Philosophie espagnole à l'âge classique


Trois pédagogies humanistes : Sebastian Brant, Rabelais et Lazarillo de Tormes

 


II. Gargantua : nouvelles études et pédagogie de l'homme.

Une lecture rapide pourrait laisser penser que la pédagogie de Rabelais n'est pas si loin de celle de Brant : même rejet des disputes scolastiques (ainsi dans le prologue du Quart Livre Pierre Ramus et Pierre Galland, qui s'affrontent à Paris autour de la réforme de l'aristotélisme universitaire, sont-ils pétrifiés par dérision) ; même choix du vernaculaire qui pourrait être compris comme un héritage de la prédication franciscaine d'un Olivier Maillard (4) ; même exemplarisme moral dont la figure des deux géants humanistes serait le pivot.

Mais chez Rabelais, la situation est totalement différente : d'abord parce que la distinction entre études et éducation tombe d'elle-même, Rabelais étant bien plus que Brant un homme du livre et un héritier de la philologie humaniste italienne. Ensuite parce qu'au contraire de Brant il refuse l'univocité de la sagesse, et explore au contraire toutes les possibilités du récit pour en tirer une conception de l'apprentissage totalement différente.

La pédagogie de Rabelais commence avec l'institution de Gargantua dans les lettres latines, au chapitre XIII. On a l'habitude de considérer que les deux modèles successivement présentés dans les chapitres XIII à XXIV sont allégoriques et doivent être lus comme décrivant le passage de l'enseignement médiéval à l'enseignement humaniste. Thubal Holoferne, premier précepteur de Gargantua, utilise les manuels de grammaire traditionnels, et apprend à Gargantua à écrire le gothique, "car l'art d'impression n'estoit encores en usaige". Après Thubal Holoferne vient maître Jobelin Bridé, qui complète l'éducation scolastique de Gargantua. De cette éducation la condamnation est sans appel :

"A tant son pere aperceut que vrayement il estudioit tres-bien et y mettoit tout son temps, toutesfoys qu'en rien ne prouffitoit. Et que pis est, en devenoit fou, niays, tout resveux et rassoté" (ch. XIV).

Il retire donc Gargantua de cet enseignement,

"Car leur scavoir n'estoit que besterie, et leur sapience n'estoit que moufles, abastardisant les bons et nobles esperitz, et corrompent toute fleur de jeunesse" (id.).

Et en effet, si l'on s'attarde sur le style de ces chapitres, on constate que le verbe qui revient avec le plus d'insistance est "lire" (5) : les maîtres lisent les textes à l'élève qui les répète et les apprend par coeur, se rendant capable de les réciter à l'envers (la réversibilité fonctionne ici comme un signe de l'inessentialité des matières enseignées).

Vient alors la confrontation avec Eudémon, élève de Ponocratès, qui fait honte à Gargantua en faisant une démonstration de bonne éducation et de savoir humaniste : contenance, assurance, pertinence et élégance du discours, érudition déployée et maîtrise de la rhétorique dessinent point par point le portrait des résultats des bonae literae :

"le tout feut par icelluy proféré avecques gestes tant propres, pronunciation tant distincte, voix tant éloquente, et langaige tant aorné et bien latin, que mieulx resembloit un Gracchus, un Ciceron ou un Emilius du temps passé, qu'un jouveanceau de ce siecle" (ch. XIV).

Ponocratès devient alors le nouveau précepteur de Gargantua. Qu'en conclure ? Que l'éducation humaniste n'introduit qu'un changement de modèle, et que récusant l'imitation stérile des modèles médiévaux et de leur grammaire barbare ou de leur droit corrompu, elle rénove les lettres en remontant au seul véritable modèle, à savoir la belle forme latine originale. C'est déjà un progrès net par rapport à l'obstination traditionaliste d'un Brant. Mais c'est ce schéma que pourtant Rabelais va s'ingénier à mettre à mal. Si la pédagogie humaniste n'est qu'un changement de modèle, elle reste une éducation mimétique. Il y a plus dans la pédagogie de Rabelais.

Les chapitres XXI à XXIV, qui reviennent sur ce passage des études anciennes aux études nouvelles, confirment cette impression. Rigolot (op. cit.) a bien vu comment le nouveau rythme quotidien des études de Gargantua institué par Ponocratès s'oppose à l'ancien point par point, et de façon trop manifeste : opposant à toute saleté toute propreté, à toute paresse tout effort, à tout acharnement quantitatif un merveilleux équilibre qualitatif, au mépris du corps l'exercice et la gymnastique, Ponocratès campe une éducation parfaite. Trop parfaite : le contenu en est toujours débordant, les matières innombrables, les activités impossibles à concilier dans l'espace d'une journée. Pire : la lecture reste le moyen principal de l'enseignement, et c'est en se faisant répéter des leçons que Gargantua devient sage. Il ne suffit pas de remarquer qu'aucune éducation humaniste n'adopte ce programme millimétré (c'est l'époque, il faut le rappeler, où Érasme appelle "collège de pouillerie" le collège de Montaigu (6)), il faut encore noter que les modèles antiques y fonctionnent encore comme des exempla (pendant que Gargantua s'habille, on lui répète les leçons de la veille, et il en propose quelques cas pratiques).

