Philosophies de l'humanisme


La Cité comme organisme vivant :
L'émergence d'une diététique politique dans l'oeuvre de Machiavel

Marie Gaille (Université de Nanterre)


Journée d'étude sur Le Prince
15 mai 1998

Introduction


Tout lecteur peut repérer dans l'oeuvre de Machiavel un important champ lexical de l'organisme et de la médecine. Ces champs lexicaux sont passés longtemps inaperçus dans l'exégèse machiavélienne. Comment expliquer cette cécité relative à un thème dont nous allons tenter de montrer le caractère essentiel ? Cela tient sans doute au fait que, lecteurs de textes philosophiques, nous sommes accoutumés à rencontrer ce vocabulaire dans les réflexions sur la cité. Il apparaît de manière récurrente dans la pensée politique dès Platon, dans des comparaisons, des analogies et des métaphores. Le médecin est qualifiée dans l'un des dialogues de ce dernier comme l'une des imagesĮ qui s'impose, avec celle du pilote, "chaque fois que nous voulons portraire des chefs faits pour la royauté". Les Lois comparent le législateur au médecin à plusieurs reprises et reprend l'analogie de l'homme politique et du médecin. Enfin, Socrate parle de la santéĮ ou la fièvre de la cité. Ce ne sont là que quelques exemples d'un rapprochement assez constant entre médecine et politique pour qu'E. Terray fasse l'hypothèse d'une "solidarité originelle très intime, dont les Grecs auraient eu d'emblée l'intuition, et qui aurait légitimé d'avance le recours au même lexique". Dès lors, bien que les usages et leurs sens varient sensiblement selon les conceptions, il n'en reste pas moins que l'apparition d'images médicales ou organiques dans une réflexion politique ne nous étonne plus. A l'époque de Machiavel, on retrouve ce vocabulaire chez Savonarole et Guichardin, pour ne citer qu'eux. Au demeurant, Machiavel ne nous aide pas à y prêter attention dans son oeuvre. Il ne fait aucune référence explicite à des sources relatives à la médecine et aux représentations du corps pas plus qu'à des sources politiques qui font un usage du vocabulaire organique et médical.

On bute ici sur une difficulté générale de l'exégèse machiavélienne. Nous n'avons qu'une connaissance parcellaire des lectures de Machiavel, de son éducation, de sa culture. Quelques éléments nous sont révélés dans le Libro di ricordi de son père, Bernardo Machiavelli, dans ses propres lettres et, occasionnellement, dans ses oeuvres. Il est toutefois nécessaire de rétablir, fut-ce de manière un peu forcée, cet étonnement. Le sens de ce vocabulaire dans l'oeuvre de Machiavel ne nous est en effet plus compréhensible, du moins en partie. D'autre part, nous pourrions être tentés de comprendre son usage en l'inscrivant dans la tradition de pensée politique. Or, cette tradition prend des visages très différents. Chaque auteur utilise à ses propres fins ce vocabulaire et s'il est possible d'esquisser des lignes de filiation entre telle ou telle pensée, il est faux de la présenter comme un tout unifié. La prudence requise pour aborder l'étude de ce vocabulaire n'empêche pas cependant de le considérer comme un des biais importants grâce auquel il est possible d'instaurer un dialogue entre Machiavel et les penseurs politiques contemporains à propos de la crise institutionnelle, politique et militaire à Florence et les philosophes sur ce que signifie pour la philosophie penser le politique.

Ce travail a pour ambition de poser les fondements de ces dialogues. Pour le premier, j'amorcerai des comparaisons entre l'emploi machiavélien du vocabulaire organique et médical avec celui de Savonarole et surtout de Guichardin. Toutefois, dans cette phase de mon travail, ces comparaisons sont plus destinées à éclairer par contraste ou différence la pensée de Machiavel. On peut considérer que Machiavel puise dans un vocabulaire commun à son époque pour rendre compte des choses modernes et anciennes. Dans ce cas, son usage aurait essentiellement une fonction rhétorique ou encore une fonction de facilitation : on convainc mieux en s'adressant au lecteur en parlant un langage qu'il connaît, comme le rappelle J. Schlanger. Sans mettre de côté cette fonction de facilitation, on peut considérer que ce vocabulaire répond à un besoin de l'analyse du contexte présent. Si son oeuvre est une tentative de réponse à la crise de Florence, elle se lit comme une réflexion sur les conditions de l'action afin de la résoudre. L'utilisation d'un vocabulaire médical est assez commode dans une telle entreprise. Présenter Florence comme une cité malade, comparer l'homme politique au docteur, définir des remèdes : voilà qui paraît assez naturel dans un contexte de crise. Mais en s'arrêtant à cette lecture, on ne rend pas compte du vocabulaire organique, sinon comme appendice des figures médicales et on reste à un niveau trop général et superficiel de compréhension.

Pour ce faire, il faut en premier lieu distinguer plusieurs usages - chacun sert un aspect différent de son analyse - puis comprendre les relations qu'ils entretiennent. En outre, on peut faire l'hypothèse que si la crise multiforme qui caractérise Florence à l'époque a été déterminante dans le choix de ce vocabulaire, elle a permis à Machiavel de conceptualiser à travers lui les conditions d'un régime civil durable. Sa réflexion dépasse donc le contexte de crise. Elle prend sur ce point la forme d'une diététique politique, qui constitue l'aspect le plus original de son utilisation du vocabulaire organique et médical. Tout comme le médecin de la collection hippocratique, l'acteur politique de Machiavel ne doit pas seulement intervenir une fois la maladie déclarée, mais aussi tenter de prévoir les maux qui pourraient toucher la cité et définir le régime qui lui est approprié afin qu'elle reste en bonne santé.

Machiavel assimile de manière récurrente la cité à un organisme vivant comme l'homme ou les plantes. Cette assimilation lui permet d'introduire deux thèmes fondamentaux de sa réflexion politique : d'une part, la cité est un corps vivant mais mortel, parfois malade, parfois en bonne santé. On peut en induire une première règle de l'action politique : le temps de l'action dans la cité n'est pas uniforme et il faut prendre en compte sa qualité spécifique au moment d'agir. D'autre part, la cité a les humeurs pour éléments constituants. A travers la notion d'humeur, Machiavel appréhende les raisons de l'instabilité des régimes politiques, des bouleversements institutionnels et des conflits civils qui caractérisent leur histoire. C'est elle aussi, comme nous allons le voir, qui est au fondement de la diététique politique.

