Philosophies de l'humanisme
La Métaphysique de la lumière au moyen âge
Didier Ottaviani
III - Un texte
central : Le Liber de intelligentiis
Un texte, considéré comme plus ou moins
hérétique, nous livre les développement
de cette métaphysique dans les détails
: le Liber de intelligentiis, ouvrage qui fut
tout d'abord attribué à Robert Grosseteste
(Évêque de Lincoln, † 1253) parce
qu'il présente des analyses proches des siennes.
On ne sait exactement quand devient disponible ce texte,
mais il s'agit très certainement en fait d'un
anonyme arabe(10).
Dans cet anonyme, la lumière est pensée
comme un principe ontologique, source de toute extension
dans le monde physique. La caractéristique propre
du point lumineux, source de lumière, est tout
d'abord de se répandre dans toutes les directions,
ainsi que nous l'indique le début du De Luce
de Grosseteste :
Je pense que la lumière (lux) est la première
forme corporelle, que certains appellent corporéité.
En effet, la lumière en soi (per se) se
diffuse elle-même (se ipsam) en toutes
directions, de telle façon qu'un point de lumière
engendre instantanément une sphère de
lumière aussi grande que possible, à moins
qu'une chose obscure y fasse obstacle (11).
Il faut noter que la diffusion sphérique de la
lumière est affirmée par Alhazen (Ibn
al-Haîtham, 965-1038) dans son De aspectibus,
ouvrage qui développe une science de la lumière
(la perspective) ; les théories de ce scientifique
arabe resteront longtemps en vigueur dans le monde latin,
et ses ouvrages influenceront la lignée des «
perspectivistes », comme Witelo ou Jean Peckham,
ce dernier influençant à son tour le Traité
de la peinture de Léonard de Vinci.
Dans le De intelligentiis, l'expansion de la
lumière est freinée par la matière,
mais celle-ci n'est pas un obstacle absolu à
la diffusion, car la matière n'est rien d'autre
qu'un concentré de lumière, une lumière
non encore libérée, mais qu'il est toujours
possible de faire apparaître. En ce sens, il faut
noter que la métaphysique de la lumière
place cette dernière à la fois au niveau
de la Forme (l’Acte pur qu’est Dieu) et
de la matière (qui est une lumière «
enveloppée », en germe et non encore exprimée).
L'idée que la matière soit une lumière
concentrée et qu'il est possible, par des opérations,
de la libérer est issue de la tradition mystique
arabe, mais est aussi une image fréquente de
la théologie chrétienne : une philosophie
de la lumière se trouvait déjà
chez des penseurs chrétiens comme St Augustin
ou St Ambroise. La lumière se présente
en effet comme une synthèse de l'un et du multiple,
car le point lumineux, singulier, engendre une multiplicité
d'illuminations, il se réfléchit et, du
fait de la vitesse instantanée de la lumière
(idée que l'on trouve déjà chez
Aristote), le même point de lumière est
partout présent, multiplié une infinité
de fois, dans toute la sphère de son extension.
Le De Intelligentiis est donc un ouvrage qui
se révèle fondamental, car il est à
la fois proche des conceptions musulmanes, juives ou
chrétiennes, il opère une condensation
de toutes les questions tournant autour de celle de
la lumière, et peut de ce fait être directement
reçu par le monde chrétien : le De intelligentiis
condense les conceptions antiques et néoplatoniciennes,
et se trouve directement influencé par le Liber
de Causis (Livre des Causes, texte qui
a lui-même une grande influence en Occident).
A partir des analyses de la causalité issues
du Liber De Causis, le De intelligentiis
cherche à montrer que toute la chaîne de
la causalité dans le monde est en fait une dégradation
progressive de lumière ; la Première Cause
(Dieu) est donc aussi Lumière (lux),
et les causes que l'on appelle « secondes »
(celles qui permettent le transmission de causalité
entre la Première Cause et un effet quelconque
; elles sont souvent identifiées aux astres)
sont des dégradations progressives de cette luminosité.
Le postulat de départ de cette conception est
que la lumière primordiale (lux) se
multiplie, entre ainsi dans l'extension, cessant alors
d'être lux pour devenir la lumière
sensible, lumen. Un problème se
pose alors : si la lux devient lumen en se dégradant,
est-il possible d'effectuer le mouvement inverse, de
passer du lumen à la lux par continuité,
c’est-à-dire de remonter vers le Créateur
(compris comme lux) à partir de son
« expression sensible » (la lumière
du monde sublunaire) ? La lumière « rayonnée
» serait alors un accès au divin, il serait
possible de remonter du monde sensible au suprasensible
en suivant les « cascades » lumineuses (12).
