Philosophies de l'humanisme
Philosophie politique de la Renaissance
Laurent Gerbier
ENS LSH Lyon, séances du 5-12 février 2001
- I -
Le temps des villes
Il est intéressant de chercher à aborder la philosophie de la Renaissance à partir de ses conditions matérielles de développement : cela permet en effet de contourner l'éternel obstacle de son statut théorique. Une ancienne représentation de la Renaissance consiste à la considérer comme une sorte de préhistoire de la raison, enchâssée entre les deux époques de la pensée architecturée que seraient le Moyen âge réduit à la scolastique d'un côté et l'âge classique réduit à la méthode de l'autre. Plutôt que de batailler en vain contre ce discours qui n'est tenu par personne mais qui sous-tend en filigrane bon nombre d'encyclopédies et de manuels d'histoire de la philosophie, il vaut mieux partir d'une double évidence : d'abord, cette situation est en train de changer, autant par la précision et la visibilité des études médiévales (qui interdisent la réduction sous un nom unique des neuf siècles qui séparent saint Augustin de saint Thomas) que par le développement propre des études renaissantes (qui s'accompagne d'une mise à disposition de plus en plus grande des textes). Ensuite, l'ancien jugement n'est pas construit sur du sable : il s'appuie en grande partir sur la thèse, au moins partiellement valide, selon laquelle le début de la Renaissance en Italie est marqué par un mouvement de contestation des subtilités de la dialectique de l'école.
Plutôt qu'un exposé des querelles historiographiques qui ont marqué les études renaissantes depuis un siècle, je vais donc essayer de repartir de cette évidence, en refusant d'emblée les conclusions erronées qu'on pourrait en tirer : oui, il est évident que les humanistes produisent un discours critique contre la dialectique, en particulier parce qu'elle propose une figure du monde qui ne leur est plus contemporaine, au moyen d'un langage archaïque et inélégant. Cela ne signifie pas, en revanche, que la Renaissance voit s'enfouir la philosophie, remplacée pendant deux siècles par les belles-lettres (poésie, histoire, correspondances) : il y a simplement une métamorphose des discours de la philosophie, métamorphose d'ailleurs partielle, et qui mérite d'être interrogée comme événement de l'histoire de la philosophie, lourd de conséquences pour ses suites. Cela ne signifie pas non plus que la philosophie de la Renaissance s'interdira de lire et d'utiliser les auteurs du ´ Moyen âge ª : au contraire, la patristique demeure une source décisive de sagesse, et bon nombre des outils techniques élaborés par le XIIIe siècle se retrouvent dans les textes du XVe et du XVIe (1).
On va donc partir de la modification concrète des conditions matérielles et sociales d'exercice de la pensée, et l'on va chercher à partir de ces modifications à comprendre la métamorphose du discours qui l'accompagne. On verra de cette façon que les nécessités internes de ce discours sont bien plus fortes que la pure et simple reviviscence de l'Antiquité à laquelle il est trop facile de le réduire. Tenter d'accorder un statut philosophique à la Renaissance en se bornant à pointer sa célébration des pensées grecques et latines et la restitution qu'elle en propose, c'est se méprendre sur le rôle qu'elle attribue elle-même à la mémoire. Ni temps de gestation de la pensée, ni reproduction nostalgique du passé, la Renaissance dont le nom semblait pourtant désigner ces deux caractères est bien avant tout un certain rapport au temps : c'est la métamorphose de ce rapport au temps que l'on va maintenant prendre en compte, tel qu'il se joue dans les cités italiennes du XIe au XIIIe siècle.
1. Histoire d'une mutation pratique.
Le développement de l'humanisme est intimement lié à celui des institutions communales dans le regnum italicum (c'est le nom de la province impériale qui rassemble les régions d'Italie située au nord des états pontificaux(2)). Ces institutions communales représentent en effet une mutation politique déterminante : les villes qui se dotent ainsi à partir de la fin du XIe siècle d'institutions autonomes s'affranchissent symboliquement et juridiquement de la double tutelle de l'Église et de l'Empire. C'est de ce double affranchissement, de ses enjeux et de ses conséquences réelles, qu'il faut partir pour saisir dans ses conditions de possibilités mêmes ce que l'on appelle la Renaissance italienne.
a. Les institutions communales.
Le mode de gouvernement inauguré par ces communes possède deux caractéristiques principales : il vise l'autonomie, et il est de type consulaire.
L'autonomie est la grande nouveauté de cette organisation politique : après des décennies d'affrontement entre le Pape et l'Empereur, durant lesquelles les grands évêques du Nord de l'Italie constituaient un contrepoids puissant contre les revendications de souveraineté impériale sur le regnum italicum (revendications largement rhétoriques entre le IXe et le XIe siècles), les cités se sont enrichies, et cet enrichissement avant même de leur permettre de se substituer à un Pape et un Empereur également inopérants, a provoqué dans les villes une structuration fondamentale du peuple selon les métiers qu'il exerce. Ce sont les associations commerciales qui ont contribué à déterminer les institutions communales, et qui ont ainsi établi le rôle proprement politique de la solidarité professionnelle : d'une part, une structuration de la population selon les métiers propose inévitablement une hiérarchie des offices (dans laquelle se mêlent les considérations théoriques sur la valeur même du métier et les considérations économiques tenant à la puissance financière des grands marchands puis des banquiers). D'autre part, la structuration interne de ces métiers en fait des ensembles eux-mêmes politiques : une confrérie de maîtres y domine l'ordre, un financement interne permet d'asseoir la visibilité civile du métier, et parfois même de lever une milice, enfin la pratique même de ces métiers s'oppose comme on va le voir à la pratique politique que l'Église et l'Empire propose aux populations urbaines.