Mais surtout, et c'est le plus important, l'emploi du temps de Gargantua est plein comme un oeuf. Le découpage de sa journée est si précis que pas une seconde n'est laissée à l'abandon. La description de Rabelais renforce cette impression en traitant les exercices physiques avec le même souci maniaque du détail que les leçons tirées des livres : l'éducation du corps et l'éducation de l'esprit sont l'objet du même chronométrage rigide et mécanique, la langue de Rabelais rendant sensible, par l'ordre très articulé des propositions, l'identité des apprentissages et leur indifférence au regard d'un découpage horaire qui les enserre et les dépasse. Tout est dit, de fait, dès le début du chapitre XXIII :

"Après en tel train d'estude le mist qu'il ne perdoit heure quelconque du jour : ains tout son temps consommoit en lettres et honeste sçavoir".

Ce régime trouvera son démenti au chapitre XXXXI. Les guerres picrocholines ont commencé, et il s'agit maintenant de vérifier dans la pratique l'effet de l'éducation de Gargantua. Lors de la veillée d'armes qui précède la première bataille, moment fort des chansons de gestes et des romans de chevalerie que Rabelais démarque sans cesse dans ses deux premiers livres, Frère Jean aide Gargantua à trouver le sommeil en lui faisant réciter des psaumes. Puis, au milieu de la nuit, il réveille tout le monde en chantant une chanson profane, et réclame à boire. Gargantua tente alors de lui objecter que, selon l'éducation qu'on lui a donnée, ce n'est pas la bonne manière de procéder, et qu'il faut être plus réglé. Et Frère Jean balaye l'objection d'une formule qui remet en cause toute l'éducation de Ponocratès et livre une clef de la pédagogie de Rabelais :

"Jamais je ne me assubjectis à heures, les heures sont faictez pour l'homme, et non l'homme pour les heures. Pour tant je foys des miennes à guise d'estrivieres, je les accourcis ou allonge quand bon me semble" (ch. XLI).

Voilà donc déjouée l'apparent balancement entre une mauvaise pédagogie médiévale et la bonne pédagogie humaniste. Ce que l'on a vu dans le Gargantua se trouve également dans le Pantagruel, avec le balancement entre la lettre de Gargantua à Pantagruel, qui répète les préceptes humanistes et dessine, en s'appuyant sur l'invention de l'imprimerie et la restitution des belles lettres, un programme encyclopédique aussi démesuré que les prétentions de Ponocratès. La lettre est un éloge de l'humanisme, certes, et un morceau de rhétorique admirable, mais elle est écrite d'Utopie. Cela laisse supposer qu'elle ne vaut pas nécessairement comme telle, et c'est une habitude de lecture qu'il faut conserver chez Rabelais : ce que dit le texte n'est pas immédiatement assimilable à la doctrine rabelaisienne. Ainsi Pantagruel est enflammé par les propos que lui tient son père, et se détermine à suivre ses conseils en tout points : pourtant, au chapitre suivant, il rencontre Panurge (lequel il aima toute sa vie), et cette rencontre met définitivement à mal l'enseignement réglé et mesuré de son père. Panurge est le modèle inverse : équivoque, ambivalent, trompeur, voleur, bateleur, polyglotte.

C'est donc Panurge qui va remettre en cause l'éducation humaniste : Rabelais utilise la linéarité du récit pour agencer les étapes d'une initiation. Ce n'est jamais un épisode comme tel qui fait sens, c'est toujours son inscription dans un discours suivi, qui va sans cesse le corriger, le préciser, le nuancer, l'enrichir. Dans cet usage de la littérature se dégage la différence majeure entre Brant et Rabelais : le premier travaille en accumulant des exemples qui se confirment mutuellement, et qui ne sont pas ordonnés dans le temps mais juxtaposés dans l'espace idéal de la Nef ; le second forge une fiction dont il utilise la temporalité comme ressource fondamentale. Le lecteur doit lui-même apprendre, c'est-à-dire tout lire et ne pas se forger un savoir qui ne soit tiré que d'un ou deux épisodes : le texte est pédagogique parce qu'il implique que l'on apprenne à lire, c'est-à-dire tout simplement à prendre en compte le caractère d'entreprise du texte. Brant peint une scène ramassée dont l'étagement en chapitre n'est qu'un effet contingent de la linéarité du langage ; Rabelais utilise cette linéarité pour délivrer une partie importante de son enseignement : tout apprentissage se fait dans le temps (mais sans oublier la leçon de Frère Jean : dans un temps qui n'est pas le carcan rigide de la leçon, mais le milieu ductile de l'expression de soi).

