Philosophies de l'humanisme


Philosophie politique de la Renaissance

Laurent Gerbier

ENS LSH Lyon, séances du 5-12 février 2001


- I -

Le temps des villes

 

3. La doctrine marsilienne de la cité :

de l'anthropologie des passions à la médecine politique

 

La conception marsilienne de la cité est marquée par une interrogation que l'on pourrait appeler d'actualité : il s'agit de savoir ce qui fragilise principalement les cités italiennes, ce qui les rend en particulier si peu résistantes devant la tyrannie. Cette interrogation, que Marsile partage avec un juriste comme Bartole de Sassoferrato (1314-1357) ou avec un poète comme Albertino Mussato (1261-1329), avec lequel il a entretenu une correspondance, touche à un trait historique : après deux siècles de développement presque continu, les institutions communales voient peu à peu leur liberté menacée par la montée en puissance des tyrannies princières (dès 1277, Milan est tombée sous la coupe des Visconti). Avec l'avènement de cet ´ âge des tyrannies ª, le débat de l'humanisme urbain change de visage : il ne s'agit plus seulement d'assurer le temporel contre le spirituel, mais bien de défendre la libertas italica contre les tyrans (on reviendra sur ce combat de l'humanisme contre la tyrannie, et en particulier sur Bartole et sur Mussato,dans le cours sur l'humanisme civil).

Pour Marsile de Padoue, comme pour nombre de ses contemporains, la réponse à cette question se trouve dans les conflits et les divisions de la cité : une fois coupées de la tutelle de l'Église, une fois livréesà l'immanence du temps politique, qui ne peut plus être reconduite à la figure d'une éternelle transcendance, les villes libres doivent affronter le chaos des divisions. C'est donc dans la possibilité de penser la paix civile, c'est-à-dire une paix qui ne soit plus assurée d'en haut par la puissance de l'Église ou de ses représentants, que se joue l'avenir de la philosophie politique telle qu'elle est conçue dans le Defensor Pacis.

a. Tranquillité et intranquillité

Le chapitre II du Defensor s'ouvre sur un point fondamental : il faut distinguer dans le royaume ou dans la cité (regnum vel civitas) deux dispositions fondamentales à partir desquelles l'étude va se construire. Ces deux dispositions contraires sont la tranquillité et l'intranquillité. L'étude marsilienne va commencer par la tranquillité,

(…) en effet, tant qu'elle n'est pas mise au clair, on ignore nécessairement ce qu'est le trouble (intranquillitas). (Defensor Pacis, I, 2, § 1, p. 57).

C'est alors à nouveau en faisant référence aux Politiques d'Aristote que Marsile présente l'analogie entre la cité etla nature du vivant. De cette analogie il tire un parallèle évident : de même que la santé est la fin du corps vivant, de même la tranquillité est celle du corps politique. Mais Marsile retourne cette équivalence pour l'appliquer aux termes contraires de l'intranquillité et de la maladie :

Tout comme, donc, la constitution d'un animal et de ses parties est faite en vue de la santé, de même, manifestement, celle d'une cité ou d'un royaume et de ses parties sera faite en vue de la tranquillité. (…) La santé est, comme le disent pour la définir les médecins les plus compétents (periciores physicorum), une bonne disposition de l'animal, selon laquelle chacune de ses parties peut accomplir parfaitement les opérations conformes à sa nature ; en vertu de cette analogie, la tranquillité sera la bonne disposition de la cité ou du royaume, selon laquelle chacune de ses parties pourra accomplir de façon parfaite les opérations qui lui sont conformes selon la raison et selon son institution. Et puisqu'une bonne définition définit ensemble les contraires, l'intranquillité sera la mauvaise disposition de la cité ou du royaume, comme la maladie pour l'animal (…). (Defensor Pacis, I, 1, § 3, p. 58-59, traduction modifiée).

Marsile utilise donc l'analogie médicale pour penser les deux états contraires de la cité ou du royaume. La discorde est une maladie : pour comprendre la division, il faut donc comprendre les parties. C'est ainsi qu'Aristote va servir de guide à Marsile : il lui permet en effet d'aborder l'étude de la cité à partir de l'étude de ses différentes causes et de ses parties constitutives. En premier lieu, puisqu'on a vu que la cause finale de la cité était dans le premier genre de vivere et bene vivere, celui qui n'a de sens que temporel et terrestre, il va s'agit de comprendre à partir de quelle passion les hommes en viennent à se regrouper dans une cité.

b. L'impetus et sa complexion.

