Philosophies de l'humanisme


La Cité comme organisme vivant :
L'émergence d'une diététique politique dans l'oeuvre de Machiavel

III. La diététique politique : soigner et prévenir

Au moment où écrit Machiavel, nombreux sont ceux qui dialoguent sur l'histoire et la cité florentine afin de découvrir l'ordonnancement institutionnel susceptible de réformer durablement la cité et dépasser sa crise institutionnelle, politique et militaire. Le Prince et les Discours sur la première Décade de Tite-Live peuvent être lues comme une intervention dans ce dialogue, chaque ouvrage indiquant sans doute les deux solutions envisagées par Machiavel : une principauté ou une république selon le modèle romain. Une tâche s'impose dans ce contexte à l'écrivain politique : trouver les termes nouveaux pour penser la situation présente, puisque le vocabulaire politique traditionnel ne semble plus à même de le faire. Un autre s'impose à l'acteur politique : soigner la cité malade. Au-delà de cette tâche immédiate, son oeuvre est aussi fidèle à la médecine d'Hippocrate en ce qu'elle n'incite pas seulement à soigner mais esquisse une véritable diététique politique destiné à garantir un régime durable.

La théorie médicale classifie à l'époque de Machiavel les maladies en trois groupes : malformations congénitales (mala complexio), déséquilibre du tempérament, trauma. La plupart des maladies étaient rangées depuis l'Antiquité grecque dans la seconde catégorie, celle du déséquilibre du tempérament. En conséquence, les soins médicaux étaient doubles, soigner la maladie mais aussi la prévenir en trouvant le régime adapté au tempérament, constitué par des exercices et une alimentation appropriée, en fonction du tempérament, de l'environnement (air, climat, lieu) et éventuellement des influences célestes. Nous pouvons à notre tour définir une diététique politique comme un savoir pratique des régimes appropriés aux cités, de leur constitution et de leur environnement, destiné à prévenir la maladie. Par "politique", nous entendons à la suite de Machiavel ce qui relève du vivre civil : un vivre dont la définition comprend le règne de la loi par opposition à la violence comme à la décision d'un individu ou d'un groupe à des fins personnelles. Cette double finalité : soigner et prévenir - recoupe une dualité importante dans la réflexion machiavélienne, celle des temps corrompus et des temps où les moeurs sont purs. Aussi envisagerons-nous les deux aspects : celui du soin qui répond à la crise florentine contemporain de Machiavel, celui de la prévention par un régime durable.

1. Soigner

Celui qui soigne peut avoir à faire à des constitutions faibles ou fortes, des maladies bénignes ou graves. Lorsque Machiavel dispense au chapitre 3 du Prince ses conseils à qui a conquis un territoire, afin qu'il se maintienne mieux que ne l'a fait le roi Louis de France, il distingue des "remèdes" différents selon les cas :

"Mais quand on acquiert des Etats dans un pays différent de langue, de coutumes et d'institutions, c'est là que se trouvent les difficultés, et là il faut avoir beaucoup de chance et d'industrie pour les conserver. L'un des meilleurs remèdes et des plus efficaces serait que celui qui les acquiert aille y demeurer en personne (...) En effet, en y habitant, on voit naître les désordres et on peut promptement y remédier ; n'y habitant pas, on les apprend lorsqu'ils sont grands et qu'il n'y a plus de remède (...) L'autre bon remède est d'envoyer en un ou deux endroits des colonies."

Dans le cas des maladies, on observe que Machiavel concentre sont analyse soit sur les maladies de type traumatique : attaque extérieure, famine, peste, inondation : qui détruisent les cités, soit sur les déséquilibres de tempérament. Il distingue systématiquement des degrés de gravité. C'est le cas lorsqu'il évoque la disparition des rois romains :