Un second ensemble d'images permet d'assimiler l'acteur politique au médecin, du point de vue de leurs compétences. La figure du politique médecin chez Machiavel n'intervient pas seulement parce que la matière de l'action politique a été apparentée à un organisme vivant, mais aussi parce que les qualités traditionnellement attribuées au médecin sont nécessaires pour agir dans la cité. Sans présumer de sa cohérence, nous nous référerons à la collection hippocratique pour les définir.

On peut enfin dégager un troisième ensemble d'images dérivées du vocabulaire organique et médical, qui permet d'envisager l'homme politique médecin à l'oeuvre. Comme nous l'avons suggéré, il ne s'agit pas seulement aux yeux de Machiavel de soigner - bien qu'il accorde à cette tâche une grande attention. Il y a va aussi de cette diététique politique, c'est-à-dire de la détermination du régime durable, adapté à la cité à partir du jeu des humeurs au sein de la cité. Dans la mesure où celui-ci ne peut être la "constitution idéale" qui n'a aucun sens dans une histoire où, selon les termes de Machiavel, les choses passent sans cesse de l'ordre au désordre et vice versa, il nous faudra qualifier ce que vise cette diététique.

Trois auteurs - à ma connaissance - ont déjà étudié dans l'oeuvre de Machiavel le vocabulaire médical et organique, dans des perspectives toutefois différentes. L. Zanzi, le premier d'entre eux, analyse la pensée machiavélienne de l'histoire et voit en elle une double réduction, de la politique à l'histoire, puis de l'histoire à la nature. Deux références sont essentielles pour comprendre ce mouvementę: l'historiographie humaniste et la médecine. A partir de ce projet, il développe plusieurs idées importantes. Tout d'abord, l'homme politique de Machiavel s'apparente au médecin qui soigne le malade en adaptant son diagnostic et le médicament à sa constitution particulière. La réalité, et partant la connaissance n'étant pas données pour toujours, son diagnostic s'adapte et évolue. La connaissance de l'histoire est dès lors primordiale afin d'établir par comparaisons et recoupements un juste diagnostic. La collection hippocratique et notamment le traité Airs, eaux, lieux, rend compte de la pratique de diagnostic prévisionnel, du lien entre cas particulier et cas général, de la nécessité du déchiffrement du réel, des signes et des indices, pour faire face à un cas présent et urgent et non à un phénomène dans un futur indéterminé :

"Si ricordi, in proposito, il frequente ricorso del Machiavelli alla metafora del medico per significare il tipo di azione del politico e il suo ruolo : figura metaforica in cui s'intrecciano i due poli diversi di un agire magico, cio è, da un lato, l'intervento artificiale e, dall'altro lato, l'interpretazione dell'equilibrio (isonomia) delle forze naturali (...) Di poi ancora, il ruolo fondamentale riconosciuto da Ippocrate alle tecniche diagnostico-prognostiche attraverso un inscindibile legame tra la ricostruzione delle storia del malato, la diagnosi della situazione presente e la previsone probabile dello svolgimento futuro di un caso individuale di malattia."

D'autre part, il compare l'usage médical et l'usage juridique de l'exemple. Si Salluste, Tite-Live et Cicéron utilisaient communément l'exemple, celui-ci a disparu longtemps des discours au profit de références à la Bible, à Isidore de Séville et à Saint-Augustin, pour ne ressurgir que dans l'oeuvre de C. Salutati. Désormais d'un usage bien établi à la fin du 15ème siècle, il a, chez Machiavel, une portée pratique et historique. Mais il faut distinguer ceux empruntés au droit, qui viennent rappeler la similitude des cas saisis sous une seule et même loi et ceux qui sont issus de la médecine, qui permet d'insister sur la spécificité d'un cas individuel qui ressemble sans s'y réduire aux cas précédents. D'autre part, si le droit privilégie l'analogie, la médecine privilégie l'inférence séméiotique. L'exemple juridique est aussi le fondement d'une procédure déterminée, alors qu'en médecine, on confronte des exemples pour établir un pronostic du développement probable des symptômes. Enfin, l'exemple juridique seul a une valeur démonstrative. L. Zanzi souligne un troisième aspect dans l'oeuvre de Machiavel : les cités et les institutions apparaissent comme des organismes vivants, avec ses maladies et ses degrés de corruption inévitable. Le modèle de la compréhension de l'histoire est physico-biologique et cela tient à l'hégémonie de la culture "médicale" à l'époque.

A. Parel a défriché un domaine spécifique de l'usage machiavélien du vocabulaire organique et médical - la thématique des humeurs - ainsi qu'un thème qui lui est associé : l'astrologie. Il consacre plusieurs chapitres à la notion d'humeur et des analyses spécifiques au Prince, aux Discours et à L'Histoire de Florence. La notion d'humeur chez Machiavel a un double sens, individuel et collectif. En établissant la filiation à la collection hippocratique, A. Parel insiste sur le fait que l'unité de l'organisme humain résulte de la coopération entre les humeurs contraires et la santé du fait qu'aucune humeur n'en vient à dominer les autres. La clé de la santé est que chaque humeur soit satisfaite. La thématique des humeurs implique en outre que l'individu n'est pas la seule unité de la communauté politique et qu'il faut prendre en compte des groupes définis par elles. Si la notion est utilisée depuis l'antiquité (A. Parel la repère chez Platon, Aristote, Plutarque), puis au Moyen-Age (Saint Thomas d'Aquin) et à l'époque de Machiavel (Savonarole, Guichardin), ce dernier en fait néanmoins un usage original. Il assimile le prince à un docteur et la pensée politique à la science médicale tant dans Le Prince que les Discours. Dans ses analyses politiques, la notion d'humeur désigne des désirs propres à des groupes sociaux, ces groupes sociaux eux-mêmes, les troubles issues de la confrontation entre ces groupes et enfin, sert à classifier les régimes politiques. De prime abord, il semble qu'il y ait entre l'humeur du peuple et celle des grands une différence éthique : celle du peuple serait plus honnête mais il s'avère que le peuple est aussi ambitieux de détenir le pouvoir. La cité est un corps qui se corrompt et exige des soins réguliers, y compris parfois des purges radicales. Dans une principauté, c'est le prince qui satisfait les humeurs tandis que, dans une république, les groupes résolvent leurs différends à travers la constitution et la loi. Le conflit demeure, mais sans dégénérer en une guerre civile ou dans la licence.