Sur cette question c'est toujours Aristote qui constitue la référence, Marsile citant les Politiques I, 1 :

Tous les hommes sont conduits à une telle communauté ; l'impulsion de la nature les y conduit (omnes <homines> ferri ad ipsam [sc. communitatem], et secundum nature impetum propter hocï), cité en IV, § 3, V94 Q67.

Cet impetus naturel est le socle de l'analyse aristotélicienne. Mais Marsile ne se contente pas de le reprendre : il va préciser en quel sens particulier il entend cette formule clef d'Aristote, qu'il glose ainsi :

C'est ce qu'enseigne l'expérience raisonnable ; cependant, nous voulons remonter plus clairement à la cause que nous avons indiquée, en disant : l'homme naît composé à partir d'éléments contraires ; quelque chose de sa substance est corrompu presque continuellement par leurs actions et passions contraires ; en outre, il vient au monde nu, sans défense, il pâtit et se corrompt sous les atteintes de l'atmosphère et des autres éléments, comme le dit la science des choses naturelles. Aussi eut-il besoin de divers genres de sciences et d'arts pour éviter les dommages déjà mentionnés. Or, ces arts ne peuvent être pratiqués que par un grand nombre d'hommes, et ne peuvent être acquis sans leur concours mutuel, aussi les hommes durent-ils s'associer pour tirer profit de ces arts et éviter les dommages. (IV, § 3, V94-96 Q67).

Ainsi la nécessité naturelle de la cité n'est-elle plus seulement rapportée à une impulsion naturelle inexpliquée. L' impetus naturel ne trouve pas son dernier mot dans la fin qu'est la cité et qu'il serait uniquement destiné à faire éclore : il est également possible d'en saisir le mécanisme, selon une analyse qui révèle derrière le discours politique le discours du médecin (formation initiale de Marsile) et même du médecin averroïste. L'enquête sur les causes connaît alors un nouveau déplacement, qui conduit Marsile à ne pas s'arrêter aux hommes comme ultimes éléments de la cité, mais à descendre au contraire jusqu'aux éléments qui à leur tour les composent et qui relèvent très clairement de la médecine humorale.

C'est en effet de la composition physiologique de la nature humaine que provient la nécessité de la cité : l'homme est composé d'éléments contraires dont les actions et les passions altèrent continuellement sa substance. La seule vérité de la nature humaine réside dans sa complexion, qui est l'occasion par où le changement, et même le changement perpétuel, s'introduit dans la nature humaine. Comme, de plus, cette complexion d'éléments internes est soumise aux effets d'une complexion externe (celle des éléments naturels extérieurs), l'homme voit sa substance constamment soumise à un ensemble de mutations intérieures et extérieures. Ces changements permanents sont des passions et des corruptions de sa substance, contre lesquelles il doit se garantir par l'invention des divers arts, qui sont ainsi autant de remèdes aux ´ maladies ª du changement : or ces arts ne sont possibles que pour une multiplicité d'hommes qui entrent en communication. L'organisation des arts est même le fondement de la spécialisation et de la division des tâches dans la première communauté humaine, dont les ordres sont autant de fonctions à remplir au service de cette recherche de commodité, qui est aussi recherche de mesure et d'équilibre, interne comme externe : ainsi le commentaire de l'impetus aristotélicien permet-il à Marsile de rendre raison du même coup de la variabilité constante de la cité et de son organisation en métiers ou offices.

c. Des éléments aux actes civils.

Il ne suffit cependant pas d'enraciner l'impetus ad communitatem dans la nature humaine et ses changements de complexion. En effet, la vie commune elle-même ne se contente pas de fournir des remparts contre le changement, elle suscite de nouveaux déséquilibres :

Mais parmi les hommes ainsi réunis surgirent des contentions et des rixes qui, si elles n'avaient pas été réglées par une norme de justice, eussent été la cause de guerreset de séparation des hommes entre eux, et ainsi, enfin, de la destruction de la cité. Il fallut donc établir une règle du juste, et un gardien ou exécuteur de la justice pour leur échange. (IV, § 4, V96 Q67-68).

