Philosophie espagnole à l'âge classique


Trois pédagogies humanistes : Sebastian Brant, Rabelais et Lazarillo de Tormes




III. Lazarillo de Tormes : pédagogie de l'expérience et pédagogie du récit.

De Rabelais au Lazarillo de Tormes, il semble que la pédagogie de l'humanisme connaisse une mutation importante : le Lazarillo en effet ne semble plus articuler son enseignement à l'étude. A la première lecture, il semble que l'on retombe dans une distinction de l'éducation et des études plus proche de celle de Brant que de celle de Rabelais. Peut-être faut-il voir dans ce phénomène, qui conduit le roman picaresque à s'intéresser à l'exemple d'une éducation vivante et concrète plutôt qu'à un travail effectué sur les lettres et leur interprétation, un écho de l'aristocratisme des studia humanitatis. Les constructions humanistes s'adressent en effet fréquemment à un public choisi. Bien que nos trois auteurs aient sur ce point l'avantage commun de se tenir à l'usage du vernaculaire, il est indéniable que l'enseignement rabelaisien comme celui de Brant s'adressent à des publics pré-sélectionnés par leur maîtrise de l'écrit et des références qu'il véhicule (qu'elles soient sacrées ou profanes). Avec le Lazarillo, la pédagogie humaniste semble délaisser le monde des livres pour se construire dans la réalité la plus triviale et la plus concrète. Le témoignage de Montaigne n'est pas si éloigné de ce sentiment de vanité des lettres :

"Regardons à terre les pauvres gens que nous y voyons espandus, la teste penchante apres leur besongne, qui ne sçavent ny Aristote ny Caton, ny exemple, ny precepte : de ceux là tire nature tous les jours des effects de constance et de patience, plus purs et plus roides que ne sont ceux que nous estudions si curieusement en l'escole" (Essais, III, 12).

Montaigne fait ici écho à Érasme :

"Comment se pourrait-il qu'une telle masse de volumes nous forme à bien vivre, quand il ne suffirait pas assurément de toute la vie pour seulement les feuilleter ? (...) Quand la vie passe si vite, il est besoin d'un remède tout prêt, à notre disposition. (...) Qui pourrait emporter partout avec soi la secunda secundæ de l'Aquinate ? Et pourtant il n'est personne à qui il n'importe de bien vivre, et à cela le Christ a voulu que l'accès soit pour tous facile, non au moyen des labyrinthes inextricables des disputations, mais par une foi sincère, "une charité non feinte", accompagnée d'une "espérance qu'aucun échec ne rend honteuse". Enfin, que se plongent en ces grands livres les grands rabbins, dont il convient qu'ils restent un petit nombre. Mais il n'en faut pas moins, cependant, veiller au salut de la foule ignorante, pour laquelle le Christ est mort (1 Co 8, 11)" (Lettre à Paul Volz, in OEuvres, éd. Bouquins, p. 622-623).

Le projet du Lazarillo serait-il, en racontant une vie plutôt qu'en abreuvant le lecteur de conseils, de "regarder à terre" ? Doit-on considérer qu'il retrouve ainsi quelque chose du souci évangélique que, manifestement, Rabelais avait radicalement transformé ? Ce n'est pas aussi simple : le prologue du Lazarillo nuance cet abandon des lettres. Le prologue s'ouvre en effet sur une justification du projet même du Lazarillo qui prend la forme d'une captatio benevolentiae classique :

"Je trouve bon, pour ma part, que des choses si remarquables, et peut-être même jamais vues ni entendues, soient connues de beaucoup de gens et ne demeurent pas ensevelies dans le tombeau de l'oubli, car il se pourrait bien que quelque lecteur y trouve quelque chose à son goût" (GF p. 85).

Ainsi, si le récit a un but édifiant, c'est par l'entremise de l'écrit que cette édification peut s'opérer. Il y a là un usage humaniste de la mémoire : il faut sauver les exemples, parce que ces exemples peuvent apporter de la sagesse au lecteur. Mais il ne s'agit pas simplement d'un exemple qui, comme chez Brant, fonctionne comme le miroir d'une sagesse divine à laquelle l'auteur demande au lecteur de se soumettre. En effet, Làzaro invoque Pline pour se ranger explicitement du côté de l'équivocité dans les formulations de la sagesse :

"A ce propos Pline dit "qu'il n'y a pas de livre, aussi mauvais soit-il, qui ne contienne quelque bonne chose" (...). Ainsi, aucun écrit ne devrait-il être déchiré ou détruit" (id.).

La référence à Pline le Jeune (Epistolae, III, 5), est un des lieux communs invoqués pour justifier la récupération de la culture païenne. On retrouve de semblables formules de Basile de Césarée à Érasme, d'Augustin à Budé : la sagesse s'illustre dans des langues diverses, dans discours variés, dans des formes différentes. La soumission à une langue parfaite de la sagesse n'est, au minimum, que le second temps qui doit suivre l'étude patiente des bons ouvrages, quelles que soient leurs origines. Sur ce point Lazarillo se distingue clairement de Brant.