A. Parel affirme son désaccord avec l'interprétation marxiste du conflit des humeurs (de Gramsci à Lefort) pour la raison qu'aux yeux de Machiavel, le conflit ne sera jamais résolu et la santé dépend de l'absence de victoire d'une humeur sur l'autre. De l'étude du Prince, il tire plusieurs conclusions : la comparaison entre la monarchie française et le gouvernement turc montre que la structure humorale de toute cité pose une limite à l'action du prince, quelle que soit sa virtù ; c'est à propos de la principauté civile que la théorie des humeurs se déploie pleinement et Machiavel suggère au prince de s'appuyer plutôt sur le peuple que sur les grands, indiquant ainsi que l'humeur la plus forte doit être satisfaite en priorité. Dans les Discours, la notion d'humeur est au coeur de son argumentation. On la retrouve dans son analyse de la constitution romaine, à travers laquelle il rompt avec l'idéal de concorde. A. Parel conclue que Machiavel ne peut être considéré comme le père de la modernité politique, dans la mesure où cette thématique des humeurs et celle de l'astrologie tirent sa pensée vers un contexte pré-moderne, fortement marqué par des schèmes médiévaux. D'autre part, son oeuvre serait une illustration exemplaire des dangers qui pèsent sur une pensée reposant sur une science naturelle ou une philosophie naturelle :

First, he or she can learn of the potential danger that natural holds for political philosophy when the alliance between the two becomes too close. Second, it may dispose a modern reader to reflect anew on what constitutes the human condition : le condizioni umane : which political philosophy obviously has to take into account. Is natural science sufficient to define the human condition ? In our day Marxism, Freudeanism and Darwinism have all claimed to be grounded in some branch of natural philosophy. What is one to think of the attempts that have been, and still are made to build political philosophies on the basis of these natural philosophies ?

G. Sfez a, à son tour, mis l'accent sur le thème des humeurs à partir de la question du mal, d'un mal radical et irréductible à partir duquel Machiavel penserait la possibilité du vivre-ensemble. Le mal transparaît d'abord dans un économie générale des rapports de pouvoir entre les hommes qui a pour spécificité d'être intraitable, inconvertible :

"Un autre modèle livre, en effet, la clef de la différence politique, et confère un cours heureux au problème du mal : ce modèle présent dans Le Prince et dans les Discours s'énonce ainsi : "A ne considérer que ces deux ordres de citoyens : les Grands et le Peuple -, on est obligé de convenir qu'il y a, dans le premier, un grand désir de dominerę; et dans le second, le désir seulement de ne pas être dominé, par conséquent plus de volonté de vivre libre." [Discours, I, 5] Ce modèle, c'est celui de l'apparition de la différence politique comme telle. Machiavel n'en construit pas la genèse. La différence politique se substitue à la différence humaine, et c'est d'elle que l'humanité va pouvoir trouver un autre sens de la communauté. Ce modèle affirme l'existence de deux désirs inconciliables et irréductibles l'un à l'autreę..."

La notion d'humeur intervient ici pour marquer l'absence de toute réconciliation possible, de toute mesure commune entre le désir du peuple et celui des grands. Elle s'oppose selon G. Sfez à la notion d'intérêt en tant que ce dernier serait le mode le plus direct et le plus tangible pour l'établissement d'une homogénéité ou d'une commune mesure dans le rapport des hommes entre eux :

"Réfléchir le politique en termes d'intérêts, c'est incliner vers l'affirmation d'une harmonie finalisante d'intérêts divergents qui finissent par se composer entre eux, selon une finalité simple (un commun concours) ou complexe, une finalité de la contrefinalité (accord via le désaccord) ou c'est supposer présent en un chacun le sens d'un intérêt commun (...) Or, l'humeur n'est pas un intérêt qui se laisse dissoudre dans un intérêt plus élevé ou convertir en lui."

Cela tient au fait que l'humeur renvoie au domaine de l'affectif. Elle ne se laisse pas déplacer ou transformer par l'appréciation du jugement. Corrélativement, la cité n'est pas la somme ou la reprise dans un tout de ces humeurs. La cité se définit aussi par le rapport des humeurs qui peut dégénérer en une guerre civile ouverte mais aussi donner lieu à un processus de résistance des humeurs l'une contre l'autre, résistance favorable à la liberté.

Ces trois approches mettent en lumière les dimensions principales de ce vocabulaire organique et médical : la théorie des humeurs de la cité (A. Parel, G. Sfez) ; la représentation de la cité comme organisme vivant (G. Sfez et surtout L. Zanzi) ; le rapprochement de l'homme politique du médecin et la nature du savoir nécessaire à l'action politique qui découle de ce rapprochement (L. Zanzi et à un moindre degré A. Parel). Mais elles demeurent partielles et doivent être reprises dans trois directions : approfondir notre connaissance de la culture médicale en vigueur à l'époque de Machiavel afin de mieux comprendre les images qui s'en inspirent dans son oeuvre ; relever systématiquement les usages et ses formes qu'il fait du vocabulaire organique et médical ; à partir de là, proposer une interprétation de cet usage. L'emploi que fait Machiavel de la notion d'humeur est conçu comme la marque d'une rupture avec l'idéal de concorde de toute la tradition politique, tant chrétienne que gréco-romaine (A. Parel). Il importe corrélativement de penser le sens du conflit civil dans la cité (G. Sfez), notamment dans son rapport au marxisme (A. Parel). La théorie humorale est aussi au fondement de la conception machiavélienne de la santé des régimes politiques. Devons-nous reprendre à notre compte ces conclusions ? L'analyse de la contrariété entre les humeurs montre certes que Machiavel s'inscrit en faux contre l'idéal de concorde. Mais il distingue différentes formes de conflit civil et, tout en reconnaissant certaines comme un mal nécessaire, en rejette d'autres résolument. Sa compréhension du conflit dans la cité doit donc être précisée. En outre, il est important de prolonger notre réflexion sur les conséquences institutionnelles de la théorie humorale: n'implique-t-elle pas le rejet de la constitution mixte et, au delà, de toute définition d'un ordonnancement éternel de la cité ? Par ailleurs, la santé des régimes politiques repose-t-elle sur la satisfaction des humeurs, comme le suggère l'analyse de A. Parel ?


I. La cité comme corps vivant

a) L'anatomie au service d'une cartographie militaire


La Renaissance est considérée comme un moment de transition entre une représentation de la cité comme un organisme vivant et sa représentation comme agrégat d'individus réunis dans une société d'échange, chacun étant guidé par son propre intérêt, fut-il déterminé par l'appétit du profit, des honneurs ou des deux. L'harmonie sociale qui définit la cité dans chaque modèle de représentation diffère grandement : dans le premier, la métaphore organique renvoie au corps dont chaque organe ou membre remplit une fonction spécifique, parfois au sein d'un ensemble hiérarchisé. C'est ce premier modèle qui prévaut jusqu'à Machiavel. Le coeur et la tête renvoient à la partie dirigeante de la cité. Ainsi, Saint Thomas souligne la hiérarchie de membres de la cité à partir de la comparaison entre cité et corps humain :

"De même, en chaque homme, l'âme gouverne le corps et, entre les parties de l'âme, l'irascible et le concupiscible sont gouvernés par la raison. Entre les membres du corps pareillement, il en est un principal qui peut tout, que ce soit le coeur ou la tête. Il faut donc qu'il y ait dans n'importe quelle multitude une direction chargée de régler et de gouverner."