Ainsi ce n'est pas tant la communauté qui engendre ces désordres, que la complexion humaine qui trouve dans la communauté un nouveau terrain d'expression de ses passions changeantes : comme Marsile le précisera plus loin (chapitre V, § 4), les actions et passions des hommes sont dites civiles dès lors qu'elles sont transitives, c'est-à-dire qu'elles sortent de l'intimité de la complexion élémentaire pour affecter un autre sujet que l'agent. Ainsi c'est parce que l'homme agit et pâtit en relation avec autrui qu'il faut instaurer, en plus de la simple règle médicale qui garantit l'équilibre des effets internes des humeurs, une règle politique qui garantisse l'équilibre de leurs effets externes. A cette fin, les gardiens (custodes) sont les hommes chargés d'obliger la communauté à accepter la médecine de la règle de justice, elle-même conçue pour apaiser les mutations et changements nés de la complexion instable des hommes.

La loi, au fond, n'est pas instituée avec une autre fonction que le régime en matière de santé. Le médecin est donc en permanence convoqué par le politologue qui lui emprunte sa compréhension naturelle de la complexion humaine, d'où il tire à la fois la nécessité première de la cité et la nécessité seconde de son organisation. Le thème, en politique comme en médecine, qui guide ici les hommes, c'est la recherche de la bonne mesure.

La spécificité de Marsile réside dans le fait que cet équilibre ne se construise pas par la composition de la vie terrestre et temporelle avec les impératifs de la vie céleste et divine : conséquence de la distinction effectuée au début du § 3, la détermination et la diffusion des normes du juste n'est jamais référée ici à une morale transcendante, mais à des nécessités immanentes de la vie matérielle. De la même façon, l'organisation et la mesure propres à assurer l'équilibre ne consistent pas simplement en un équilibre absolu et fragile, point de stabilité entre les différents mouvements (qui passerait classiquement par le retrait des affaires et des turpitudes de la vie civile conçue comme foyer sui generis des changements et des troubles), mais comme une composition ordonnée de ces mouvements :

En effet, comme les choses nécessaires à ceux qui veulent vivre de façon suffisante sont diverses, et qu'elles ne peuvent être procurées par les hommes d'un seul ordre ou office, il a fallu divers ordres d'hommes ou offices pour cet échange, exerçant ou procurant les diverses choses de ce genre, dont les hommes ont besoin pour la suffisance de la vie. Ces divers ordres ou officesne sont rien d'autre que les parties de la cité, dans leur multiplicité et leur différenciation. (chapitre IV, § 5, V98 Q68).

De la diversité des exigences de la vita sufficiente découle la diversité des offices qui y pourvoient, et des hommes qui remplissent ces offices. Dans cette explication se trouve dévoilé le principe de l'analogie classique de la cité à l'individu : c'est que de l'ordre des nécessités de la vie individuelle, commandé par le changement perpétuel des éléments composants la complexion naturelle de l'homme, se déduit immédiatement l'ordre des fonctions et (comme le prochain chapitre va le montrer) des états qui composent la complexion de la cité. Contrairement à Dante qui dans le De Monarchia propose une double articulation de l'ordre politique (articulation horizontale des parties et articulation verticale des parties à un élément unique qui les rassemble et les excède, cf. De Monarchia, I, 6), ici Marsile de Padoue n'envisage l'articulation des parties de la cité que du point de vue strictement immanent, dans la mesure où l'ensemble de l'ordre et de la complexion de la cité se déduit de la finalité naturelle de ses éléments.

d. La complexion des parties de la cité.

L'étude de la cause finale de la cité s'est ainsi déplacée vers l'étude des causes finales des différentes parties de la cité, et ce déplacement trouve sa raison dans l'explication marsilienne de la complexité que cachait le simple terme aristotélicien d'impetus. Marsile va donc poursuivre son étude des causes finales en consacrant le chapitre V à l'étude de ces parties de la cité directement issues des actions et passions engendrées par la complexion humorale de l'homme. On s'aperçoit alors qu'il en est des parties de la cité comme des éléments-humeurs en l'homme : les parties de la cité entretiennent en effet entre elles une action et une communication (accione ac communicacione, V, § 1, V100 Q69) qui constituent la tranquillité de la cité. Ainsi cette complexion de parties, analogue à la complexion des éléments dans l'homme, mène sinon à l'équilibre du moins à une tranquillité dont le maître-mot est (pour le médecin-politologue qu'est Marsile) la mesure.

