Philosophies de l'humanisme


La Métaphysique de la lumière au moyen âge

Didier Ottaviani


IV - La métaphysique de la lumière chez Robert Grosseteste

La lumière offre chez Grosseteste une thématique qui parcourt les différents niveaux, physique, philosophique ou théologique. Un système philosophique qui peut se définir correctement en termes de lumière doit être fondé sur une conception de la lumière elle-même, afin de pouvoir justifier sa présence à tous les niveaux de la réalité. La lumière peut être rapportée à tous les niveaux, et est le fil unificateur qui lie tous les plans de l’être et qui en permet l’intercommunicabilité. La lumière se retrouve de la première cause à l’ensemble de la chaîne des causes. Elle a une fonction analogue à celle des noms divins les plus universaux dans le néoplatonisme, et aux transcendantaux de la scolastique (Un, Bien, Etre). La lumière, comme le Bien, n’a pas été utilisée en théologie et en métaphysique avec la même extension que les autres attributs divins : c’est parce qu’il s’agit d’un concept intimement lié au monde corporel, et, comme le Beau, s’il est appliqué à l’idée du transcendant, il ne consent pas à atteindre les grade d’abstraction et de purification des propriétés du monde des créatures, qui s’obtient au contraire avec les autres concepts (Un, Etre). Tout discours sur la lumière se « colore » nécessairement d’un caractère symbolique car il est formé sur la transposition au monde spirituel ou divin d’une phénoménologie observée seulement dans le monde physique. La lumière est une médiation entre l’incorporel et le corporel, et a une ambiguïté qui permet l’entière thématique de la lumière, comme lien entre le physique et le métaphysique. Pour que cette lumière puisse passer au travers de tous les grades de la hiérarchie ontologique, il faut la mettre en relation avec les autres aspects constitutifs des êtres, qui permettent d’articuler l’échelle ontologique de l’Un à l’individualité la plus simple. Par son essence homogène, la lumière établit l’unité de la structure totale, sans pour autant détruire le « flux ontologique » et la notion de dégradation ontologique. La lumière est identique en soi mais différemment participée par les êtres, selon leur situs dans l’échelle ontologique, ce qui là encore est une conclusion qui pouvait être tirée de la lecture des textes plotiniens.

L’« illumination » a un double aspect :

– celui objectif, de la constitution de l’être et de l’essence des choses dans l’ordre dégradant du divin à l’intelligible et l’intellectuel, jusqu’au corporel, ordre qui s’origine déjà à l’intérieur du principe de l’illumination, par la dialectique de l’autodistinction entre l’Un lui-même et l’articulation du rapport Unité/Trinité, Père/Fils/Esprit.

– Celui subjectif, c'est-à-dire l’illumination de l’esprit que l’on retrouve dans la connaissance du sensible et jusqu’à la contemplation des Intelligences angéliques, qui peuvent fixer leur regard dans le Premier Moteur. Sur le plan de la mystique, le subjectif et l’objectif s’unissent : le contemplant n’est plus en dehors de la série lumineuse mais, devenu lui-même lumière, est partie intégrante de la série elle-même. Le mystique parle de sa propre ascèse à la troisième personne, car il a une vision globale de la réalité contemplée, résultant de l’expansion illimitée de la vision individuelle initiale. Le mystique est embrassé, inclus dans la perspective de le totalité lumineuse de l’être. Dans la symbolique de la lumière, celle-ci ne permet pas d’atteindre une connaissance de Dieu, et se retrouve, à l’opposé, dans une thématique des ténèbres. Les discours des auteurs sur la lumière changent en fonction des sources dont ils s’inspirent. Pour le cas de Grosseteste, on ne peut parler d’une lumière proprement métaphysique, physique ou symbolique, ni même métaphorique ou scripturaire : toutes les interprétations doivent être prises en compte dans sa pensée. Ainsi, même lorsqu’il analyse la lumière avec les outils de la logique et de la physique, il reste tout de même un rapport à une métaphysique et à une symbolique.