L'analogie corporelle est en outre un des pivots : avec l'image du navire dirigé par son pilote et celle de la ruche dirigée par la reine des abeilles : de sa démonstration que le gouvernement de l'un est le meilleur de tous : de même que le coeur gouverne le corps humain, le roi doit gouverner la cité. Marsile de Padoue fait également une analyse de la communauté politique en termes organiques. La santé de la cité s'entend comme tranquillité et celle-ci comme l'état dans lequel chaque partie de la cité remplit la fonction qui lui correspond en nature. La référence à la nature lui permet d'introduire la distinction entre les hommes selon les compétences ou les prédispositions qui débouchent sur la constitution d'habitus qui, chacun, concourent à la perfection de la cité. Mais c'est avec une double référence à Aristote et à Galien que l'analogie organique est pleinement développée dans le Défenseur de la paix, notamment dans sa signification hiérarchique :

"A cet égard, l'ingéniosité humaine a imité de façon convenable la nature. Car la cité et ses parties établies selon la raison, sont analogues au vivant et à ses parties parfaitement formées selon la nature, comme il appert de la Politique d'Aristote, livres I et V, chapitre 2. La partie formée d'abord est le coeur (...) Or, cette partie formée d'abord est plus noble et plus parfaite dans ses qualités et dispositions que les autres parties du vivant. (...) Il faut considérer de manière analogue à ces processus ce qu'il convient d'établir selon la raison dans la cité. Car par l'âme de l'ensemble des citoyens ou de sa partie prépondérante, il est ou doit être formé d'abord en elle une partie unique, analogue au coeur, dans laquelle l'âme de l'ensemble des citoyens établit une vertu ou forme avec puissance active ou autorité d'instituer les autres parties de la cité. Une telle partie est le gouvernement ; sa vertu, universelle quant à la causalité, est la loi ; sa puissance active est l'autorité de juger, de commander d'exécuter les sentences concernant l'utile et le juste dans la cité. C'est pourquoi Aristote dit dans la Politique, VII, 6, que cette partie est la plus nécessaire de toutes [Pol. IV, 8, 1328b 13] dans la cité."

Chez Machiavel, la référence à différentes parties du corps et à leur éventuelle hiérarchie apparaît seulement à deux reprises. On la rencontre dans les Discours et Le Prince, 26 deux chapitres consacrés à la guerre. Elle permet de constituer une carte des lieux militaires, dont la leçon est qu'il ne sert à rien d'armer les frontières si le centre du territoire ne l'est pas :

"De tels inconvénients proviennent de ce que l'on a désarmé le peuple. D'où il résulte un plus grand : plus l'ennemi s'approche, plus il vous trouve faible. Car celui qui vit comme il a été dit plus haut traite mal les sujets qui vivent à l'intérieur de l'Etat et bien ceux qui sont proches des frontières, pour avoir des hommes disposés à tenir l'ennemi à distance. Il en découle que, pour le tenir davantage à distance, il donne des subsides aux seigneurs et aux peuples qui sont proches de ses frontières. Et il découle de cela que les Etats de cette espèce résistent un peu sur leurs frontières, mais, lorsque l'ennemi les a franchies, ils n'ont plus aucun remède. Et ils ne voient pas que leur façon de procéder est contraire à tous les bons principes. Car on doit tenir armées le coeur et les parties vitales d'un corps et non pas ses extrémités. On peut vivre, en effet, sans ces dernières, alors que, si le coeur est frappé, on meurt. Les Etats en question ont un coeur désarmé et les mains et les pieds armés. Ce qu'a produit ce genre de désordres à Florence, on l'a vu et on le voit chaque jour. Aussitôt qu'une armée franchit ses frontières et s'approche de son coeur, elle ne trouve aucun remède."

Le chapitre final du Prince reprend cette image pour insister sur la valeur de la matière italienne : seul manque les chefs : la tête - qui sauront libérer l'Italie des barbares.

b) La cité : un corps vivant et mortel

Beaucoup plus fréquentes et significatives sont les métaphores ou les comparaisons organiques employées par Machiavel pour montrer la cité comme corps vivant et mortel. Les cités sont, au même titre que les êtres humains, des corps mixtes ou complexes. Le sens de ces expressions réside dans les conceptions médicales de l'époque ou la philosophie naturelle aristotélicienne : les corps mixtes, qui n'existent que dans le monde sublunaire, sont des combinaisons d'éléments simples et contraires. Les cités ont une durée de vie qui leur est propre : elles peuvent mourir avant le moment de leur mort naturelle mais aussi se maintenir jusqu'à lui si ceux qui détiennent l'autorité savent prendre les mesures adéquates :

"Il est très vrai que toutes choses de ce monde ont un terme à leur existence. Mais elle suivent tout le cours que le ciel leur a généralement fixé, si elles ne mettent pas leur corps en désordre et le tiennent si bien réglé qu'il ne s'altère pas, ou si, quand il s'altère, c'est pour leur salut et non à leur détriment."

Machiavel partage cette vision de la cité comme corps vivant et mortel avec Guichardin qui insiste pour sa part beaucoup sur le rythme de croissance et de déclin et souligne, comme le premier, la possibilité de reculer notablement la chute ou la mort de la cité.

c) La cité et l'arbre : l'image de la croissance

Un autre type de métaphore est employée plus rarement pour décrire une altération des cités et des Etats, au sens aristotélicien du terme : un changement dans lequel le sujet demeure le même et ne voit modifiées que ses qualités. Il s'agit de la croissance - autrement dit de l'expansion impériale - dont le processus doit être soigneusement régulé et contrôlé sous peine de devoir faire face à la destruction. L'arbre : ses racines et ses branches : incarne la cité dans ce processus. C'est le cas dans Le Prince :

"En outre, les Etats qui croissent tout à coup, comme toutes les autres choses de la nature qui naissent et poussent rapidement, ne peuvent avoir des racines et des ramifications telles que le premier orage ne les détruise ; à moins que de tels hommes, comme on l'a dit, qui sont devenus si soudainement des princes, n'aient assez de valeur pour que, ce que la fortune leur a mis entre les mains, ils sachent aussitôt se préparer à le conserver, et que, ces fondements que les autres ont édifiés avant de devenir princes, ils les édifient ensuite."