Cette conception des parties de la cité va conduire Marsile à redéfinir les classes de citoyens selon une logique qui lui fait adopter une voie moyenne entre l'enseignement d'Aristote telqu'il le comprend et les statuts communaux de Padoue (et en général des cités du nord de l'Italie au XIIIe-XIVe) tels qu'ils les observe : à partir des sept ordres qu'Aristote identifie en Politique IV, 4 (paysans, artisans, soldats, financiers, prêtres, juges, conseillers), Marsile opère une compilation des catégories qui le conduit à distinguer les notables des offices. D'un côté, l'honorabilitas (qui à Padoue correspondà un certain niveau d'imposition) regroupe les parties simpliciter (armée, juges, clergé — contrairement à ce qui se pratique à Padoue). De l'autre, les officia necessaria civitati, parties au sens large, qui assurent la vie matérielle, et qui constituent la multitude que l'on nomme habituellement le vulgaire (et solet horum multitudo dici vulgaris, V, § 1, V100 Q70).

Mais la thèse de l'articulation entre complexion humaine et complexion civile revêt aux yeux de Marsile une importance suffisante pour qu'il juge bon d'en proposer aussitôt une nouvelle explication. Bien que la nécessité propre de cette articulation interne de la cité ait déjà été justifiée (par Marsile et pas par Aristote, puisque l'explication de Marsile venait compléter le simple impetus qu'évoquait La Politique), Marsile y revient distincte magis au § 2, en repartant du principe de départ, la distinction entre vie terrestre (comprise par les philosophes) et la vie future. En fonction de ces deux espèces de vie, on distinguera deux fonctions de la cité : vivre en effet peut signifier l'être du vivant au sens éternel (en ce sens la vie n'est rien d'autre que l'âme — quo modo vita nil aliud est quam anima, V, § 2, V102 Q71) ; ou bien la vie est l'acte, c'est-à-dire accione aut passione anime sive vite.

Ainsi la distinction de IV, § 3 se prolonge en une nouvelle et importante conséquence : l'étude strictement philosophique de la genèse et des causes de la cité et de ses parties n'a pas à se préoccuper du bien vivre comme état de l'âme, mais du bien vivre comme résultant de la composition des actions et passions de la vie. D'un côté, une étude des opérations de l'âme impliquant tôt ou tard une doctrine de la vertu qui relèverait in fine de la théologie, de l'autre une étude médico-politique qui se concentrera sur les actions et les passions, c'est-à-dire dans l'ordre des causes efficientes sur les volitions, appétitions et cogitations des hommes (VII, § 3).

e. L'opération humaine comme médecine.

Le chapitre V se poursuit donc en se penchant sur ces causes que sont les actions et les passions, en tant qu'elles doivent compléter l'effets des causes naturelles. Cette complémentarité exige que l'on définisse le rapport des procédés de l'art aux dispositions de la nature : c'est un perfectionnement qui vise la tempérance (les actions et les passions se font in temperamento convenienti), ce qui confirme l'idée que la médecine est le modèle non seulement de l'interprétation marsilienne de la politique, mais même de l'activité humaine elle-même. En effet, comme les hommes ne peuvent recevoir de la nature les moyens d'accomplir cette tempérance (V, §3, V104 Q71), ils ont dû forger de quoi réaliser et conserver la mesure de ces actions et passions du corps et de l'âme, et c'est tout le champ de l'opérativité humaine qui se trouve ainsi recompris comme médecine (de soi, puis de la communauté).

Ainsi les moyens de la tempérance individuelle sont bien les outils de la raison et de l'art : face au caractère changeant et complexe que lui a conféré la nature, l'homme forge une ´ médecine ª qui témoigne d'une industrie capable de se développer ultra causas naturales : les efforts humains pour régler la complexion humaine individuelle (médecine) ou collective (art politique) relèvent d'un ordre causal qui est au sens strict ultra naturel et qui ne relève pourtant pas d'une quelconque théologie (pour le moment). Marsile de Padoue ouvre ainsi un espace de compréhension métaphysique de l'opérativité humaine qui à aucun moment ne requiert de référence à la vérité transcendante révélée et qui est engendré par le déploiement même des puissances de causer qui sont en l'homme. Le lien de cette thèse à la précédente (IV, § 3) est l'ouverture de cet espace de pensée où peuvent se développer de façon immanente les opérations et les spéculations humaines : la vie temporelle ou mondaine. L'apport philosophique propre de Marsile réside avant tout dans l'autonomie de cet ordre humain temporel et mondain, qui autorise la pensée à rechercher les modes et les causes des opérations humaines sans aucun recours à une finalité transcendante.

