation ou l'inadéquation
de nos représentations aux réalités
extérieures, réduire le monde à nos
idées, c'est supprimer la possibilité de
l'erreur. Cette objection ne figure pas dans les Principes,
et semble directement tirée de la lecture des Méditations
(dont ce troisième dialogue porte décidément
la marque) : l'erreur naît du jugement qui rapporte
l'idée à la chose qu'elle représente.
Philonous répond en redéfinissant l'erreur
: l'erreur n'est pas cognitiviste (elle ne tient pas au
rapport de connaissance qui lie l'idée à
la chose) mais structurelle (elle tient au rapport qui
lie l'idée aux autres idées : ainsi la tour
carrée paraissant ronde est une erreur, non pas
parce qu'elle ne correspond pas à la réalité
extérieure de la tour, mais parce qu'elle engendre
une inférence erronée concernant l'idée
qui m'affecterait si j'approchais de la tour en question).
f) La querelle des mots (p. 238-240).
Cette objection témoigne du premier fléchissement d'Hylas : elle reprend en partie la douzième objections des Principes (paragraphes 67-81), qui demande s'il n'est pas possible de conserver le nom de matière. Hylas ici commence par supposer que la puissance active qui cause les idées est dénommée Esprit par Philonous mais pourrait aussi bien s'appeler Matière pour peu que l'on en redéfinisse le sens (Philonous lui montre l'absurdité de sa démarche, reprenant sans le citer un impératif évoqué dans les principes et appliqué au début du premier dialogue :
Il faut penser avec les savants tout en parlant comme le vulgaire (we ought to think with the learned, speak with the vulgar).
Philonous s'accroche et demande alors si l'on ne peut pas envisager une « troisième nature ». Philonous réplique qu'il ne veut pas fabriquer des notions alors que celles dont il dispose et qu'il comprend lui suffisent (une troisième nature « active et inétendue », ce ne peut être qu'un esprit puisque toute action implique volition et toute volition est dans un esprit).
g) 2è argument de la théodicée : Dieu est imparfait (p. 240-241).
Reprise de l'argument de la théodicée sous un autre angle, cette objection table sur le fait que Dieu a la qualité des idées qui reposent en lui (ainsi s'il est l'origie de l'idée de douleur il souffre et se trouve donc être imparfait). La réfutation évidente joue sur les deux sens du géntifi (la souffrance provient de Dieu mais n'est pas pour lui).
h) Les causes physiques et les acquis des sciences (p. 241-243).
Cet argument,
déjà effleuré dans l'objection (c),
reprend la dixième objection des Principes
(paragraphes 58-59), selon laquelle l'économie
de la matière ruinerait les sciences modernes.
Philonous a beau jeu de répliquer que la science
se construit dans la mise en ordre des phénomènes
et pas dans l'assomption de la matérialité
du réel, laquelle n'explique rien puisque la substance
passive étendue ne peut causer aucune idée
inétendue dans l'esprit actif.
Cette réfutation est analogue à celles de
(c) et de (e) : sur l'« idéologie
» berkeleyienne, on peut reconstruire une science
et une doctrine de l'erreur, pourvu que l'on comprenne
que le vrai et le faux ne se mesurent pas par l'ordre
d'un rapport de ressemblance entre idée et chose,
mais par l'ordre d'une cohérence globale du monde
d'idées qui est le nôtre.
i) 3è argument de la théodicée : le Dieu trompeur (p. 243).
Cet argument n'est en fait qu'une transposition à l'intention divine de l'argument du plus grand nombre : pour que l'immatérialisme rende le Dieu trompeur il faudrait commencer par reconnaître l'universalité de l'adhésion à l'existence d'une matière étendue et inerte, alors qu'en fait le grand nombre n'adhère qu'à l'existence d'une réalité que l'immatérialisme, justement, ne rejette absolument pas. On peut donc s'appuyer sur les réfutations de (a), (b) et (d).
j) Le danger de la nouveauté (p. 243-245).
Cette objection, qui clame le danger des nouvelles théories, reproduit probablement fidèlement certaines critiques faites aux Principes. Elle n'est évoquée ici par Philonous que dans le but d'en faire justice en s'offrant le luxe d'être plus cartésien que Descartes (la réponse de Philonous consiste à dire que la nouveauté est dangereuse en politique et en religion, comme le dit également Descartes dans le Discours de la Méthode II, et comme l'affirment tous les articles politiques du conservateur Berkeley dans le Guardian, mais qu'en revanche une telle avance ne peut être nuisible dans le domaine de la connaissance).
En appendice à ce point, Philonous semble douer de la nouveauté de sa thèse, et Hylas lui jette au visage une attaque qui le montre inchangé :
Can anything be plainer, than that you are for changing all things into ideas ? (p. 244).
A cet endroit du dialogue, une telle attaque, qui permet à Hylas de conclure que Philonous est le seul véritable sceptique du dialogue, montre qu'Hylas n'a rien compris (ou, moins naïvement, que Berkeley a définitivement renoncé à en faire un personnage philosophique cohérent). Mais son attaque permet au moins une réponse décisive :
You mistake me. I am not for changing things into ideas, but rather ideas into things; since those immediate objects of percpetion, which according to you, are only appearances of things, I take to be the real things themselves (id.)
Là encore, c'est bien la distinction entre immatérialisme et irréalisme qui est centrale, et qui motive aussi bien l'attaque d'Hylas que la réponse de Philonous. Le premier persiste à penser que l'immatérialisme ne laisse que les « formes vides » du réel, ce qui montre assez qu'il n'est pas sorti du dualisme, à l'aune duquel il juge la position de son interlocuteur.
k) Argument de la convention perceptive (p. 245-249).