La métaphore est reprise dans les Discours, à travers une analogie entre les actions humaines et des cités et celles de la nature :

"Les Romains, en effet, voulurent faire comme le bon cultivateur. Afin qu'une plante grossisse et puisse produire et faire mûrir des fruits, celui-ci taille les premiers rameaux, de sorte que, retenant sa vigueur au pied de l'arbre, les branches puissent pousser plus vertes et plus fécondes. Que ce moyen soit nécessaire et bon pour agrandir et créer un empire, l'exemple de Sparte et d'Athènes le montre bien. (...) Toutefois Rome semblait plus agitée et moins bien organisée qu'elles (...) Toutes nos actions imitant la nature, il n'est ni possible ni naturel qu'un tronc faible supporte une grosse branche. Aussi une petite république ne peut occuper des villes ou des royaumes plus forts et plus gros qu'elle. Si toutefois elle les occupe, il lui arrive comme à l'arbre qui a une branche plus grosse que son pied : le portant difficilement, il est abattue au moindre coup de vent. C'est ce qui arriva à Sparte. Ayant occupé toutes les cités grecques, dès que Thèbes se révolta, toutes les autres cités firent de même, et le tronc demeura seul, privé de ses branches. Ceci n'arriva pas à Rome, qui avait un pied si gros qu'elle pouvait aisément porter n'importe quelle branche."

d) La corruption

Il existe un autre processus d'évolution de la cité, celui de la corruption. Revenons à la définition différentielle de la corruption et de l'altération proposée par Aristote :

"Au sujet de la génération et de l'altération, disons maintenant en quoi elles diffèrent, puisque nous affirmons que ces changements sont distincts l'un de l'autre. Puis donc que le sujet est quelque chose de différent de la qualité, qui a pour nature de lui être attribuée , et que le changement peut se produire en chacun de ces cas, il y a altération quand, le sujet, sujet sensible, demeurant le même, change dans ses propres qualités, qu'elles soient des contraires ou des intermédiaires. Par exemple, le corps qui était en bonne santé tombe malade, tout en demeurant identique ; l'airain est rond et puis il devient anguleux, tout en restant le même. Mais quand c'est la chose prise comme un tout , qui vient à changer, et que rien de sensible ne demeure identique comme sujet, quand, par exemple, la semence, comme un tout, produit l'air, ou l'air, comme un tout, l'eau, un tel changement est dès lors génération d'une substance et corruption d'une autre..."

Cette définition qui souligne une différence de nature entre altération et corruption peut éclairer la signification que Machiavel attribue à la corruption. En effet, une cité corrompue exige selon lui des institutions et des procédures différentes de celles qui lui étaient adaptées avant la dégénérescence :

"La forme ne peut être la même, lorsque la matière est tout à fait à l'opposé."

La différence de nature qu'induit la corruption est également perceptible à travers la thématique de la qualité des temps considéré comme une condition essentielle de l'action. On ne peut agir de la même façon dans les temps où la cité est malade, autrement dit, se trouve corrompue et ceux où elle est en bonne santé. On doit s'adapter au contexte dans lequel on agit, tant du point de vue de son ambition personnelle que de celui du devenir de la cité :

"Il faut observer deux choses à ce propos. L'une, que l'on doit chercher la gloire dans une cité corrompue par des moyens différents de ceux employés dans une cité aux moeurs pures . L'autre (presque identique à la première), que les hommes doivent, dans leur comportement et surtout dans les grandes actions, considérer les circonstances et s'y conformer. Ceux qui, par mauvais choix ou par inclination naturelle, son en discordance avec leur temps vivent le plus souvent dans le malheur, et leurs actions échouent (...) Il faut donc, pour s'imposer dans une république et y créer de mauvaises institutions, que l'on trouve des moeurs désordonnées, de génération en génération, par le temps."

Machiavel voit dans ce processus de corruption une nécessité. La cité peut lutter contre lui, mais non l'empêcher : le temps qui passe en est porteur. Inévitable et irréductible, la corruption, ajoutée aux bouleversements imprévisibles de l'histoire, nous éloigne d'une solution institutionnelle définitive.

En quoi consiste-t-elle? Elle est décrite en relation avec l'oubli, la perte de mémoire des principes du commencement. Dans les Discours, I, 2, Machiavel évoque l'oubli progressif de la part des héritiers des rois, des descendants des grands et du peuple qui, successivement au pouvoir, en viennent à ne plus se souvenir de l'ordonnancement initial de la cité, ordonnancement qui, pourtant en garantit le maintien et la durée. Dans ce chapitre, les principes du commencement sont essentiels car ils définissent une gestion des affaires communes de la cité en fonction du bien public et non selon l'intérêt personnel. La corruption de la cité renvoie donc ultimement à la corruption des moeurs politiques des membres de la cités. Selon des moeurs purs, ils agissent au nom du bien commun ; selon des moeurs corrompus, ils s'élèvent dans la cité à des fins privées et provoquent des haines et des factions menant à la ruine de la cité.

e) Les humeurs

La période de la Renaissance est familière de la métaphore des humeurs. On peut cependant faire l'hypothèse qu'elle acquiert chez Machiavel une portée essentielle à la compréhension de son oeuvre. Elle renforce l'idée que la cité est un corps vivant car à la notion d'humeur est attachée toute une série de processus qui mettent la cité en mouvement. Elle renvoie à des théories physiologiques issues de la médecine grecque transmise à la Renaissance.

Je mentionnerai deux sources, l'une bien connue : la collection hippocratique -, l'autre peut-être moins : la conception d'Alcméon de Crotone. La première est transmise d'abord par Galien (3ème siècle après J-C) dont les conceptions dominent l'étude de la médecine dès le 3ème siècle. Lui-même développe une pensée marquée par un certain éclectisme : Platon, Aristote, autant que le corpus hippocratique, furent ses sources d'inspiration. La théorie physiologique - dans laquelle les humeurs trouvent leur place - fut cependant l'une de ses principales préoccupations. La médecine grecque prédomine dans le monde romain et les traductions des traités grecs ou leur compilation commencent dès le 5ème siècle et se poursuivent par la suite, tandis que des universités créent des chaires de médecine, comme celle de Salerne au 12ème siècle.