Il faut également souligner que sur ce point l'opération de l'homme telle que la décrit Marsile est semblable dans ses modes à la spéculation à laquelle l'auteur se livre sur elle : l'homme opère dans le monde temporel, et son opération (le génie technique et politique) ne prend en compte aucune finalité autre que celle que lui assignent les complexions analogues de son être individuel et de la communauté de ses semblables réunis en une cité. La valeur paradigmatique de la médecine, en tant qu'elle ne se prévaut jamais des images de la médecine de l'âme (images très anciennes, que l'on verra par exemple fonctionner chez Pétrarque), tient précisément à cet immanentisme strict des champs et des fins de l'opération humaine en tant qu'elle est toujours une opération dans la cité.

f. Organisation des arts : pars mechanica

Il reste à classer les différents domaines où ces arts humains s'exercent, en distinguant actes immanents et actes transitifs (§ 4), puis à faire la liste des arts correspondant (§ 5-13), ce qui donne à Marsile l'occasion de s'étendre sur l'institution cléricale (§ 11-13 et chapitre VI) avant de conclure au chapitre VII par l'examen rapide des trois autres genres de causes. Ces trois chapitres vont permettre à Marsile de creuser l'analogie entre médecine et politique, l'une étant le paradigme des arts concernant la mesure des actes immanents, l'autre celui des arts concernant la mesure des actes transitifs.

Le § 4 opère une classification des actions et passions humaines : certaines naissent ´ de causes naturelles, sans intervention de la connaissance ª (a causis naturalibus preter cognicionem, V104 Q71), c'est-à-dire par la contrariété des éléments mélangés dans notre complexion ; d'autres sont produites ´ par nos facultés cognitives et appétitives ª (per virtutes nostras cognoscentes et appetentes,V104 Q72). Dans cette seconde espèce on distinguera les actions et passions immanentes, au sens où elles ne sortent pas vers l'extérieur ni n'en proviennent (´ telles sont les pensées, les appétits ou les inclinations humaines ª, ut sunt cogitaciones et hominum desideria seu affecciones), et les actions et passions transeuntes (à l'inverse, elles exercent un effet sur l'extérieur ou vers lui). Ce sont les actes de cette dernière sorte qui sont appelés civils en I, 3, § 4, et qui sont complètement analysés en II, 8, § 3 :

Les actes immanents sont les cognitions, les affections commandées et les habitus correspondants produits par l'esprit humain ; ils sont appelés immanents parce qu'ils ne passent pas en un autre sujet que l'agent lui-même. Les actes transitifs, d'autre part, sont et sont dits être toutes les poursuites des choses désirées et leurs omissions en tant que privations, et les mouvements produits par un quelconque des organes du corps, en particulier ceux qui sont mus selon le lieu, Q249.

 

A partir de cette classification des offices, Marsile va étudier les moyens de tempérer ces actions et passions de façon convenable. Ainsi, de l'étude de la cause finale de la cité, on est peu à peu amené à distribuer cette cause sur les moyens de cette fin comme parties de la cité. A chaque moyen, qui comme on l'a vu répond à une insuffisance de la nature, correspond un office et donc une classe d'hommes voués à exercer un art spécifique, et composant ainsi une partie de la cité. Ainsi, au § 5, on réunit dans un même art et une même partie de la cité l'ensemble des offices liés à la nourriture : agriculture, chasse, pêche, préparation des aliments, en tant que cette unique fonction revient à établir la tempérance des actions et passions internes (ramenées à la fonction nutritive, et correspondant ainsi à ce que Platon dans le Politique, selon le même genre de typologie des besoins, réunit sous les espèces du matériau et de l'aliment, en 287 sq). Au § 6, on étudiera ensuite les arts liés à la préservation de l'équilibre face aux conditions matérielles. Sous cette rubrique entrent tous les arts du genre mécanique : professions du textile, de la cordonnerie et du bâtiment (ce que Platon, loc. cit., appelle les instruments, les vases, les véhicules et les abris), et on y ajoute les arts liés à la modération des sens.

Marsile conclut alors sur ce premier genre d'instruments du génie humain par une phrase riche d'intérêt :

Sous ce dernier genre on compte aussi la pratique médicale, art architectonique, en un sens, par rapport à tous ceux mentionnés (V106-108, Q73).