Si le dogme chrétien a largement intégré
les conceptions « luministiques », il a
aussi tenté d'en limiter la portée : si
Thomas reste aussi farouchement opposé à
l'idée que l'on puisse parler d'un Dieu-lumière
autrement que d'une manière métaphorique,
c'est parce qu'il se rend compte du risque d'hérésie
contenu en germe dans une telle théorie : il
serait possible de remonter directement vers Dieu à
partir du monde physique, et donc disparaîtrait
la séparation radicale entre l'ordre de la nature
et celui de la Surnature : si en effet les deux trouvent
leur jonction dans une émanation lumineuse, comprendre
les modes de fonctionnement des rayons lumineux terrestres
permettrait de comprendre dans le même temps le
processus de création divine (le monde arabe
a amplement véhiculé cette idée,
ce qui explique les développements importants
de l’optique à l'époque).
Dans le De intelligentiis, la lumière
est pensée comme une énergie, une force
qui se répand en toutes choses, elle est la source
du mouvement, le Premier Moteur, ainsi que des mouvements
vitaux (les fluides corporels sont aussi pensés
comme des manifestations différentes de lumière,
c'est l'idée d'un feu-pneuma stoïcien
qui est ici récupérée) et de la
sensation. Depuis le monde grec, la vision est en effet
traditionnellement considérée comme la
sensation par excellence, et la philosophie aristotélicienne
l'a amplement étudiée. Dans la mesure
où la lumière est la substance primordiale,
divine, elle est donc aussi Vérité ; cependant,
comme la lumière se diffuse par soi,
en tant que lumen, il apparaît que la
vérité, même si ce n'est qu'une
vérité amoindrie, dégradée,
se trouve au sein même de la lumière physique,
et dès lors il devient possible d'accéder
à la connaissance par l'étude de la lumière.
C'est par ce biais que l'intérêt pour l'optique
va croître en Occident chrétien, comme
cela avait été le cas dans le monde musulman
auparavant. Les théories optiques arabes illustrent
bien le lien entre la lumière et la vérité,
ainsi que nous le voyons dans le De aspectibus
de Alhazen. Il montre que la vision procède d'une
réception pyramidale de la lumière, faisant
que le rayonnement des choses visibles entre dans l'œil
avec des angles variables de réception. Les angles
formés par les rayons font que ce n'est pas directement
l'image de la chose telle qu'elle est vraiment qui est
reçue dans l'œil, car la déviation
du rayonnement peut entraîner des erreurs. Il
y a toujours cependant un rayon qui provient de la chose
en ligne droite, et qui, du fait qu'il n'est pas dévié
mais entre directement au fond de l'œil, il nous
livre la vérité de la chose. Saisir ce
rayon revient donc à saisir la vérité
de la chose vue : il est important de noter ici qu'il
n'y a pas de condamnation absolue de la sensibilité
dans cette théorie, puisqu'il est possible d'extraire
la vérité de la sensation visuelle, par
le rayon tombant perpendiculairement sur la surface
réceptrice qui forme le fond de l'œil.
La lumière offre donc une possibilité
pour la sensation d'atteindre au vrai, et donc d’accéder
directement à ce que nous pourrions appeler une
« expérience métaphysique »,
dans la mesure où elle nous livre la vérité
sans aucune médiation, ni aucune démonstration.
Mais le De intelligentiis pose tout de même
une limitation dans cette théorie : il n'est
pas possible de remonter vers Dieu, vers la Lux
originaire, car il reste une Séparation absolue
entre le monde créé et le Créateur.
Mais si l'ouvrage, néoplatonicien, conserve cette
rupture, issue du chorismos platonicien, certains
de ses interprètes vont tout de même maintenir
l'idée d'une correspondance entre le monde physique
et le monde métaphysique, la possibilité
d'une continuité entre les deux ordres : c'est
ce que tente de réaliser Dante dans la Divine
Comédie, qui montre que la force de l'homme
réside justement dans sa capacité de «
transhumanisation » (toujours cependant sous l'éclairage
de la Grâce, représentée par le
couple Virgile/Béatrice dans la Divine Comédie),
dans sa capacité à s'élever du
sensible à la pure spiritualité. Lien
entre le sensible et le suprasensible, l'homme est la
seule créature qui puisse outrepasser la séparation
entre le sensible et le suprasensible, unifier les deux
ordres de la réalité.
L'idée « scandaleuse »que l'on trouve
dans le De intelligentiis est que la lumière
est une spontanéité, une force
qui peut engendrer le mouvement ; or, pour les théologiens,
Dieu seul engendre le mouvement, et le risque sous-jacent
est de voir se profiler une conception qui permettrait
à la lumière physique de se séparer
de son socle métaphysique. Même s'il est
basé sur des conceptions issues de la mystique,
le De intelligentiis possède en lui
les germes d'un « matérialisme »,
ou plutôt d'un « immanentisme » radical.