"J'estime qu'il était obligé que les rois disparaissent à Rome, ou bien alors que Rome devienne promptement faible. Considérant, en effet, à quel degré de corruption étaient parvenue les rois, si deux ou trois générations avaient encore continué ainsi, et si la corruption qui était présente chez eux avait commencé à se répandre chez les membres, ceux-ci étant infectés, il aurait été impossible de réformer la cité. Perdant la tête, quand le corps était encore sain, elle put aisément recouvrer la liberté et l'ordre. (...) Ce fut donc un grand bonheur pour Rome que ses rois fussent promptement corrompus, de sorte qu'ils furent chassés avant que leur corruption n'eût gagné les entrailles de la cité. Cette absence de corruption fut cause que les troubles innombrables qui éclatèrent à Rome, comme les citoyens étaient pleins de bonnes intentions, ne nuirent pas à la République, mais lui servirent. On peut conclure ainsi. Là où la matière n'est pas corrompue, les troubles et les désordres ne sont pas nocifs. Là où elle est corrompue, les bonnes lois ne servent à rien, si elles ne sont pas appliquées par un homme capable de les faire observer avec une telle énergie que la matière s'assainisse."

C'est le cas aussi lorsqu'il place dans la bouche d'un citoyen florentin, Rinaldo, des considérations sur les maux qui touchent Florence :

"Que personne ne condamne les armes tournées contre la patrie. Car les cités, bien qu'étant des corps mixtes, ont des ressemblances avec les corps simples. De même que naissent chez ceux-ci des maladies, que seule le fer ou le feu peuvent soigner, de même apparaissent dans les cités des maux tel qu'un bon et miséricordieux citoyen aurait tort de ne pas les traiter, mais devrait les soigner même par le fer, si nécessaire. Existe-t-il une maladie plus grave pour une République que la servitude ? Existe-t-il un remède plus nécessaire que celui qui peut la soulager de cette infirmité ? Seules sont justes les guerres nécessaires et miséricordieuses les armes dont dépendent tous les espoirs."

Machiavel définit même un temps-limite de la maladie et de l'intervention, celui où le mal a atteint ses extrémités. Paradoxalement, ce n'est pas le temps le moins propice à l'action. Ce temps-limite est celui que connaît l'Italie contemporaine de Machiavel décrite dans le chapitre final du Prince. Elle y apparaît souffrant des maux les plus extrêmes :

"... il était nécessaire que l'Italie fût réduite aux extrémités où elle est aujourd'hui, et qu'elle fût plus esclave que les Hébreux, plus asservie que les Perses, plus déchirée, envahie et qu'elle eût supporté toutes espèces de ruine. (...) De sorte que, demeurée comme sans vie, elle attend celui qui puisse soigner ses blessures, qui mette fin aux pillages de la Lombardie, au rançonnement du royaume et de la Toscane, et qui la guérisse de ses plaies depuis longtemps putréfiées."

Corrélativement, il existe différents sortes de traitement pour soigner les maladies d'une cité. Les situations désespérées appellent des remèdes puissants. La conséquence de la description de l'Italie au chapitre 26 du Prince est la nécessité d'un homme d'une exceptionnelle virtù, seul à même de chasser les barbares :

"Ayant donc considéré toutes les choses exposées ci-dessus et me demandant en moi-même si présentement en Italie les temps propices à honorer un nouveau prince, et s'il y a matière à donner à un homme sage et valeureux l'occasion d'y introduire une nouvelle forme qui lui fasse honneur et du bien à l'ensemble des hommes de ce pays, il me semble que tant de choses concourent en faveur d'un nouveau prince, que je ne sais quel moment y fut jamais plus favorable. Et si, comme je l'ai dit, il était nécessaire pour découvrir la vaillance de Moïse que le peuple d'Israël fût esclave en Egypte, et pour connaître la grandeur d'âme de Cyrus que les Perses fussent opprimés par les Mèdes, et l'excellence de Thésée que les Athéniens dussent divisés ; de même à présent pour connaître la valeur d'un esprit italien..."