Les gouvernements consulaires issus de ces forces politiques voient à la tête de la cité un conseil régulièrement renouvelé ou, comme dans les premières institutions de Pise ou de Milan, un podestat, c'est-à-dire un citoyen étranger appointé pour tenir les trois fonctions majeures (plus haute autorité judiciaire, gouverneur administratif, porte-parole dans les affaires diplomatiques). Le principe même du podestat témoigne de trois soucis : d'abord, choisir le gouverneur de fait en dehors de la cité, donc en dehors des factions internes, afin que celui qui do mine n'ait à aucun moment la tentation de favoriser son propre clan (comme on le verra, ce souci correspond à une antique difficulté de la philosophie politique). Ensuite, il s'agit de faire de ce gouverneur un fonctionnaire rémunéré par le denier public. Ainsi le gouverneur n'est pas un princeps, ni par nature, ni par onction, ni par lignée : choisi par la cité elle-même dont le corps est implicitement désigné comme seul véritable prince, il est au service de la cité et n'exerce son pouvoir que sous le strict contrôle de son statut juridique. Enfin, ultime précaution : que le dirigeant soit un podestat ou un conseil, son mandat est limité dans le temps (parfois moins de six mois) afin qu'il ne puisse jamais oublier qu'il n'est pas revêtu en personne d'une dignité et d'une puissance qui n'appartiennent qu'à sa charge.
Ainsi conçues et généralisées entre la fin du XIe et le début du XIIIe, les institutions communales témoignent de la puissance des villes qui ne redoutent plus d'affirmer leur indépendance politique vis-à-vis du contrôle que l'Église leur faisait subir au temporel par l'intermédiaire des grands évêques et des seigneuries féodales. Cette autonomie, comme on l'a dit, possède deux conséquences : symbolique et juridique.
b. L'autonomie symbolique des cités.
Les institutions communales développées dans le regnum italicum procèdent d'un mouvement de soustraction des villes à la tutelle de l'Église. Ce mouvement n'est pas seulement le résultat de forces économiques assurant l'existence et la puissance d'une classe de bourgeois riches (marchands, artisans, banquiers) : c'est aussi le point d'aboutissement d'une longue querelle théorique qui prend sa source dans la pensée politique de l'Église médiévale.
La question de savoir si le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel se contentent de coexister, ou si l'un doit l'emporter sur l'autre, structure deux siècles d'affrontement politique et doctrinal entre la papauté et l'Empire. La doctrine dite ´ théorie des deux glaives ª, dans laquelle chaque glaive représente un des deux pouvoirs, tous deux étant dans la main du Pape, aboutit à la revendication de la plenitudo potestatis : par là on affirme que l'empire terrestre ne peut assurer seul la perfection de l'homme, parce qu'il n'est pas concerné par les fins célestes de la vie. Autrement dit, la domination politique ne s'occupe que de l'histoire des peuples, pas de l'histoire du salut : c'est une déficience irrémédiable, qui condamne le pouvoir impérial à se soumettre au pouvoir papal, puisque ce dernier en revanche connaît l'homme sous l'angle de sa béatitude céleste et pas seulement terrestre. Ainsi le souverain temporel n'est qu'un vicaire lointain du Christ, qui assure l'ordre et l'unité de la communauté en attendant que vienne régner le seul vrai roi son pouvoir est dès lors soumis à celui du premier serviteur de ce vrai roi.
Deux éléments sont ici remarquables : d'une part, tout le raisonnement exige que l'on subsume toute félicité terrestre sous la félicité céleste ; et d'autre part, cette subsomption elle-même, en tant qu'elle articule le temps politique à une théologie de l'histoire, place la vie civile sous l'ombre de l'éternité divine, à l'échelle de laquelle se joue le salut. Cela signifie donc qu'une pensée politique appelée à contester l'imperium de l'Église doit nécessairement régler la double question du péché (comme source originelle de l'histoire du salut) et de la temporalité politique (comme mode propre de l'exercice de la souveraineté ainsi reconquise, qui refuse de se penser à l'échelle si l'on peut dire de l'éternité).
c. Le principe de division.
La théologie possède avec le péché un outil théorique majeur, qui lui permet de fournir à la suprématie du pouvoir spirituel deux fondements déterminants : le péché donne la mesure authentique du temps chrétien en même temps qu'il rend la perfection politique impensable.