La lumière y est décrite comme étant
la « forme universelle des corps », mais
avec certaines caractéristiques très particulières
: elle n'est pas (contrairement à Dieu) une «
pure forme » car elle est aussi corporelle (en
tant que lumen) et elle n'est pas non plus
matière seule, puisqu'elle est forme. Avec la
lumière se réalise donc l'unité
entre la matière et la forme, une unité
dynamique qui tire son mouvement de sa force propre,
intrinsèque. De plus, la perfection
est aussi considérée comme une variation
dans les degrés de lumière ; plus une
chose sera lumineuse et plus elle sera proche de la
perfection absolue. Plus un corps est lumineux et plus
il est simple (la matière, obscure, étant
le principe de la différenciation et de la complexification)
et la lumière offre la possibilité d'une
participation entre le sensible et le divin.
Une cosmologie est ainsi possible, qui permet de penser
l'ensemble de l'univers comme une différenciation
progressive de lumière, une irradiation quasi-continue
entre le métaphysique et le physique.
On peut donc dire que l'ensemble de la matière
est capax lumini, « apte à devenir
lumineuse » : la « terre » n'est pas
« opposée » à la lumière
car elle n'est rien d'autre que de la lumière
amoindrie. Cette métaphysique se base sur l'idée
que l'on trouve chez Aristote ou encore chez St Thomas
que la lumière, de même que la chaleur,
n'admet pas de contradictoire : comme cela est le cas
pour le couple chaud/froid, la lumière et l'obscurité
ne sont pas des contraires ; de même que le froid
n'est rien d'autre qu'une chaleur très faible,
l'obscurité n'est qu'une atténuation de
luminosité. Le corps le plus obscur possède
donc en lui-même une certaine lumière,
bien que très faible. Le De intelligentiis
va plus loin encore en montrant que la lumière
est aussi amor (amour) et calor (chaleur),
mais aussi à l'origine du son et de la musique.
Les êtres sont donc hiérarchisée
en fonction de leur degré de lumière,
et l'ontologie scalaire (qui hiérarchise les
degrés de l’être, de la « matière
première », informe, à « l’Acte
Pur » qu’est le divin, en passant par les
Intelligences, ou anges, les hommes, les animaux, végétaux
et minéraux) ouvre sur une ontologie lumineuse.
Les analyses du De intelligentiis permettent
aussi de mieux voir quelle doctrines métaphysiques
sont à l'origine de la conception des alchimistes,
qui reprennent un héritage complexe, issu de
la pensée stoïcienne. Un des objectifs majeurs
des alchimistes vise à « conférer
la perfection à tout ce qui présente un
défaut (13)
» ; comme les degrés de lumière
et de perfection sont situés sur la même
« échelle » ontologique, il apparaît
nécessaire d'élever chaque chose à
la lumière qu'elle contient en puissance. Il
s'agit dans leur entreprise de permettre aux forces
lumineuses qui sont « bloquées »
à l'intérieur des choses de se manifester,
car tout est lumière dans la mesure où
« ce qui est en haut est de même nature
que ce qui est en bas (14)
» ; la nature est donc pour eux une unité
complète, sans rupture aucune. Ainsi, la recherche
de la Pierre Philosophale est destinée à
transmuter l'obscur en lumineux dans un ordre particulier,
celui des métaux : le plomb est le métal
le plus obscur et le but des alchimistes est de le transformer
en or, qui est le métal le plus lumineux. Si
les alchimistes ont été condamnés
par l'Église, c'est parce qu'ils pensent la possibilité
d'une transgression des ordres de réalité,
d'un changement dans l'ordre de la création.
Or, pour les théologiens, l'ordre est voulu par
Dieu et ne saurait être changé par le simple
vouloir humain : tenter de modifier l'échelle
de l'être, d'élever ce qui est en bas,
c'est prétendre modifier le Vouloir divin, c'est
commettre l'hubris, la démesure, que
l'on trouvait dans le monde Grec avec la figure de Prométhée,
qui vola le feu aux dieux. Cependant, même si
le dogme le plus strict refuse la modification des ordres,
nous trouvons des traces de l'influence de la métaphysique
de la lumière dans des écrits de grandes
figures de l'Église. Ainsi, Albert le Grand,
qui fut le maître de St Thomas, a écrit
un De mineralibus dans lequel il parle des
propriétés et de la luminosité
des pierres précieuses, faisant explicitement
référence aux alchimistes (15).