Dans une situation de guerre, un homme seul, charismatique, vaillant et clairvoyant comme doit l'être le prince machiavélien est plus efficace qu'un gouvernement à plusieurs : la prise de décision et sa mise en oeuvre sont plus assurées lorsqu'un homme, et non plusieurs, gouverne. Ce privilège du gouvernement de l'un dans les circonstances extraordinaires est constante dans sa pensée. On la retrouve à propos de Romulus ou encore dans sa conception de la dictature. On lit également dans ce passage une autre de ses thèses importantes, l'idée que la nécessité forge les caractères : la virtù ne se manifeste pas dans les circonstances ordinaires ; elle s'émousse même. C'est en ce sens que le temps-limite de la maladie n'est pas le plus défavorable à l'intervention du médecin car elle le contraint à la virtù.

Les républiques corrompues ont aussi besoin d'un tel homme qui, seul, est susceptible de les ramener à un mode civil du vivre-ensemble. De ce point de vue, la question du choix entre république et principauté se pose en fonction des circonstances. Dans les plus graves, Machiavel conçoit l'intervention du prince pour mettre fin à la république. On se trouve ici face à une figure exceptionnelle de la pensée politique, semblable en cela au législateur rousseauiste :

"parce que ramener l'Etat à la société civile suppose un homme vertueux, et que devenir maître d'une république suppose un homme méchant : pour ces raison, on ne trouvera que très rarement un homme vertueux qui veuille devenir prince par des voies mauvaises, si ses intentions sont bonnes ; de même il est très rare qu'une fois devenu prince, un homme mauvais veuille bien agir et faire un bon usage de l'autorité qu'il a mal acquise."

Si tant est qu'un tel homme apparaisse sur la scène de l'histoire, il appliquera des remèdes violents qui s'apparentent à la purgation. La peste, la famine et l'inondation sont présentées dans les Discours sur la première Décade de Tite-Live comme les moyens dont use la nature pour se débarrasser d'un trop-plein ou de la méchanceté humaine :

"Lorsque beaucoup de matière superflue est rassemblée dans un corps simple, la nature se secoue d'elle-même à plusieurs reprises et suscite une purge qui sauve ce corps. Il arrive de même dans le corps complexe qu'est l'espèce humaine. Lorsque tous les pays sont remplis d'habitant, de sorte qu'ils ne peuvent plus y vivre et qu'ils ne peuvent aller ailleurs, parce que tous les lieux sont occupés et remplis ; lorsque la malice et la malignité des hommes sont parvenus à leur comble, il faut nécessairement que le monde se purge par l'une des manières susdites."

De même, lorsque les hommes sont si corrompus que rien ne peut : loi ou éducation : les ramener à des moeurs plus purs, il n'y a d'autre solution que de les éliminer par la mort ou l'exil.

Cette présentation des différentes médecines à appliquer avec discernement selon les temps et la gravité de la situation inscrit Machiavel dans une tradition. Ainsi Guichardin évalue-t-il aussi le remède en fonction de la situation :

"Pour échapper à un tyran bestial et cruel, il n'est règle ni médecine qui vaille, excepté celle qu'on applique en cas de peste : fuir le plus loin et le plus vite qu'on peut."

Ce dernier traduit sa perception de la qualité des temps en évoquant les âges de la cité et en faisant part au lecteur de son souci face à la vieillesse de Florence. Si la corruption est prise en compte, c'est surtout la difficulté à réformer une cité déjà ancienne qui transparaît dans le Dialogue sur la façon de régir Florence, difficulté qui tient à la fois au fait que les forces de la cité décline, mais aussi à celui de sa plus grande rigidité :

"Je considère en outre que notre cité est désormais vieille et, pour autant qu'on puisse conjecturer de ses progrès, de la nature des choses et des exemples passés, elle décline plutôt qu'elle ne s'accroît. Ce n'est pas une cité qui vient de naître ou qui est jeune, qu'il est facile de forme ou d'instituer et qui, sans difficultés, reçoit les coutumes qui lui sont données. Quand les cités sont vieilles, elles se réforment difficilement et, une fois réformées, elles perdent vite leur bonne institution et, toujours, elles gardent le goût de leurs mauvaises coutumes du début."