Il ne s’agit pas d’une ambiguïté conceptuelle dans l’utilisation du concept de lumière, mais plutôt l’idée d’une plurivalence de ce concept, à la manière dont Aristote parlait de l’être. La lumière est utilisée dans une tradition exégétique et mystique, philosophique, en rapport avec l’œuvre du Pseudo-Denys. Par la lumière est exprimé l’inexprimable ; elle présente le divin comme présence ineffable, perceptible seulement dans une phase et la connaissance humaine qui outrepasse, non seulement les sens, mais aussi la connaissance intellectuelle. L’identification Dieu/lumière peut être pensée dans l’héritage dionysiaque et augustinien, et indique le point maximum auquel peut arriver la connaissance de Dieu de la part des Intelligences (18). Le couple Dieu/lumière est rapproché de Dieu/vérité, et la lumière provenant de la vérité illumine les vérités multiples du monde des créatures. La lumière de la vérité suprême ne peut être atteinte par les yeux de l’esprit, comme les yeux corporels ne peuvent soutenir la lumière du soleil. La référence à l’enseignement d’Augustin, chez Grosseteste, lui permet d’atteindre un équilibre entre l’idée d’ineffabilité et d’inconoscibilité de Dieu, et la possibilité pour l’homme de parvenir à sa connaissance, non seulement au travers de la Parole révélée et des auctoritates (les « autorités », les grands penseurs de la théologie), mais aussi au travers de la médiation du raisonnement philosophique, de la méditation. On retrouve le thème dionysiaque de la transcendance absolue. Mais au travers de l’analyse de Denys, Grosseteste laisse émerger son usage propre du terme de « lumière ». Dieu restant inaccessible, son émanation propre sera le radius, défini comme « thearchicus », « divinus » ou « supersplendens ». Cela est d’abord présenté comme un enseignement des Écritures, puis s’élabore dans une ontologie. Les anges reçoivent les illuminations divines en fonction de leur possibilité de les recevoir, et c’est par notre méditation sur eux que nous sommes susceptibles de les recevoir à notre tour et d’être illuminés. Pour Grosseteste, le radius s’étend aux anges, puis au niveau des hommes, là aussi graduellement. Pour lui, le rayon divin n’est autre que Dieu lui-même comme lumière inaccessible, superéminente.

L’exigence de laisser coexister l’incognoscibilité de Dieu avec le rapport de communication avec les créatures, la nécessité de maintenir le rôle de la Parole sacrée, et enfin la conception hiérarchique de la chaîne des êtres sont les éléments qui soutiennent et favorisent le développement caractéristique du symbolisme dionysiaque. Pour Grosseteste, l’adhésion à l’augustinisme et l’approfondissement de la problématique des écrits dionysiaques se sont fondues dans un équilibre serein entre réalisme et symbolique de la lumière. Mais ce n’est pas là une originalité exceptionnelle. Un tel discours sur la lumière, qui reprend la thématique néoplatonicienne de la procession et de la réversion (19), ne peut utiliser toutes les représentations des phénomènes corporels et de l’activité de l’esprit : l’échelle ontologique est constituée d’un rapport de lumière, et le critère unique d’individualisation des êtres est leur position dans l’échelle lumineuse, selon la capacité de chacun à recevoir et à redistribuer la lumière. Le principe et la fin de l’échelle sont également ineffables, ce sont les diverses acceptions du « rien » ontologique. Une description trop détaillée ou réaliste réduirait la thématique de la lumière au monde sensoriel. Garder la lumière dans le champ de la vision extra-rétinienne ferait du discours sur la lumière un discours uniquement symbolique. On en arrive à une métaphysique de la lumière qui reste configurée dans des thématiques précises, variant très peu au cours des siècles, alors que la physique de la lumière est soumise à une évolution importante. Chez Grosseteste, et c’est là son originalité, la métaphysique de la lumière influe sur l’explication scientifique des phénomènes dans lesquels la lumière est force, chaleur, couleur, mouvement etc… Les concepts particuliers élaborés dans le cadre de la métaphysique néoplatonicienne, la diffusion des rayons, la multiplication des effets lumineux et la dispersion de la luminosité, deviennent des instruments pour l’interprétation du monde physique. On a alors, non une déviation des théories scientifiques mais une réélaboration conceptuelle sur le plan de la physique, accompagnée et enrichie de spéculations mathématiques que Grosseteste dérive du monde arabe, mais contaminées par une évidente inspiration pythagoricienne. Le monde, régi par des lois qui peuvent être exprimées par des séries de proportions numériques, s’anime d’un dynamisme, d’une énergie et d’une force en mouvement continu, en mutation et influences réciproques.