Face aux persécutions, les alchimistes camouflent
leurs activités en se faisant souffleurs de verre,
et ce sont eux qui vont présider en grande partie,
ou du moins au niveau conceptuel, à l'érection
des cathédrales : les modifications entre le
style roman et le gothique viennent d'une nouvelle considération
de la lumière, que ce soit par la science perspectiviste
arabe (qui apporte des modifications considérables
dans le domaine de l'architecture, avec la possibilité
de tracer des plans de construction très précis)
ou encore par l'idée que l'ensemble de ce qui
est peut s'illuminer. Le gothique, c'est la volonté
de faire disparaître la pesanteur romane des murs
: la cathédrale gothique est ciselée comme
un bijou d'orfèvre, et les vitraux qui l'illuminent
permettent de symboliser la présence lumineuse
de Dieu. De plus, la cathédrale possède
un trésor dans sa crypte, constitué d'or,
de pierres précieuses, de joyaux : il y a donc
sous le sol de la cathédrale un ensemble de corps
lumineux, et la contemplation de ces trésors
est un moyen d'accès au divin, une vois d’accès
privilégiée au domaine métaphysique.
L'Abbé Suger de St Denys peut ainsi écrire
:
Quand – en dehors de l'amour de
la beauté de la maison de Dieu – la beauté
des pierres aux multiples couleurs m'arrache aux soucis
extérieurs et qu'une honorable méditation
me conduit à réfléchir, en transposant
ce qui est matériel à ce qui est immatériel,
sur la diversité des vertus sacrées, je
crois me voir, en quelque sorte, dans une étrange
région de l'univers qui n'existe tout à
fait ni dans la boue de la terre ni dans la pureté
du Ciel et je crois pouvoir, par la grâce de Dieu,
être transporté de ce monde inférieur
à ce monde supérieur d'une manière
anagogique (16).
La fascination pour les pierres précieuses vient
directement de la métaphysique de la lumière
: les minéraux ont eux aussi des degrés
de perfection, et les pierres « lumineuses »
(rubis, diamants etc…) représentent la
perfection dans le domaine minéral. De plus,
les pierres sont censées posséder des
propriétés plus ou moins « magiques
». L'alchimie entre donc dans le cadre de l'ontologie
scalaire, se contentant d'affirmer que les degrés
de l'être existent, mais qu'il est possible d'élever
les choses d'un degré de perfection à
un autre, par une opération technique. Pour les
alchimistes, il y a une substance pure au sein de la
matérialité, et c'est le « feu »,
bien sûr distingué du simple feu empirique,
ainsi que l'écrit Aétius :
Il y a deux sortes de feu : l'un sans
art et consumant en lui-même ce dont il se nourrit,
l'autre artisan, favorisant la croissance et observateur,
tel qu'il se trouve dans les plantes et les animaux,
celui-ci est la nature et l'âme, la substance
des astres est composée d'un tel feu (17).
Si l'alchimie est totalement à rejeter par les
tenants du dogme chrétien, c'est qu'elle se présente
comme une sorte de substitut à la pratique classique
de la religion : l'alchimiste n'est pas seulement un
technicien, il est aussi d'une certaine manière
un métaphysicien (en partie pratique et non purement
théorique, bien qu’il y ait chez eux une
réflexion métaphysique associée
à leur « pratique » physique) un
mystique, et empiète sur le dogme. La science
expérimentale est en fait pour eux un biais permettant
d'atteindre à une certaine forme d'élévation,
à une montée vers Dieu.
Notes
(10) L'édition du texte est celle d'E. Guidibaldi, in Dal De luce di R. Grossatesta all'islamico Libro della Scalla, Leo S. Olschki Editore, Firenze, 1978.
(11) Nous proposons une traduction du De luce ici.
(12) C'est d'ailleurs ce que fait Dante dans son "voyage métaphysique", où il s'élève de la "forêt obscure" de l'Enfer à la luminosité des cercles de Bienheureux du Paradis. Et cette élévation est une métamorphose progressive du corps vivant du poète (même si l'on reste dans une atmosphère symbolique) en corps glorieux, de pure lumière. Toute la Divine Comédie est structurée sur cette idée de continuité entre le monde physique et le monde métaphysique, les deux étant constitués sur un socle commun, celui de la lumière-substance.
(13) Bernard Joly, Rationalité de l'alchimie au XVII° siècle, Vrin, Paris, 1992, p. 52. Je ne peux m'étendre dans cette introduction sur la pensée des alchimistes. Le livre de B. Joly possède une bonne introduction qui retrace le cheminement des concepts depuis la pensée stoïcienne.
(14) Manuscriptum ad Fredericum, cité par B. Joly, op. cit., p. 54.
(15) De mineralibus, Lib. I, tr. 2, cap. 3.
(16) Cité par Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Minuit, Paris, 1992 (rééd.), p. 41
(17) Aétius, Placita, I, 7, 33 ; cité par B. Joly, op. cit., p. 90.
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