On peut donc considérer comme une hypothèse de travail que Lazarillo hérite aussi bien de Brant que de Rabelais (dans l'esprit, et non dans la stricte philologie des sources, bien entendu) : d'un côté une pédagogie humaniste (qui passe par l'initiation à la pluralité des dialectes de la sagesse, et par l'éloge du vulgaire : c'est le point de vu formel) et de l'autre le souci évangéliste ou réformiste (qui se traduit par un récit de vie à but édifiant, destiné à enseigner le mérite de ceux qui ont dû construire leur vie contre la fortune).

Ce double héritage fonctionne comme une double subversion : d'une part l'espoir rabelaisien est systématiquement ramené, dans le Lazarillo, à l'ensemble des contraintes contingentes qui le rendent inactualisable comme tel (les rapports de pouvoir, la pauvreté, la faiblesse de la constitution humaine, la trivialité des besoins physiques - le rôle de la faim est permanent dans le Lazarillo). D'autre part le récit de la vie exemplaire est à son tour déjoué parce que Làzaro ressemble plus à Panurge qu'au sage qu'appelle de ses voeux la Nef des Fous.

Comment vont alors fonctionner les épisodes du Lazarillo ? Il suffit d'en prendre un exemple dans les premières pages : le premier enseignement qui frappe Làzaro est significatif. Lorsque son demi-frère, épouvanté par la couleur de son père mulâtre, se cache dans les jupes de sa mère, le père lui lance en riant un "Hideputa!" qui le rappelle à sa condition. Làzaro, frappé, en conclut que

"Nombreux doivent être de par le monde ceux qui fuient les autres parce qu'ils ne se voient pas eux-mêmes" (Tratado primero).

La structure est significative : elle montre un réflexe spontané déjoué par le cours des événements, qui l'expose dans sa dramatique insuffisance et dans sa partialité. Personne n'interprète alors l'événement pour en faire le leçon à Làzaro : c'est lui qui réfléchit et en tire sa propre interprétation. De maître en maître chaque enseignement fonctionnera de la même façon, en mettant en évidence un mauvais réflexe et un manque de réflexion.

Ainsi le premier enseignement de l'aveugle, qui cogne la tête de Làzaro en profitant de sa confiance, est un éveil. Il y a là l'expérience pratique de l'apprentissage, mais d'un apprentissage qui initie Làzaro à ce qu'il est : il découvre sa solitude, qui est à la fois pauvreté de moyens et pleine possession de ces pauvres moyens (8). Làzaro apprend ainsi peu à peu l'ensemble des conseils de la prudence, qui sont autant de négations des préceptes moraux : la morale naturelle et la naïveté (au sens de l'innocence originelle) ne sont pas des valeurs tenables pour une pédagogie véritablement humaniste, parce que la réalité de la vie les contredit en permanence. C'est, pour reprendre un lexique machiavélien, une certaine appréhension de la fortune et un certain développement de la virtù qui peuvent seuls permettre au pauvre Làzaro de renaître, c'est-à-dire de survivre à la condition humaine. Pour survivre, Làzaro doit voler son maître, et pour cela il lui faut chercher le "moment convenable" (conveniente tiempo, p. 101) : sa vie est faite de "bons conseils", de "remèdes" et d'"astuces". Apprenant à se diriger dans l'entrelacs des pièges tendus par la réalité, il met en oeuvre une sagesse pratique essentiellement polymorphe, qui tire parti des moindres dispositions de la situation. Rien n'est plus loin d'une sagesse unique, synthétisable en un ensemble de préceptes fixes. Le monolithisme des conseils de Brant est loin, mais pourtant on doit reconnaître que ce monolithisme transparaît dans les erreurs mêmes de Làzaro. L'homme est porté à croire que les choses se produiront comme elles se sont produites :

"J'ai eu deux maîtres, le premier me laissait mourir de faim et, l'ayant quitté, j'ai trouvé celui-là qui m'a laissé au bord de la tombe. Si je me barre et que j'en trouve un pire, c'est pour le coup que je vais claquer !" Voilà pourquoi je n'osais pas bouger, tenant pour article de foi que j'allais m'enfoncer jusqu'au bas de la gamme (Tratado segundo, p. 131).

C'est cette inertie naturelle du temps humain qu'il faut vaincre et "désapprendre" pour être disposé à profiter des enseignements de la vie. Ainsi l'évocation, dans le Prologue, du caractère exemplaire des vies qui se sont construites malgré une fortune contraire, prend tout son sens : une pédagogie véritablement humaniste déjouera patiemment les pièges du naturel, et amènera peu à peu à l'idée que l'apprentissage humaniste est aussi un désapprentissage de la nature.