Le De luce de Grosseteste présente une structure rigoureuse. Il commence par énoncer une identité entre « lux », « corporeitas » (corporéité) et « prima forma corporalis » (forme première corporelle). La lumière est ici en rapport intrinsèque au monde corporel, et il met entre parenthèses les problèmes métaphysiques qui ne sont jamais directement discutés ici. Il développe les concepts, en eux-mêmes et leurs rapports. A la fin de cette section, il retourne au thème de la lumière, mais enrichi de nouveaux rapports. Cette méthode d’exposition s’inscrit dans une conception plus générale de la relation entre la logique, la métaphysique et la physique, déjà inspirée par l’aristotélisme, mais qui n’empêche par la coexistence d’une forte inspiration platonicienne. Il commence par une analyse purement conceptuelle, on pourrait dire « grammaticale » du nom « luce », afin d’atteindre aux principes universels. Dans le Commentarius in VIII libros Physicorum, I, il commence par définir la matière et la forme comme intentions universelles, en tant que ce sont des concepts communs à toutes les choses, et on passe ensuite à une analyse de la matière et de la forme premières. De la connaissance enrichie (et non plus vague), on peut passer à une déduction de laquelle dérive la nature clairement définie, car elle contient déjà la description et la « formation » des choses qui en dérivent, avant même qu’elles arrivent à l’existence. Cette méthode déductive est celle du De luce, et on ne peut parler là de « science expérimentale ». Au début, la lux est caractérisée comme autodiffusion, immédiateté, de tous côtés, et pour des distances aussi grandes que possible, s’il n’y a pas d’obstacle opaque. Admettre un seul point de lumière, c’est admettre simultanément une sphère de lumière. Ce point primordial, logiquement possible, s’étend antérieurement à la formation de toute corporéité.

La corporéité est introduite un peu plus loin dans le texte, en relation avec la matière. La corporéité détermine, connaturellement et comme conséquence nécessaire, l’extension de la matière dans les trois dimensions, bien qu’en soi la matière et la corporéité soient des simples, c'est-à-dire qu’elles n’aient pas de dimensions. Ces deux propriétés (simplicité et adimentionalité, qui relèvent de l’ordre métaphysique) caractérisent aussi le concept de forme : l’inséparabilité de la matière et de la forme est ici clairement établie, et c’est un concept fondamental dans cette première partie du traité, où la forme première dont on parle est dite « corporalis » : ce lien est la condition qui justifie comment la forme fonctionne inévitablement comme principe explicatif de la matière. La forme n’agit qu’en tant que forme, c'est-à-dire selon les propriétés expliquées plus haut : autodiffusion immédiate dans toutes les directions, et par automultiplication. A côté de l’inspiration aristotélicienne à propos de la matière et de la forme, on trouve l’influence néoplatonicienne de l’idée de diffusion, traditionnellement liée à la nature du Bien et des choses qui en participent, et d’automultiplication, qui, dans les écrits de Proclus et les systèmes qui en dérivent directement ou non, caractérise la productivité des niveaux immédiatement postérieurs à l’Un participé. L’autodiffusion et l’automultiplication permettent le passage analogique de l’unité adimentionnelle et simple du point lumineux à la multiplicité pluridimensionnelle, sans que la nature homogène et simple de la lumière soit compromise. La force de diffusion de la matière élève cette dernière, qui est en soi inerte. La lux opère ainsi elle-même et non parce qu’elle participe de quelque chose d’autre qui serait le principe de diffusion. Lux, corporeitas, et forma prima corporalis doivent donc être identiques. On retrouve cette identité en faisant appel à la hiérarchie des formes et des corps que l’on peut reconnaître dans l’univers créé selon le critère de la plus ou moins grande dignitas, excellentia, nobilitas de leur essence. Comme la forme corporelle première est supérieure à toutes les formes corporelles, de même la lumière, par sa nature noble et excellente, est située au plus haut de l'échelle ontologique, en tant que lux. La lux est donc le point de transition entre les hiérarchies lumineuses des Intelligences séparées, délimitées par le commentaire de Grosseteste sur Denys, et le Cosmos corporel. Elle peut assumer cette fonction car, comme forme première, elle est immédiatement proche des formes séparées, et, comme corporelle, elle est proche de la matière. On peut lire dans la théorie du point lumineux la manifestation primordiale de la créativité spirituelle (Dieu-lumière), mais aussi l’origine du corps selon la logique naturelle de la connexion entre lumière et matière. La lumière marque le contact entre une force infiniment active par sa vertu propre (la forme première corporelle) et une puissance infiniment réceptive (la matière première créée). De là la possibilité de voir évoluer le Cosmos selon un processus unitaire, tout en maintenant une distinction conceptuelle entre les deux principes. La matière, qui n’était pas définie au début, se révèle comme une fonction limitative dans l’infinie multiplication de la lumière elle-même. La séquence spatiale et temporelle de la diffusion de la lumière constitue l’origine de l’extension des corps et, simultanément, du flux temporel : mais l’évolution cosmologique qui conduit à la formation des sphères célestes successives jusqu’à la terre ne se développe pas dans le temps ; la lumière agit instantanément. On passe instantanément de la prétemporalité et la préspacialité à la contemplation de l’espace et de l’uniformité du cours du temps. La conception créationiste et le concept mécaniste de la formation du monde peuvent coexister grâce à la lumière et un Cosmos est constitué comme système d’autoproduction selon des lois physiques sans intervention ultérieure du Créateur. A moins que cette intervention soit l’activité elle-même omniprésente de la lumière. Cela aurait pour conséquence un passage sur le plan métaphysique et une divinisation de la lumière même au niveau du monde physique, et la reconnaissance d’une nature non physique des propriétés des phénomènes lumineux (la lux).