Guichardin et Machiavel s'inscrivent à travers ces considérations dans une perspective développée dans de nombreux miroirs du prince. Ainsi, le De optimo statu de Beroaldus souligne la nécessité pour le prince, assimilé à un médecin d'adapter le remède à la gravité du mal. Néanmoins, ils se distinguent de cette tradition ou contribuent à lui donner un visage nouveau en associant le thème des degrés de gravité à la "qualité des temps", chacun de manière différente : temps corrompus ou non pour Machiavel, âge de la cité pour Guichardin.

2. "Mieux vaut prévenir que guérir" : de quelques conditions sine qua non du maintien des principautés et des républiques

On peut repérer dans l'oeuvre de Machiavel quelques thèmes récurrents, qui apparaissent comme des conditions sine qua non du maintien durable des principautés et des républiques. L'une d'entre elles est la préparation à la guerre, à la fois pour se prémunir des attaques extérieures et se garder de la mollesse du caractère issue d'un temps de paix prolongé. Préparer la guerre, cela signifie au moins trois choses : s'y attendre et forger les bonnes alliances, créer sa propre armée afin de pouvoir compter sur les forces de la cité et enfin, cultiver constamment la vaillance des soldats à travers l'exercice. Deux autres conditions sont relatives à la corruption. On trouve ainsi le souci de maintenir les citoyens dans la pauvreté :

"afin que la richesse sans vaillance ne puisse corrompe personne".

Il faut détourner les citoyens des république ou les sujets des principautés de la recherche des richesses qui, en elle-même, éloigne du souci du bien public et est porteuse d'inégalité. La référence des Discours aux cités allemandes et à la vie rude et libre de ses habitants, s'inscrit dans une telle perspective. Outre la richesse, le mépris du culte de dieu est présenté comme une menace pour la cité :

"Les princes ou les républiques qui veulent se maintenir à l'abri de la corruption, il faut notamment conserver hors de toute corruption les cérémonies religieuses et en entretenir la vénération parce qu'il n'y a pas de signe plus assuré de la ruine d'un pays que d'y voir méprisé le culte de Dieu."

Les Discours, I, 11 éclairent cette affirmation. La religion, en tant qu'elle crée et nourrit une croyance en un être supérieur et tout-puissant, a pour qualité majeure de suppléer au défaut d'autorité des hommes. Il peut certes arriver qu'un prince ait par lui-même une aura tel que tous ses sujets le craignent - sans le haïr - et lui obéissent. Non seulement cela est rare, mais en outre, le prince est un homme mortel et lorsqu'il disparaît, disparaissent aussi les raisons d'obéir. Sa mort est donc susceptible d'entraîner la chute de son royaume. Mieux vaut donc se reposer sur la croyance en dieu. La religion romaine joue dans cette perspective un rôle exemplaire : elle apparaît comme le ciment grâce auquel Numa put diriger Rome et en faire un vivre-ensemble civil. Les romains avaient en effet une double relation aux dieux. Ils les craignaient et respectaient les serments qu'ils faisaient et les respectaient : dès lors, toute décision venue de la bouche des dieux était acceptée. Ainsi Numa put-il introduire des institutions nouvelles, en les présentant comme des conseils d'une nymphe, alors même que les hommes s'opposent habituellement à toute nouveauté.

Enfin, le gouvernement républicain ou le prince devraient prendre l'initiative de procéder à un "retour à l'origine" à intervalles réguliers de temps. Que signifie ce "retour à l'origine" ? Ce retour n'a de sens que si l'origine n'est pas mauvaise, c'est-à-dire si l'on n'a pas affaire à un corps politique doté d'une mala complexio, contre laquelle on ne peut rien. Il faut se replacer dans le contexte des Discours, I, 2, dans lequel Machiavel décrit la succession des cités. Or, au début de chaque régime, le gouvernant - roi, grands ou peuple - agit dans le sens de l'intérêt public :

"Au début, considérant l'ancienne tyrannie, ils se gouvernent conformément aux lois qu'ils avaient établies. Ils préféraient le bien public à leurs intérêts particuliers et administraient et protégeaient avec le plus grand soin les affaires publiques et privées."