Le rôle de la traduction et du commentaire arabes (souvent via le syriaque) des traités grecs est essentiel pour la transmission de la collection hippocratique et des oeuvres de Galien à la Renaissance. Averroes et Avicenne, tous deux philosophes et médecins, jouent dans ce processus un rôle important. A partir du 12ème siècle, le mouvement de traduction en latin des textes grecs et arabes prend de l'ampleur (Constantin l'Africain, Gérard de Crémone et ses élèves, Etienne/ Burgundio de Pise, Nicolas de Régium, Pietro d'Abano). Bien qu'au même moment, la traduction d'Aristote crée une interaction entre sa philosophie naturelle et le corpus médical disponible, la médecine garde une indépendance relative par rapport à l'aristotélisme, en raison de l'importance de la tradition hippocratique et de l'influence de l'astronomie et l'astrologie grecque et arabe. Cette relation à l'astrologie, objet d'une polémique, véhicule notamment la croyance selon laquelle les corps célestes ont une influence sur les corps humains et les autres corps sublunaires. Elle a été particulièrement forte en Italie, au 14ème et 15ème siècles et l'université de Padoue a diffusé les théories cosmologiques de l'époque et celles de Ptolémée. Les sources dont nous disposons sur la médecine sont les programmes des universités italiennes. Figurent par exemple dans celui de Bologne au 14ème et 15ème siècles des écrits de Galien (Tegni, Microtechne, Ars parva), des oeuvres des écrivains arabes et notamment des extraits du Canon d'Avicenne ainsi que des compilations du corpus hippocratique.

La théorie des humeurs était enseignée surtout à partir de certaines oeuvres de Galien - Des tempéraments, Des facultés naturelles, De l'utilité des parties du corps, du Canon d'Avicenne et de L'Isagoge de Johannitius/ Hunayn. Le traité issu du corpus hippocratique, De la nature de l'homme et plus tard le Canon d'Avicenne présentent l'ensemble des quatre humeurs - le sang, le phlegme, la bile (la colère) et la bile noire (mélancolie) - en lesquelles la nourriture se convertit. Les humeurs interviennent dans la vie du corps de manière déterminante. Quatre éléments ou qualités - le chaud, l'humide, le froid, le sec - forment en se mélangeant le tempérament. Le corps est en bonne santé dès lors que ce mélange est équilibré, c'est-à-dire en en proportions égales et que les humeurs, qui sont les éléments secondaires ou intermédiaires du corps et les véhicules privilégiés des éléments, se mélangent à leur tour de manière équilibré. Dans Nature de l'Homme, la maladie se déclare lorsqu'une des quatre humeurs se trouve en trop grande ou petite quantité par rapport aux autres et de manière corrélative s'isole de l'ensemble :

"Il y a santé parfaite quand ces humeurs sont dans une juste proportion entre elles tant du point de vue de la qualité (dynamis) que de la quantité et quand leur mélange est parfait ; il y a maladie quand l'une de ces humeurs, en trop petite ou trop grande quantité s'isole dans le corps au lieu de rester mêlée à toutes les autres."

A ce corpus médical issu des programmes universitaires, il me semble important d'ajouter la conception d'Alcméon de Crotone, bien que la question de sa filiation à l'époque de Machiavel reste entière. Elle ne recoupe qu'en partie celles de la collection hippocratique et a pour particularité d'utiliser une terminologie politique pour définir la santé et la maladie, présente de manière occasionnelle dans la collection. Comme dans la conception précédente, le corps a des pouvoirs constituants, l'humide, le sec, le chaud, le froid, l'amer et le doux, conçus par paires d'opposés et en nombre indéterminé. La santé est aussi conçue comme un rapport d'égalité - isonomie - de ces pouvoirs constituants. La maladie est apparentée à une monarchie, c'est-à-dire à la domination sans partage d'un pouvoir sur l'autre - ce qui en revanche semble inconcevable dans la collection hippocratique. On verra dans la troisième partie de cette étude en quoi elle contribue à penser l'usage machiavélien des humeurs.

La notion d'humeur intervient de manière récurrente dans l'oeuvre de Machiavel. Toutefois, il faut aussi remarquer qu'il ne l'emploie pas toujours là où on pourrait l'attendre. Aussi faudra-t-il évaluer ce qu'elle apporte en tant que telle et chercher les raisons de son absence ou de sa présence dans tel ou tel moment du texte. Notons dans un premier temps que la notion d'humeur appartient à un temps d'écriture spécifique - celui des oeuvres écrites dans l'oisiveté de son domaine de San Casciano. Elle n'apparaît pas dans ses écrits politiques avant le Prince. En revanche, dès lors qu'elle est utilisée, elle est mise en valeur. C'est un présent de généralité qui est utilisé dans Le Prince pour définir les deux humeurs de la cité :

"Car en chaque cité l'on trouve ces deux humeurs différentes ; cela naît de ce que le peuple désire n'être ni commandé ni opprimé par les grands, et que les grands désirent commander et opprimer le peuple. De ces deux appétits différents naît dans les cités un de ces trois effets : monarchie liberté ou licence."

Les Discours font écho à cette affirmation d'une présence universelle des humeurs dans les cités :

"Si l'on considère le passé et le présent, on voit aisément que toutes les cités et tous les peuples ont les mêmes désirs et les mêmes humeurs et les ont toujours eux. Il est donc aisé, pour qui étudie attentivement le passé, de prévoir le futur dans toutes les républiques, et d'y apporter les remèdes que les Anciens ont employé, ou bien, n'en trouvant pas, de penser à de nouveaux, à cause de la similitude des événements."

L'Histoire de Florence reconduit l'usage de la notion d'humeur. La description de Florence conduit à étendre l'emploi de la notion d'humeur au delà de ce qu'autorise la théorie médicale. On passe en effet d'un schéma binaire : les grands et le peuple -, qui respectent la conception médicale des humeurs qui se composent et s'opposent par paire : à une vision qui fait place à plus deux catégories dans la description de la cité :

"La cité étant pleine d'humeurs diverse, chacun avait des buts différents et désirait les atteindre avant qu'on ne déposât les armes. Les anciens nobles, appelés grands, ne pouvant supporter d'être exclus des magistratures, s'employaient donc de toutes leurs forces à les recouvrer et étaient partisans qu'on rendît leur pouvoir aux capitaines du parti guelfe. Les plus puissants des gens du peuple n'acceptaient pas de partager le pouvoir avec les arts mineurs et le menu peuple. De leur côté, les arts mineurs souhaitent augmenter leur autorité plutôt que de la voir diminuée. Le menu peuple, quant à lui, craignait d'être privé de ses corporations."