Ainsi pour tous ces arts qui gèrent la tempérance, la modération, la mesure convenable des actions et des passions des hommes en tant qu'elles ne relèvent que de causes naturelles ou immanentes, c'est la médecine qui constitue la pratique architectonique, comme on le soupçonne depuis le début. Cette formulation, qui confirme un procédé appliqué par Marsile depuis le chapitre II, est encore dépendante de la classification scolastique des sciences (Hugues de Saint-Victor, dans le Didascalicon, II, 20, range la médecine parmi les arts mécaniques ; en II, 26, il lui attribue tout ce qui dépend de la nourriture et de la boisson) : en effet, la médecine n'est ici que l'art architectonique des arts que Marsile lui-même a rassemblés sous le genus mechanicarum au début de ce même § 6 (´ on inventa le genre mécanique, qu'Aristote (…) nomme les techniques ª – inventum fuit genus mechanicarum, quas Aristoteles (…) vocat artes, V, § 6, V106 Q72). Cependant, comme on va le voir, la médecine ne reste pas cantonnée à ces arts, et le rapport qu'elle entretient avec les changements et les dispositions naturelles la constitue comme on l'a déjà envisagé en paradigme de toute opérativité humaine.

g. Organisation des arts : pars iudicialis

Ainsi, pour les autres actions et passions, appelées transeuntes, qui concernent principalement le mouvement selon le lieu en tant qu'il peut affecter autrui, la modération requiert un autre genre d'office pour éviter les conflits, les désordres et la corruption.

Aristote a nommé cette partie de la cité la partie judiciaire, ou partie gouvernante et délibérative (pars iudicialis (...) seu principians et consiliativa), ainsi que l'appareil qui est à son service (cum sibi subservientibus) ; sa tâche consiste à régler le juste et l'utile communs. (V, § 7, V108 Q73).

Aux désordres internes de la complexion naturelle de l'homme correspond donc un ensemble d'arts qui ont la médecine pour paradigme, et qui sont chargés d'éviter les déséquilibres liés au caractère changeant de cette complexion ; tandis qu'aux désordres provenant des actions externes, et affectant non plus la complexion interne des individus mais le résultat externe des actions et passions nées de cette complexion, c'est-à-dire la complexion interne de la communauté elle-même, correspond un ensemble d'arts et d'offices qui ont le gouvernement pour paradigme. Mais, en tant que médecine et gouvernement ont pour tâche l'acquisition et la conservation de la tempéranceà propos de changements qui sont tous référés (médiatement ou immédiatement) à la complexion humorale de l'homme, c'est bien la médecine qui continue de valoir comme paradigme des différents arts dont Marsile déduit au fur et à mesure l'articulation des parties de la cité.

 

Conclusion

 

On a dit vu que Dante et Marsile parvenaient à synthétiser un ensemble de mutations conceptuelles qui leur permettaient de répondre au défi théorique lancé par l'autonomie des cités italiennes.Marsile de Padoue en particulier parvient, en prolongeant avec précision et cohérence une très ancienne analogie médicale, et en modifiant profondément son sens, à constituer une approche philosophique originale de la vie politique, qui permet de penser la composition et la différence des parties de la cité comme constitutives. Alors que l'image médicale servait à désigner la fonction unificatrice et réconciliatrice du roi pasteur, ici c'est une anthropologie médicale des passions qui permet de rendre raison en même temps de la genèse des parties de la cité et de la fonction qui les harmonise. Le remède ne réduit pas les divisions à l'unité, comme chez Augustin ou Boèce : au contraire, il prend acte avant tout de la positivité naturelle de ces divisions comme organiques.

Dès lors, le temps des accidents et des crises trouve une figuration efficace : il n'est plus seulement parcouru de différences qui sont renvoyées à l'indifférence pure par leur impossible comparaison avec l'éternité transcendante du salut, mais au contraire ces différences prennent sens dans la composition immanente de leurs opérations. Les affaires humaines ne sont pas seulement soumises à la contingence, comme instantanéité aveugle de la fortune : elles sont toutes affaires d'opérations et de passions, c'est-à-dire de durées possédant leur rythme et leur échelles propres.

Pour autant l'humanisme n'est pas résumé par cette attitude marsilienne, et l'augustinisme qui conçoit le temps comme regio dissimilitudines ne disparaît pas miraculeusement au début du XIVe siècle : au contraire, une partie de l'humanisme va être marqué par le conflit entre l'ancien souci du salut, et son mépris du monde et des temporalia, et le nouvel enracinement du savoir dans un temps des villes encore facilement assimilé à celui du péché. C'est chez Pétrarque que l'on va maintenant voir se jouer cette opposition douloureuse, incarnée dans la figuration d'une conscience littéraire du temps.

Il faudra également revenir, de là, à la question de la nature même du gouvernement des cités : en effet l'effort marsilien est contemporain de l'émergence des grands principats du nord de l'Italie. L'effort politique visant à fonder une science temporelle de la vie de la cité va se trouver confronté alors à un nouvel enjeu, celui de la défense de la liberté civile.

 


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