Mais le temps passe et la mémoire du moment fondateur - gouvernement des grands contre la tyrannie, gouvernement du peuple contre l'oligarchie, gouvernement du roi contre la licence populaire - se perd à mesure que les générations se succèdent. Le retour à l'origine peut donc se définir comme le retour à la mémoire de l'intérêt public. Du fait que tout corps politique est soumis inévitablement à ce processus d'oubli et que seul un retour au moment fondateur peut y contrevenir, la "rénovation" prend les allures d'une purgation, celle-ci consistant médicalement à lutter contre un processus inévitable et à faire retrouver au corps sa composition initiale :

"La façon de rénover consiste, comme on l'a dit, à les ramener à leurs origines

. Car il faut que les origines des religions, des républiques et des monarchies <sette, regni> aient en elle-même quelque vertu, grâce à laquelle elles puissent retrouver leur réputation initiale et leur premier développement. Comme, avec le temps, cette vertu se corrompt, si rien n'intervient qui la ramènent aux sources, elle tuent nécessairement ce corps. Les médecins disent, en parlant du corps humain : "Quod quotidie aggregatur aliquid, quod quandoque indiget curatione <qu'il s'y accumule chaque jour quelque chose, qui a besoin, de temps en temps d'un remède> " Ce retour aux origines, lorsqu'il s'agit des républiques, est réalisé, soit par un accident extérieur, soit par une sage initiative intérieure."

La détermination des moyens de cette purgation est cependant complexe. La rénovation, dit Machiavel, peut se faire suite à un événement extérieur. On pense à la guerre qui contraint les hommes à la virtù ou à des calamités naturelles qui ont le même effet. Mais qu'entend-il par une "sage initiative intérieure" ? On proposera une hypothèse, sans qu'elle soit exclusive, à partir du proemio du Livre III des Discours :

"Il est donc nécessaire, comme on l'a dit, que les hommes vivant sous quelque régime fassent leur propre examen, à l'occasion d'événements provenant de l'extérieur comme de l'intérieur. Quant à ces derniers, il faut que cela naisse ou provienne d'une loi qui refasse souvent les comptes des hommes vivant dans ledit corps, ou bien d'un homme vertueux qui, né parmi eux, obtienne par son exemple et ses actions valeureuses le même effet que la société . Ce bonheur survient donc dans les républiques, soit grâce à un homme, soit grâce à une institution. Quant à cette dernière, les institutions qui ramenèrent la République romaine à ses origines furent les tribuns de la plèbe, les censeurs et toutes les autres dispositions qui s'opposaient à l'ambition et à la violence des hommes. Ces dispositions ont besoin d'être vivifiées par l'énergie d'un citoyen qui contribue courageusement à les faire exécuter contre la puissance de ceux qui les transgressent."

On a vu précédemment le cas d'un vivre-ensemble corrompu, pour lequel un homme exceptionnel est requis. Examinons celui dans lequel les comptes entre les membres de la cité sont fréquemment faits de telle sorte que la corruption ne puisse se développer. D'après les Discours, III, 1, on prévient la corruption grâce à des institutions et des lois. Cette action de prévention, constitutive de la diététique politique, ne peut prendre place que dans un temps non corrompu, mais, les choses n'étant jamais statique dans l'univers de Machiavel, l'analyse qui va suivre réifie inévitablement ce temps. La diététique politique vise en réalité moins à supprimer le danger de corruption qu'à le reporter et à le minimiser durablement. Grâce à ces lois et institutions, Machiavel veut éviter le phénomène de l'oubli qui conduit les hommes à privilégier leur intérêt personnel par rapport au bien commun. A ce point, il nous faut revenir aux désirs des catégories de citoyens car la lutte contre la corruption prend concrètement la forme d'une lutte contre l'exacerbation du désir des grands et de celui du peuple. Machiavel ne critique pas tant ces désirs en eux-mêmes qu'il ne les rejette lorsqu'ils se manifestent dans l'excès. Une comparaison entre le désir du peuple florentin et celui du peuple romain nous fait comprendre ce qu'il entend par désir "excessif" ou "pas raisonnable" :