A quoi renvoient ces humeurs ? Les occurrences évoquent toujours ce qu'on identifie d'emblée comme un conflit civil, latent ou ouvert. Cette identification nous entraîne aussitôt vers une interrogation sur le sens machiavélien du conflit dans la cité et une comparaison avec d'autres visions conflictuelles du corps social. Sans remettre en cause la légitimité de cette réflexion, je pense qu'il faut revenir en deçà pour comprendre ce que Machiavel cherche à penser avec la notion d'humeur. Associée à elle, on trouve celle de désir ou d'appétit. A travers ce terme, l'humeur renvoie à un mouvement, à une dynamique. Les occurrences de la notion d'humeur décrivent la cité en mouvement, et plus précisément, des catégories de citoyens qui agissent en vue de réaliser leurs désirs respectifs. Au chapitre 9 du Prince, par exemple, le mouvement de réalisation du désir des grands ou du peuple a pour effet la naissance d'un nouveau régime institutionnel et d'une nouvelle forme de vivre- ensemble :

"De ces deux appétits différents naît dans les cités un de ces trois effets : monarchie principauté, liberté ou licence."

Ce désir est infini en un double sens : il se perpétue indéfiniment et il s'accroît. On pourrait le justifier en faisant référence à une nature du désir, en ce qu'il serait essentiellement infini. Mais ce serait aller plus loin que Machiavel lui-même. Il ne s'intéresse pas au désir en soi mais à celui, spécifié, des grands et du peuple. Il suffit en fait de revenir au rapport des deux désirs, qui s'alimentent l'un l'autre :

"Le peuple romain avait recouvré sa liberté, était revenu à sa place dans l'Etat (...)néanmoins on fit l'expérience du contraire, car chaque jour naissaient de nouveaux désordres et de nouvelles discordes. Tite-Live indique très judicieusement la cause de ces faits. Aussi me semble-t-il à propos de citer exactement ses paroles, là où il dit que, toujours, soit le peuple soit la noblesse prenaient de la superbe, lorsque leur adversaire s'humiliait. (...)"

Le désir de défendre sa liberté faisait que chacun ne s'élevait qu'en abaissant l'autre. le processus est toujours le même : pour cesser de craindre, les hommes cherchent à effrayer les autres ; les attaques dont ils se protègent, ils les dirigent contre les autres ; comme s'il était nécessaire d'attaquer ou d'être attaqué. Cette dimension renvoie d'ailleurs à la théorie physiologique pour laquelle, en tant qu'éléments constituants du corps, les humeurs n'apparaissent jamais à l'état pur mais sous la forme d'un mélange : elles fonctionnent toujours ensemble.

Par ailleurs, dans ces mêmes occurrences, les humeurs sont associées à des catégories de membres de la cité : grands et nobles dans Le Prince et les Discours, premiers citoyens, moyens et derniers dans le Discours sur les choses de Florence après la mort de Laurent de Médicis le Jeune, peuple et grands ou menu peuple, peuple et grands dans L'Histoire de Florence. Toutefois, les humeurs ne sont pas synonymes de catégories de citoyens. Ces deux expressions n'apparaissent pas dans les mêmes contextes. La seconde est présente lorsque Machiavel décrit ou propose des ordonnancements institutionnels. C'est le cas au chapitre 19 du Prince lorsqu'il évoque le parlement du royaume de France, défini comme limite à l'ambition des grands. C'est encore le cas dans le Discours sur les choses de Florence ou le Sommaire des choses de Lucques. La notion d'humeur intervient pour sa part lorsqu'il décrit une cité en proie à des bouleversements politiques et institutionnels ou susceptible de l'être. La classification des membres de la cité constitue en soi un vocabulaire qui vient compléter celui des humeurs dans l'appareil descriptif et analytique de Machiavel. Cela a des implications importantes car les humeurs ne peuvent être dès lors définies comme des "classes sociales" ou encore des "parties de la cité".

La notion d'humeur apparaît lorsque Machiavel fait ce qu'Aristote a accompli au livre V de la Politique : appréhender et rendre compte des changements institutionnels : réforme, rénovation, révolution, renversement de régime. Cette hypothèse semble confirmée par une comparaison entre l'usage machiavélien de la notion d'humeur et celui de Guichardin. Elle apparaît sous la plume de F. Guichardin, notamment dans le Dialogue sur la façon de régir Florence et naturellement dans les Considérations à propos des Discours de Machiavel sur la première décade de Tite-Live. La confrontation des deux auteurs met en lumière le caractère assez strict et déterminé de l'emploi qu'en fait Machiavel. Les humeurs désignent chez lui constamment des rapports de désir au fait de dominer. Chez Guichardin, l'emploi de la notion est plus relâché : dans le Dialogue sur la façon de régir Florence, Bernardo évoque "les humeurs de la liberté" à Florence, Capponi les "humeurs" des gens d'outremonts que Florence est susceptible de conquérir ; les "humeurs" renvoient aussi aux mécontents du régime présent qui se tournent ver un tyran ; les "humeurs de la cité et des citoyens" désignent encore pour Capponi "la nature, la qualité, les conditions, l'inclination".

Commentant les Discours, I, 7, Guichardin souligne la nécessité d'une composition de tribunal de la cité en adéquation avec ses différents "ordres et humeurs". Même si, bien sûr, Guichardin emprunte la notion d'humeur au même fond médical que Machiavel, celle-ci ne fait pas l'objet d'une définition précise et ne joue pas de rôle particulier dans l'appréhension des causes des changements de régime. Bernardo les décrit en effet sans y recourir. Il fait référence à un "appétit des hommes". Il mentionne deux catégories de citoyens, ceux qui occupent les premières positions dans la cité et le peuple ; mais l'appétit des uns et des autres n'est pas différent en nature. Il n'est donc pas comparable aux humeurs machiavéliennes :

"Ceux qui occupent les premières positions dans les cités, ont moins pour but la liberté qu'ils ne cherchent toujours à étendre leur puissance et à se rendre, autant qu'ils le peuvent, supérieurs aux autres et singuliers. Ils s'efforcent bien, tant qu'ils peuvent le faire, de couvrir leur ambition par ce titre plaisant de liberté, car dans une cité, ceux qui craignent d'être opprimés sont beaucoup plus nombreux que ceux qui espèrent opprimer et ainsi, celui qui prend l'égalité sous son patronage a beaucoup plus de compagnons que celui qui, ouvertement, s'engagerait sur le chemin de la supériorité ; et néanmoins, s'ils s'en tirent bien, l'effet montre ce que sont leurs pensées car, par cette tromperie, ils se servent plus souvent de la multitude pour se faire grands. Je crois que vous en trouverez maints exemples si vous lisez vos histoires et les histoires antiques. D'un autre côté, les peuples cherchent la liberté et se la donnent pour but ; en effet, comme la plupart sont dans une situation qui leur craindre d'être opprimés ou d'avoir une moindre part aux honneurs et aux bénéfices de la république, il faut bien que la première chose à laquelle les peuples prêtent attention soit l'égalité, car c'est pour eux le moyen de se garantir et d'obtenir plus de place qu'auparavant ; et quiconque veut s'élever de bas en haut doit nécessairement arriver d'abord au milieu. Néanmoins, on voit toujours d'expérience que ceux-là, quand ils ont obtenu l'égalité, ne s'arrêtent pas à cette fin-là mais commencent à chercher à être grands et à dépasser les autres, ou du moins à le désirer (...) Et cela vous démontre vraiment quelle fin se donnent les hommes puisque quiconque est puissant se sert bien des fois du nom de la liberté pour tromper les autres, et beaucoup de ceux qui l'ont cherchée, dès lors qu'ils obtiennent l'égalité, l'abandonnent pourvu qu'il leur semble être à même de pouvoir espérer quelque supériorité."