L'humanisme du Lazarillo considère donc que la nature est un leurre, et que l'homme est avant tout un ensemble de potentialités à développer sans normes préétablies : c'est la situation qui doit guider le choix des paroles et des actions, et les normes sont toujours des productions a posteriori. Làzaro, à travers les épisodes qui le conduisent de la misère à la simple condition d'homme fait, est ainsi en permanence "interprète de sa propre entreprise".

On peut ainsi reformuler notre hypothèse de travail : c'est l'inscription dans la pédagogie humaniste qui permet au Lazarillo de subvertir le thème de l'exemple moral. A ce titre, il est fondamental qu'il s'agisse d'une autobiographie. D'une part, c'est une forme pédagogique classique, qui mime les hagiographies de la Légende Dorée ou des Fioretti de St François. Les épisodes du récit biographique, qui fonctionnent comme autant de séquences moralisantes possédant leur contenu explicite proposé à la méditation, sont autant de petits miroirs tendus au lecteur (comme les portraits des fous de Brant). Ici, cette même succession d'épisodes est irréductible à un unique enseignement moral : c'est au contraire de son adaptabilité essentielle à la qualité du temps et des circonstances que Làzaro se glorifie.

C'est donc sa polymorphie qui lui assure le salut. C'est pour cette raison que la taille des tratados va décroissant : plus Làzaro progresse, moins les épisodes ont à être développés. D'une part la structure en est connue, d'autre part une fois le principe acquis, il n'est pas besoin de répéter ou de réviser : rien ne sera jamais identique dans les étapes de la pédagogie du Lazarillo. On ne va pas de formules ramassées à leur complexification progressive (comme dans l'ordre du récit rabelaisien, qui commence par donner les conseils de base pour les nuancer de plus en plus finement) : au contraire, l'apprentissage du réel se fait d'abord dans toute sa complexité irréductible. La leçon est ensuite de plus en facile, puisqu'elle consiste essentiellement dans l'illustration permanente du changement : le passage d'un maître à l'autre et d'un tratado à l'autre est alors plus riche d'enseignements que le contenu même des tratados et de leurs épisodes.


Conclusion

Ainsi les moralisations d'images que Seznec voit continuer du Moyen âge à la Renaissance changent radicalement de nature dans notre corpus. Soumises à une double inscription formelle, elles se prêtent à un double niveau de lecture, à un double jeu. C'est l'humanisme qui l'emporte, puisque c'est lui qui au fond se montre capable de se libérer des images pour forger les siennes propres : la fiction n'est plus le support d'un enseignement moral univoque, mais l'outil d'une sagesse dont l'enseignement est fondamentalement équivoque. A ce titre, il est intéressant de noter que Brant, Rabelais et le Lazarillo sont, chacun à leur façon, les inventeurs d'un genre : la nef, le roman et l'autobiographie romanesque sont les ordres narratifs nouveaux dans lesquels la pédagogie humaniste formule et conçoit la disposition de ses figures (9).

Il ne faut cependant pas tomber dans l'excès inverse au continuisme de Seznec : de Brant à Lazarillo de Tormes, quelque chose demeure fondamentalement identique. On peut chercher le point d'unité dans le sentiment même d'un besoin de réforme, qui fonctionne à différents niveaux, et dans la volonté de trouver la structure d'opposition pertinente pour convaincre. Brant, Rabelais, Làzaro identifient tous trois la nécessité d'un changement dans l'homme qui réponde au changement des temps. La conversion des fous à la vie spirituelle chez Brant, la réinterprétation du "connais-toi" chez Rabelais, l'adaptabilité aux circonstances chez Làzaro, ne sont que trois façons très différentes, mais pas étrangères, de répondre à la même inquiétude. Au fond, la pédagogie humaniste naît de la conviction qu'il faut enseigner l'homme pour lui apprendre à traverser la crise du temps.

On peut conclure sur cette identité de l'humanisme, qui est avant tout une philosophie de l'enseignement parce qu'il naît de la conscience du changement et de la volonté de maîtriser ce changement par un savoir approprié. Autant d'humanismes, autant de remèdes apportés à ce changement : les humanistes sont les médecins des maladies du temps.

 


Notes

 

8 [Retour]- Cf. l'article de H. Larose cité en note 1. Larose insiste sur la nouvelle parenté qui se crée ainsi entre l'aveugle et Làzaro, remplaçant les filiations strictement rapportées à la lignée génétique.

9 [Retour]- Cette capacité inventive, trait commun de nos trois auteurs, est de nature à nuancer le portrait par trop réactionnaire que l'on a dressé de Brant, pour les besoins de l'exposé : s'il est vrai qu'il marque un usage des images à des fins qui ne sont plus celles de ses deux successeurs, en revanche son inventivité figurative et son goût de la série en font bien un humaniste.

 



Introduction et première partie / Deuxième partie / Troisième partie et conclusion.