"Et, s'il est permis de comparer les petites et les grandes choses, elle a tenu de la même façon Florence dans la division, même si les effets ont été différents dans l'une et l'autre de ces cités. Car les inimitiés qui opposèrent à Rome le peuple et les nobles finissaient par des disputes, celles de Florence par des combats ; celles de Rome s'achevaient par une loi, celles de Florence par l'exil et la mort de nombreux citoyens ; celles de Rome augmentèrent sa vaillance au combat, celles de Florence l'éteignirent totalement ; celles de Rome apportèrent une grande inégalité là où régnait d'abord l'égalité, celles de Florence ont apporté une admirable égalité, là où régnait d'abord l'inégalité. Cette diversité de conséquences provient nécessairement des buts différents que se sont fixés ces deux peuples. Car le peuple de Rome désirait jouir des plus hautes charges avec les nobles, celui de Florence combattait pour gouverner seul, sans la participation des nobles. Le désir du peuple romain étant plus raisonnable, les offenses faites aux nobles étaient plus supportables. Aussi la noblesse cédait-elle aisément et sans en venir aux armes, de sorte qu'après quelques dissensions, on s'accordait pour faire une loi qui satisfit le peuple et maintint la dignité des nobles. Par contre, le désir du peuple florentin était injurieux et injuste, de sorte que la noblesse se préparait à se défendre de toutes ses forces et l'on aboutissait à la mort et à l'exil des citoyens. Les lois que l'on faisait ne profitait pas au bien commun, mais au vainqueur. Il en résultait encore que, lors des victoires du peuple, la cité de Rome acquérait plus de vaillance encore. Car le peuple, partageant avec les nobles l'administration, les armées et le pouvoir, acquérait la vaillance des nobles. Grandissant en vaillance, la cité grandissait en puissance. Mais, à Florence, la victoire du peuple dépouillait les nobles de leurs charges."

L'excès réside donc dans la nature exclusive du désir : les grands ou le peuple veulent le pouvoir pour leur seul profit. Ce qui nourrit les humeurs dans ce cas n'est pas la recherche du bien commun, mais de l'intérêt personnel. L'ordonnancement de la cité doit être défini par rapport à cette expansion potentielle des désirs. La question ne se pose toutefois pas de la même manière face au désir du peuple et à celui des grands. Si ce n'est à l'origine, ceux-ci veulent toujours dominer en vue de leur intérêt personnel et cela est perceptible à travers l'arrogance dont ils font preuve. Aussi faut-il ordonner les institutions de manière à contrer en premier lieu leur désir. L'institution parlementaire de la monarchie française est analysée en ce sens :

"Parmi les royaumes bien ordonnés et gouvernés de notre temps, il y a celui de France ; on y trouve une infinité de bonnes institutions dont dépendant l'indépendance et la sécurité du roi ; la première est le parlement et son autorité. Car celui qui ordonna ce royaume, connaissant l'ambition des puissants et leur outrecuidance, et jugeant qu'il était nécessaire de leur mettre un frein en bouche pour les brider, et connaissance d'autre part la haine de la masse du peuple envers les grands, fondées sur la peur, désirant lui donner des assurances, ne voulut pas que ce soit là une tâche particulière du roi, pour lui ôter le dommage qui pouvait lui en résulter avec les grands, s'il favorisait le peuple ; avec le peuple, s'il favorisait les grands. Aussi institua-t-il un tiers juge, chargé, sans dommage pour le roi, de frapper les grands et de favoriser les petits."