Dès lors que la notion d'humeur semble jouer dans la pensée politique de Machiavel un rôle dans l'appréhension des causes des changements de régime, il importe d'en poursuivre l'analyse. Les humeurs se caractérisent comme des rapports de désir au fait de dominer. Dans le schéma binaire grands/ peuple, la cité accueille un désir de dominer et un désir de ne pas l'être. Dans le schéma ternaire premiers citoyens/ moyens/ dernier ou grands/ peuple/ menu peuple, les humeurs renvoient aussi à différentes prétentions au pouvoir de dominer : le menu peuple ne veut pas être sous la coupe des autres catégories de citoyens mais ne prétend pas à les dominer, la catégorie intermédiaire prétend à des charges et les premiers citoyens désirent les charges les plus hautes et ne supportent pas l'idée d'être dans une position inférieure. Machiavel emploie plusieurs verbes pour décrire ces prétentions : "dominer", "commander", "opprimer" - et parle même parfois, à propos de l'humeur du peuple, du "désir d'être libre". Ces termes ne sont pas synonymes. On peut supposer qu'ils correspondent à des degrés de prétention qui tiennent à la "constitution" de la cité : dans une cité habituée à vivre libre, le peuple ne veut pas seulement ne pas être opprimé, il veut être libre car il connaît ou a connu la liberté. Au contraire, dans les cités où le peuple est habitué à obéir, tout au plus peut ne veut-il pas être opprimé. Ne connaissant pas la liberté, il ne peut même en formuler le désir. Tout comme dans la théorie médicale, le mélange accepte différentes compositions.

Ce mélange est une forme de contrariété. Dans la mesure où les humeurs sont des éléments constituants du corps de la cité, l'usage de la notion d'humeur annule toute pertinence de l'idée d'une cité unie et harmonieuse, à titre de fin ou de moment originel à retrouver. Les humeurs ne se fondent pas l'une en l'autre en une sorte de tertium quid - l'unité de la cité - pas plus qu'elles ne peuvent se réconcilier. Précisons en quoi consiste cette contrariété. Les humeurs coexistent au sein du même espace, celui de la cité. Elles ne sont pas incompatibles car elles ne s'excluent pas l'une l'autre. Au contraire, elles se définissent l'une par rapport à l'autre et se nourrissent réciproquement. En revanche, elles sont antagonistes car les désirs ne se réalisent qu'au détriment des autres. Le conflit ne résulte pas d'un manque d'espace vital au sein de la cité : l'assassinat, l'exil ou la fondation de colonies ne constituent pas des solutions, sinon provisoire et les Discours, I, 2 suggèrent que la dispersion voue les hommes à une mort prochaine. Si l'antagonisme des humeurs a un caractère de nécessité, le désir des grands ne se définit toutefois pas comme un appétit de destruction et de mort de l'autre : il s'agit "seulement" de dominer le peuple. Le désir du peuple est encore moins un désir de destruction. Dès lors, ce sur quoi l'analyse de Machiavel se concentre est l'antagonisme dans ses différentes formes. Celles-ci sont en effet déterminantes pour penser la stabilité ou l'instabilité de la cité ainsi que l'évolution de son régime institutionnel. Le Proemio du Livre III de L'Histoire de Florence est révélateur de cette attention. A travers une comparaison de l'antagonisme à Rome et à Florence, Machiavel évoque les différentes formes du conflit :

"Les graves et naturelles inimitiés opposant le peuple et les nobles sont dues au fait que les uns veulent commander et les autres refusent d'obéir, sont la cause de tous les maux qui naissent dans les cités. Car tous les troubles qui agitent les Etats se nourrissent de cette diversité d'humeurs. Elle maintient le désunion à Rome. Et, s'il est permis de comparer les petites et les grandes choses, elle a tenu de la même façon Florence dans la division, même si les effets ont été différents dans l'une et l'autre de ces cités. Car les inimitiés qui opposèrent à Rome le peuple et les nobles finissaient par des disputes, celles de Florence par des combats ; celles de Rome s'achevaient par une loi, celles de Florence par l'exil et la mort de nombreux citoyens."

L'analyse de ces formes s'affine avec l'introduction d'un critère, la degré de corruption de la cité. Dans une cité non corrompue comme l'était celle de Rome au moment de l'instauration des tribuns du peuple, même les manifestations spectaculaires du désir populaire - cris, fermeture des boutiques, courses dans les rues de Rome, sortie en masse - ne sont pas assimilables à des formes violentes impliquant pillages, viols, incendies et assassinats. Dans un contexte corrompu, l'antagonisme des humeurs se déploie dans l'opposition entre factions, dans le clientélisme en faveur d'un ou plusieurs citoyens qui visent en réalité le pouvoir à des fins personnelles. Sans être nécessairement violentes, ces formes sont le symptôme d'un régime corrompu et le signe que la corruption va s'aggraver.

Concluons momentanément cette analyse. La signification de la théorie humorale invite à privilégier, dans la pensée de la cité, la réflexion sur les causes de la stabilité et de l'instabilité des régimes politiques. D'autre part, la réflexion fondée sur les types de gouvernement - gouvernement de l'un, gouvernement des meilleurs, gouvernement de la masse - s'efface. Comme le souligne G. Sasso, l'antagonisme des humeurs marque la distance de Machiavel par rapport à Polybe : non seulement la constitution éternelle n'est pas possible mais en outre l'ordonnancement ne peut reposer sur la classification classique des gouvernements. Il repose plutôt sur la division de la cité en catégories de citoyens, division fondée sur les désirs respectifs de ces catégories par rapport au pouvoir de commander et de dominer.


Intro et 1e partie - 2e partie - 3e partie et conclusion