Un problème se pose qui est celui de la quantité : il faut expliquer le passage de la simplicité et de adimentionalité de la lumière et de la matière à la dimentionnalité quantifiée du corps résultant de la distension de la matière, c’est-à-dire comment peut se faire la jonction entre le métaphysique (simple) et le physique (composé). On assiste alors chez Grosseteste au passage d’une analyse conceptuelle de la lumière à une analyse des rapports logico-mathématiques entre la quantité et les séries numériques, pour construire le modèle de la constitution progressive et proportionnelle des quantités physiques. Un parallèle est établi entre le problème logique du passage des substances simples et sans dimensions (forme et matière première) à la corporéité tridimensionnelle, et le problème mathématique du passage du simple mathématique non quantifié (le point par rapport à la ligne, à la superficie et au volume) à la quantité numériquement mesurable. Il résout le premier problème par analogie avec le second. Il part d’une démonstration aristotélicienne, sur la non-continuité entre le quantifiable et le quantifié, mais il l’utilise pour prouver le contraire.

Pour Grosseteste, s'appuyant sur Aristote, la lumière (lux, simple) ne pourrait donner lieu à la quantification de la matière, si son automultiplication (20) était « finie », car la multiplication finie dans la mesure où cela ne suffit pas à faire entrer la lumière dans le visible : pour ce faire est nécessaire une multiplication infinie. L’autodiffusion dans toutes les directions jusqu’à l’achèvement des possibilités de raréfaction (et non de distension ; la « rareté » est une densité faible) de la matière permet de constituer un premier état cosmique (atemporel) dans lequel la raréfaction augmente en proportion directe avec la distance par rapport au centre, jusqu’à atteindre l’extrême périphérie, et la matière de cette zone ne peut plus s’étendre ailleurs que vers l’intérieur (idée développée dans le De motu). La sphère externe ainsi formée est le « corpus primum » (corps premier), dit « firmament », composé seulement de matière première et de forme première. Il constitue la limite spatiale et contient les actions ultérieures de la lumière sans les empêcher ou les diminuer. L’espace ne peut s’étendre plus loin car la matière ne peut être entraînée plus loin que l’espace du Firmament (et elle est là à son degré ultime de raréfaction). La lumière se reflète alors en direction opposée et initie l’automultiplication de la périphérie vers le centre et la distension concomitante de la matière dans le même sens concentrique. Mais dans ce mouvement inverse la lumière se diversifie : elle n’est plus la lux primordiale mais un lumen réfléchi, secondaire bien que doté de propriétés actives. La lumière a la propriété de traverser le corps sans le diviser, car son passage de la périphérie vers le centre est une multiplication. Il reste donc la propriété de multiplication de la lux, mais elle ne se traduit plus par la production de quanta finis, mais plutôt dans la génération infinie de lumen qui se propage et influe sur l’ensemble du Cosmos contenu dans le Firmament. Son effet sur la matière est de réunir et concentrer la masse existant à l’intérieur du premier corps, d’augmenter la densité des zones les plus internes et provoquant dans la partie la plus externe contiguë au Firmament la distension de la masse déjà raréfiée qui y est restée, jusqu’à la désagrégation et la raréfaction maximale de ses parties. On a ainsi le corps de la seconde sphère, où il y a le lumen de la première, plus le lumen généré par la seconde : la lux primordiale, qui est simplex dans la première sphère, est maintenant « dupliquée » . Ce procédé se répète pour les neuf sphères, dont la zone est alors dite « quinte essence ». Les quatre sphères sublunaires sont imparfaites, mais là encore en degrés (feu, air…) et se constituent alors les éléments, jusqu’au point où eau et terre se trouvent mêlés.