Toutefois, le désir du peuple n'est pas non plus exempt de tendance à l'excès. Lorsqu'il se trouve au pouvoir et y demeure, il en vient à oublier le bien public. Son désir propre - ne pas être dominé, être libre selon les cas - ne joue d'effet en faveur de la liberté que dans sa confrontation avec le désir des grands. Il lui faut éprouver une résistance qui l'empêche de se développer à son tour dans l'excès afin d'être favorable à la liberté. Aborder les désirs des grands et du peuple par le biais de la corruption permet de voir qu'une cité en bonne santé n'est pas à proprement celle dont les institutions "satisfont" les désirs des membres de la cité : chose à proprement parler impossible si l'on se reporte à leur définition. Machiavel emploie certes ce terme. Mais nous ne devons pas le prendre au pied de la lettre. Il ne s'agit pas de réaliser le désir de chacun, comme le montre le Discours sur les choses de Florence après la mort de Laurent de Médicis le jeune, mais d'empêcher leur trop grande frustration comme leur développement excessif. Cela implique que les désirs soient à la fois limités dans leur réalisation et confirmés d'une certaine manière. Ainsi, dans la monarchie française, les grands dominent le peuple mais rencontrent un obstacle - le parlement - qui limite leur ambition. De même, les institutions que Machiavel propose pour Florence en 1520 correspondent à une répartition inégalitaire du pouvoir entre les trois catégories de citoyens. Elles reposent sur des prétentions elles-mêmes variées et tout en répondant à chacune, créent des limites aux désirs en empêchant qu'une catégorie prévale absolument sur les autres. On retrouve là le principe alcméonien de composition des humeurs, nécessaire à la santé,

"Elle est la situation dans laquelle un opposé ne prévaut pas sur l'autre. (...) Chacun des opposés est doué d'un pouvoir égal à celui de l'autre, quand il est intégré dans un mélange qui assigne à chacun des deux un rôle proportionné à celui de l'autre. Cela ne veut pas dire que les deux opposés soient nécessairement égaux sur le plan de la quantité. L'égalité dont il s'agit ici est une égalité de fonction, et la marque certaine de cette égalité est l'absence de toute prépondérance sur une fonction et sur ce qui l'exerce. (...) La prépondérance d'une fonction entraîne l'anéantissement de la fonction opposée, c'est-à-dire la maladie. (...) d'après Alcméon, la maladie n'est donc pas le conflit entre pouvoirs antagonistes à l'intérieur du corps, mais la domination d'un seul pouvoir, qui anéantit en même temps l'opposition et l'égalité."

Dans ce modèle médical tout comme chez Machiavel, ce qui compte est l'absence de prépondérance d'un élément sur l'autre. La diététique politique vise à limiter ou reporter le processus de corruption en composant le bon mélange, c'est-à-dire en composant les désirs des membres de la cité de telle sorte qu'aucun ne puisse l'emporter sur les autres. Cette composition doit faire l'objet d'une activité quasi permanente : l'histoire étant en mouvement constant, il faut prêter attention à l'évolution des désirs créer régulièrement de nouvelles institutions et lois. Remarquons aussi, dans le cas d'une principauté, que l'aura particulière du prince est en elle-même un obstacle à l'excès des désirs : d'où, entre autres, l'insistance de Machiavel sur la nécessité pour le prince de donner des exemples de magnificence et de ne jamais perdre son rang.




Conclusion

On souligne en général que Machiavel abandonne l'idéal de paix ou de concorde, de stabilité et d'unité de la cité. Il affirmerait non seulement la naturalité du conflit mais aussi sa productivité et s'inscrirait de ce fait en rupture avec la tradition philosophique, voire avec le logos philosophique qui, parce qu'il fonde, pense par concept et réduit à l'unité, est incapable de penser la conflictualité. Dans cette perspective, Machiavel mettrait la philosophie en demeure de convertir son mode de réflexion de telle sorte qu'elle puisse accueillir une pensée du conflit. Une telle interprétation de son oeuvre est à la fois vraie et fausse. C'est ce que montre le détour par l'analyse du vocabulaire organique et médical. Vraie parce Machiavel, incontestablement, ne reprend pas à son compte l'idéal d'unité, de stabilité et de concorde. La cité est constituée de catégories de citoyens aux désirs antagonistes et irréconciliables ; l'histoire est en constant mouvement et les Etats ne se trouvent jamais en repos ; la concorde est un idéal vainement poursuivie si, par elle, on entend une harmonie sociale et politique. Fausse parce que le conflit est pensé par Machiavel dans ses modalités positives et mais aussi négatives. L'Histoire de Florence veut expliquer les causes de la discorde pour garantir l'union dans la cité :