Cet argument,
bien plus subtil et plus intelligent que le précédent,
mérite une étude particulière : il
est l'occasion d'une longue réponse de Philonous
qui permet à Berkeley de préciser sa théorie
des noms, laquelle explique aussi au passage la source
des erreurs de l'abstraction. Bien qu'elle ne reprenne
pas une objection particulière des Principes, cette
objection et sa réfutation synthétisent
une partie importante de la première doctrine de
Berkeley : la critique de l'abstraction.
Le propos d'Hylas est simple : si la perception atteste
les choses sans extérieur ni reste, comment peut-il
y avoir entre deux hommes le moindre désaccord
(comme, par exemple, entre Philonous et lui) ? Philonous
répond en deux temps : d'abord nous ne voyons pas
les mêmes objets que nous touchons (argument de
la non-focalisation des données sensibles, qui
est une pierre angulaire de la Nouvelle Théorie
de la Vision). Ensuite nous ne faisons que réunir
conventionnellement des séries d'idées en
objets, que nous rassemblons ainsi grâce à
un nom (rouge + sucré + rond + mol = cerise). Mais
ce nom ne fait pas être la chose (comme le croient
les philosophes spéculatifs) : il n'a qu'une vertu
pratique, il simplifie la désignation. Tout le
problème vient encore une fois de l'ordre interne
des séries d'idées (qui peut varier d'un
individu à l'autre) et non pas de leur ressemblance
avec un objet extérieur réel ; mais supprimer
cet objet n'est pas supprimer toute dispute, pas plus
que toute erreur en (e).
Hylas reprend aussitôt le même argument sous
un autre angle : deux personnes perçoivent le même
objet au même endroit sans être affecté
des mêmes idées. La réponse de Philonous
tire précisément parti de sa réfutation
précédente (en même temps qu'elle
fait implicitement appel au précepte du paragraphe
51 des Principes cité ci-dessus) : ces idées
sont les mêmes (semblables) mais pas les mêmes
(numériquement identiques). La querelle terminologique
ou conceptuelle (sur l'identité) est secondaire,
puisque chacun s'accorde pratiquement sur l'identité
des choses perçues de bonne foi. Pour que l'argument
ait un sens, il faut sacrifier à la doctrine des
idées abstraites (comme celle d'identité),
or on vient précisément de montrer qu'il
s'agissait d'un mauvais usage du langage.
l) L'esprit est étendu (p. 249-250).
C'est la simple reprise de la cinquième objection des Principes (paragraphe 49) : si l'étendue n'est que dans l'esprit alors l'esprit est étendu, ce qui est contradictoire. C'est une simple maladresse de termes : l'étendue n'est pas dans l'esprit, l'esprit perçoit l'étendue (est affecté de l'idé d'étendue, connaît l'étendue). Cette objection était réfutée dès la formulation du principe canonique du Commonplace Book : à l'énoncé de l'existere est percipi, Berkeley faisait suivre cette remarque :
Le cheval est dans l'écurie, les livres sont dans le cabinet de travail comme auparavant. (A 429, Oeuvres vol. I, PUF p. 78).
m) L'immatérialisme contredit la religion (p. 250-257).
Cette objection, qu'Hylas présente comme décisive, s'appuie sur les Écritures pour défendre la matière : le discours même de la révélation supposerait l'existence d'une substance matérielle séparée que nie l'immatérialisme, lequel se rend ainsi impie. Cette objection est réfutée comme dans les Principes (treizième objection, paragraphes 82-84) : d'une part les « choses » qu'évoque le texte de la révélation sont réelles avant d'être matérielles, or l'immatérialisme ne rejette pas la réalité ; d'autre part le dualisme suppose justement que ces choses sensibles sont gnoséologiquement inauthentiques, et qu'ainsi Dieu aurait d'abord créé des illusions inutiles à la connaissance : c'est donc le dualisme métaphysique lui-même qui est impie.
III. Conclusion
A cette série d'objections, Berkeley donne la même
conclusion que dans les Principes, sur lesquels
ce troisième dialogue est décidément
calqué : il va en effet passer en revue les avantages
pratiques et théoriques de l'immatérialisme,
fournissant ainsi un ultime résumé de la
doctrine dont il met en évidence les avantages
pour la science et pour la religion (au-delà de
la réfutation des objections, il s'agit donc ici
de retourner la critique en montrant les dangers du dualisme
métaphysique et en confirmant la visée apologétique
de la doctrine).
On note que Philonous cède à une ultime réticence lexicale d'Hylas (par ailleurs convaincu) en lui permettant d'utiliser le mot de matière pourvu qu'il sache ce qu'il pense par là. On retrouve la précaution du paragraphe 52 des Principes :
(...) il est impossible, même dans les raisonnements philosophiques les plus rigoureux, de modifier la tendance et le génie de la langue que nous parlons (...).
Les derniers mots du dialogue soulignent le parcours effectué : on est parti de la certitude métaphysique faussée pour la détruire progressivement et de là remonter à une certitude neuve. Mais, là où la philosophie accomplit généralement ce parcours en s'élevant de la doxa à la connaissance par le doute, ici au contraire le mouvement apologétique a dû critiquer la philosophie elle-même pour restaurer l'immédiateté de la certitude sensible par le refus des concepts abstraits (refus auquel Hylas s'est laissé prendre en croyant qu'on cherchait à le convaincre de scepticisme, alors qu'il ne s'agissait que de ramener la réalité à la perception sensible immédiate et à la claire évidence naturelle du sens commun).
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