On a donc un processus unitaire mais gradué, où opèrent les mêmes lois. Mais une division se forme entre les neuf sphères célestes et les quatre inférieures : chaque groupe a des caractères différents, soit par le degré de développement que le processus a atteint (la complétude et la perfection s’accompagnent d’inaltérabilité, non augmentativité, incorruptibilité des sphères supérieures), et aussi dans leur mode d’opération (mouvement circulaire dans les premières, pas de mouvement vers le haut ou le bas ; désobéissance et résistance dans les autres, où la lumière est faible et impure, la matière est dense et les éléments sont sujets à la condensation continue vers le centre et la raréfaction vers l’extérieur, et sont naturellement mobiles vers le haut et le bas). Les sphères supra-lunaires sont parfaites, et donc l’irradiation de lumière n’est plus en elle productive, mais cette production continue dans le monde sublunaire. La variété des cations et des influences demandent des instruments d’analyse et d’autres langages scientifiques : astronomie, astrologie, mathématique, géométrie, optique, physique, médecine etc…, autant de pistes d’étude pour la compréhension de la machina mundi.

Conclusion

La conception traditionnelle de la lumière, statique et métaphorique, typique des métaphysiques de la lumière, est ici intégrée dans une dynamique des rapports divin/humain, céleste/terrestre, voyant dans les phénomènes physiques lumineux et non lumineux l’« explication » d’énergies qui sont actives à tous les niveaux ontologiques, qui sont corporelles dans le monde physique, mais qui ne diffèrent pas en essence de celles qui opèrent dans les niveaux supérieurs. C’est cette nouvelle conception de la lumière qui assure l’unité du système de Grosseteste. Nous avons donc à la fois, dans cette unité systématique, le ton du discours dionysiaque et celui de la science. Il n’y a pourtant pas de « système » chez lui, mais des traités chaque fois ponctuels (dans ce système jamais présenté dans son ensemble s’intègrent des opuscules de morale, politique, physique, musique, philosophie, métaphysique…). Une telle interprétation se propose donc d’utiliser un concept médian (la lumière) comme facteur d’unification des domaines métaphysique et physique, et permet ainsi une tentative de réponse à l’aporie platonicienne du chorismos. Mais il s’agit surtout d’approfondir les intuitions métaphysiques de Plotin, réinterprétées dans le cadre d’une philosophie de la création. La philosophie plotinienne restait en effet peu claire sur la manière dont se formaient les hypostases, et elle tentait de raccrocher le champ de la physique à celui de la métaphysique, tout en laissant de vastes zones d’ombre dans l’analyse. En cherchant un dénominateur commun entre le sensible et l’intelligible, et en le nommant « lumière », les métaphysiciens de ce courant, au premier rang desquels se trouvait Robert Grosseteste ont tenté de faire de la métaphysique une science véritable (ce qu’Aristote n’avait pas réussi), en la fondant en fait sur les autres sciences, en montrant que la saisie mystique ne pouvait être satisfaisante parce qu’encore teintée de discours allégoriques.


Notes

(18) Cf. Grosseteste, Com. De mystica theologia, ed. Gamba (sur Denys).

(19) C'est le retour du créé vers Dieu, compris comme une remontée du "flux" de lumière, qui est descendant dans l'ordre de la création.

(20) C'est par la "multiplication" (multiplicatio) du simple que l'on obtient le complexe ; c'est une "complexion" (complexio).

 


Introduction - part. I - part. II - part. III - part. IV