"...j'ai observé que dans leurs descriptions des guerres menées par les Florentins contre les peuples et les princes étrangers, ils ont été très diligents, mais que, s'agissant des discordes civiles et des inimitiés intestines et de leurs effets, ils en ont tu une partie et ont brièvement décrit le reste, de sorte qu'il ne peut apporter ni profit ni plaisir à personne. (...) Si quelque lecture est utile pour les citoyens qui gouvernent les Etats, c'est celle qui découvre les causes des haines et des divisions des cités, afin qu'ils puissent, assagis par les périls encourus par d'autres, se maintenir dans l'union."

On comprend bien que l'union dont il s'agit n'est pas une réconciliation des grands et du peuple. C'est plutôt une union définie de manière négative, comme absence de factions, de luttes partisanes, de guerre civile. Elle est le fruit d'un rapport des humeurs qui ne s'exaspèrent pas mutuellement. D'autre part, ce n'est pas le conflit des humeurs qui est en lui-même producteur de liberté, mais une de ses modalité spécifique qui est favorable à son maintien. Peut-être serait-il bon dès lors de ne plus présenter Machiavel comme le penseur du conflit civil, mais comme le penseur de ses formes bonnes ou mauvaises pour le maintien d'un régime libre et durable. Pour la philosophie, l'alternative ne serait plus constituée par une pensée du conflit en vue de la paix - ce qu'elle fait traditionnellement -, une pensée du conflit et de sa positivité - ce qu'elle ne parviendrait pas à faire. L'oeuvre de Machiavel invite plutôt à réfléchir sur les modalités de la division, en relation avec les temps de l'agir politique. De fait, l'oeuvre de Machiavel indique la nécessité d'éviter l'illusion d'une solution institutionnelle définitive. Elle nous invite à penser les rythmes de l'histoire de la cité : son cours irrégulier, ses amnésies, sa finitude aussi. Dans cette dynamique perpétuelle, il devient essentiel de déterminer ce qui occasionne le changement. C'est à notre sens ce que Machiavel a entrepris à travers une reprise originale - y compris par rapport à ses contemporains - de la physiologie des humeurs. Cette reprise, au fondement de la diététique politique, ne donne pas les clés du succès de l'action politique. Elle en est néanmoins la condition principielle car elle permet de prévoir à long terme l'effet d'une décision ou d'un événement. Cette diététique politique se distingue de toute entreprise de pensée qui vise à déterminer un fin pour la cité dont les conditions de possibilité effectives ne soient pas données dans les faits. Machiavel fonde son analyse sur le donné, reconnaît dans l'étude des faits une activité indispensable à la signification et à la démonstration des déterminations fondamentales de l'action politique et s'y tient au sens où les règles et fins de l'action politique qu'il énonce repose sur l'expérience. La fin recherchée à travers la diététique politique - le vivre civil durable - n'est rien d'autre que la condition de possibilité de la vie humaine en cité, et non son idéal, fût-il simplement régulateur. Il émerge, parmi ses figures contraires - tyrannie, cité plongée dans la guerre civile, bon régime à l'existence brève - à même l'analyse des faits historiques.

La réflexion machiavélienne rompt avec les pensées de l'unité. Peut-on en conclure que Machiavel met en cause la philosophie ? Ne peut-on au contraire définir, sur les pas de Machiavel, une pensée philosophique de la cité, qui ne vise pas, en raison de la nature de son objet, la réduction du fait à l'unité d'une représentation ordonnée ? Le politique serait alors pour la philosophie le lieu d'une difficulté, mais non d'une aporie :

"Ce à quoi l'on ne peut atteindre en volant, il faut y atteindre en boîtant ; Il est dit dans l'Ecriture que boîter n'est pas un péché."
 

Marie Gaille
Université de Nanterre

 


Intro et 1e partie - 2e partie - 3e partie et conclusion