Ainsi Panurge contribue à remettre en cause la pédagogie humaniste elle-même, parce que bien que mesurée elle procède encore d'une mesure imitative : il faut se déprendre de ce recours permanent à des modèles. La pédagogie véritablement humaniste ne peut pas être simplement imitative, parce qu'elle doit au fond être une pédagogie de soi. Et cette exigence rejoint précisément le problème de l'univocité de la sagesse que l'on identifiait plus haut chez Sebastian Brant : la pédagogie humaniste doit, si elle veut être véritablement humaniste, renoncer à s'ordonner à un unique genre de connaissance, considérée comme le savoir suprême vers lequel tendent tous les enseignements. Or c'est précisément ce type d'ordre qui structure encore la lettre de Gargantua :

"Aye suspectz les abus du monde, ne metz ton cueur à vanité : car ceste vie est transitoire, mais la parolle de Dieu demeure éternellement (...) Revere tes precepteurs, fuis les compaignies de gens esquelz tu ne veulx point resembler (...)" (Pantagruel, chapitre VIII).

Quelques lignes plus loin, Pantagruel rencontre Panurge, qui lui est absolument étranger, et contredit ainsi formellement le conseil de Gargantua. S'il le contredit en un point, il le contredit aussi sur l'autre : rencontrer Panurge et l'aimer, c'est se mettre hors d'état de simplement révérer ses précepteurs. Panurge est en effet la figure même de la polymorphie : son nom même indique son caractère protéiforme. Plus encore, loin de s'ordonner comme Eudémon à une belle rhétorique, il parle quatorze langues dont trois inventées : c'est là le comble du plurilinguisme et de l'équivocité. La sagesse de Panurge est une sagesse qui se recompose sans cesse, son enseignement n'est pas inscrit dans une structure d'imitation. Panurge n'est, en aucun cas, un modèle (ce qui a fait croire à de nombreux commentateurs qu'il était même un contre-exemple, pas que rien n'autorise à franchir (7)).

Comment comprendre alors la sagesse de Panurge, et avec elle la nouvelle forme pédagogique que Rabelais exploite à travers lui, et qui va prendre toute sa place dans le Tiers Livre (au point d'éclipser la figure des géants) ? C'est une sagesse qui naît précisément du refus des autorités. Panurge, qui dans le Tiers Livre cherche à savoir s'il doit prendre femme, se tourne successivement vers toutes les autorités possibles : devins, philosophes, médecins, oracles, théologiens, juristes, etc... Toutes le renvoient à sa propre décision, toutes refusent de lui rendre une réponse assurée. En un mot, toutes demeurent ambivalentes, et Panurge au centre du livre donne le mot-clef de sa quête : "Connais-toi". La reprise de l'invocation socratique ne se fait pas, comme chez Brant, de façon simplement formelle : c'est le contenu du socratisme qui est ici invoqué, parce qu'il s'agit de s'assimiler un enseignement philosophique très précis, qui restitue à chaque homme la responsabilité de sa propre paideia. C'est à partir de la défection des oracles que Panurge décide d'entreprendre le long voyage qui, lui faisant traverser toutes les îles, l'emmène à la Dive Bouteille. C'est là qu'il reçoit ce que l'on peut considérer comme le conseil final de la pédagogie rabelaisienne :

"Soyez vous mesmes interpretes de vostre entreprinse" (Cinquième Livre, chapitre XLV).

La pédagogie de Rabelais passe ainsi par l'apprentissage des lettres pour les dépasser et inaugurer un libre usage des modèles antiques. Le conseil adressé à Panurge vise aussi le lecteur : c'est le livre de Rabelais lui-même qu'il faut ainsi reprendre une fois lu, et réinterpréter à nouveaux frais, en assumant soi-même le contenu qu'on lui donne. La pédagogie de Rabelais s'adosse à la mémoire humaniste, et propose à chacun d'être son propre enseignant, et de récapituler en lui-même un savoir qui, sans cette appropriation libre, restera lettre morte. L'univocité n'est plus de mise : chacun doit forger son propre langage et sa propre sagesse, puisque les exemples inscrits dans la pierre ne sont, sans cette opération, que des lettres mortes :

 

"Les beaulx bastisseurs de pierres mortes ne sont escriptz en mon livre de vie. Je ne bastis que pierres vives : ce sont homes" (Tiers Livre, chapitre VI).


Notes

4 [Retour]- Olivier Maillard, vicaire général des observants francicains de France en 1502, est une des plus grandes figures de la prédication franciscaine à la fin du XVè. Voir A. J. Krailsheimer, Rabelais and the Franciscans, Oxford, Clarendon Press, 1963 (chapitre II).

5 [Retour]- Cf. sur tout ce passage François Rigolot, Les langages de Rabelais, Droz, 1972, chapitre III, B.

6 [Retour]- Sur l'état réel de l'enseignement humaniste, voir Garin, L'éducation de l'homme moderne, 1400-1600, Bari, 1957, Fayard, 1968, Pluriel, 1995.

7 [Retour]- Voir en particulier M. A. Screech, Rabelais, Londres, 1979, Paris, Gallimard, 1992 ; ou encore F. Rigolot, qui n'hésite pas à en faire un diable incarné ("Rabelais et la théorie de la condescendance", in Études Rabelaisiennes, XXIX, p. 7-23). Qu'il suffise de rappeler que dans le réservoir d'images mythiques ou populaires où puise Rabelais, c'est Pantagruel qui est originellement un diable.



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