D'une part, en effet, le péché place la vie chrétienne authentique dans la perspective du salut : en définissant dans l'homme une coupure irrémédiable au coeur même de la volonté (le péché lui-même se comprenant comme l'émergence en Adam d'une volonté antagoniste à la volonté prénaturelle), on le pense à partir de la tension fondamentale vers la vie unitive. Le monde n'est donc pour le chrétien que l'épreuve de la dissimilitude dissimilitude à soi aussi bien que dissimilitude de la succession temporelle des accidents. Ainsi le temps lui-même comme succession de fragments contingents bordés de néant (selon saint Thomas, les instants sont les seules parties réelles du temps, Somme Théologique, Ia, q. 46, a. 3 : ils ne sont que les points fragiles environnés de non-être) est le signe de la faute, et la vie unitive à laquelle aspire le chrétien est indissociablement récollection du temps historique dans l'unité de la dispensation divine, et réconciliation de l'homme dans le pardon et le salut. Cela signifie que le pouvoir temporel entend régner selon un mode d'emblée inauthentique : parce que le temps lui-même est le mode ontologique de la vie post-adamique, régner dans le temps ne peut être régner selon la perfection perfection qu'en revanche le pouvoir spirituel a sans cesse en vue. Dès lors, concevoir et imposer une politique des villes qui se détache de la tutelle de l'Empire, cela consistera nécessairement aussi à recomprendre le temps comme milieu de l'action politique.
D'autre part, en comprenant le péché comme division intérieure de l'homme moral, la tradition augustinienne rend de facto impossible l'empire terrestre parfait. C'est un très ancien paradoxe de la philosophie politique qui se trouve alors réactivé : comment faire gouverner des hommes, si ce n'est par un homme doté des mêmes imperfections que ceux qu'il doit régir ? Dès Platon, dans le Politique, l'Étranger avait fait surgir un problème lié à toute institution politique : le modèle adéquat de toute science politique véritable, c'est le pastorat, mais le pastorat implique la différence radicale entre la nature du berger et la nature de son troupeau; Or la politique s'institue au contraire dans l'immanence du berger au troupeau, rendant ainsi inapplicable une science politique pastorale stricto sensu. Dans le langage augustinien, ce paradoxe se redouble : c'est précisément au moment où la communauté humaine a été rendue incapable de tendre spontanément au bien, et a donc le plus urgent besoin d'être guidée, que cette direction devient impossible puisque le prince lui-même est un homme, et lui-même divisé. La solution de ce paradoxe est double : d'un côté, on propose une théorie de la discipline morale qui fait du prince un miroir des vertus (c'est le sens des exhortations que tout au long du Moyen âge les "Miroirs des princes"(3) prodiguent aux seigneurs), et d'un autre côté on affirme qu'il faut aux hommes un pouvoir civil qui soit toujours guidé par le seul vrai pasteur, c'est-à-dire le Pape.
Ainsi la pensée politique qui va accompagner et légitimer l'émergence des institutions communales doit nécessairement se déployer sur ces deux terrains : la conception du temps politique, et la pensée d'une nouvelle unité, qui ne soit plus assurée par la sage soumission au pouvoir légitimé par l'onction papale.
On dispose ainsi des trois enjeux autour desquels va s'articuler la mutation de la pensée politique : d'une part, assurer la possibilité d'une perfection terrestre de la vie humaine ; d'autre part, concevoir le temps de l'agir politique en tant qu'il ne sera plus articulé à l'éternité ; enfin, résoudre le double problème du péché. Ce travail implique les efforts conjugués de plusieurs courants de pensée, à la convergence desquels on trouve deux textes fondamentaux : le De Monarchia de Dante (4) (vers 1311), et le Defensor Pacis de Marsile de Padoue (5)(vers 1318).
2. Perfection, temps, péché :
Dante et Marsile de Padoue
a. La félicité intellectuelle.
Au début de la Monarchie, I, 3, Dante pose que la perfection de l'humanité ne peut être individuelle mais qu'elle concerne toute l'espèce ; et d'autre part il établit que celui qui crée ne veut pas seulement l'essence de la créature mais surtout son opération, par où il montre que l'opération détermine l'essence. A partir de là, Dante conclut que la puissance parfaite de l'humanité réside dans l'intellect :
Il est clair que le plus haut degré de la puissance de l'humanité comme telle (ultimum de potentia ipsius humanitatis), c'est la puissance ou vertu intellective. Et puisque cette puissance ne peut être entièrement et simultanément actualisée ni à travers un seul homme, ni à travers une des communautés particulières distinguées plus haut, il est nécessaire qu'il y ait dans le genre humain une multitude à travers laquelle soit actualisée cette puissance tout entière (De Monarchia, I, 7-8).
Les puissances intellectives évoquées par Dante tombent a priori sous le même coup que les averroïstes latins du XIIIe : ils seront critiqués parce qu'ils placent encore la contemplation au-dessus de la pratique (avec une grande proximité entre Boèce de Dacie et Dante : tous deux considèrent la félicité terrestre comme un mélange de contemplation du vrai et d'exécution des bonnes actions, tous deux pensent que la cité terrestre est destinée à assurer la paix propice au développement des facultés spéculatives). Dante bascule cependant, avec de nombreux passages sur les vertus des romains qui sont des vertus strictement non-contemplatives (II, 5), vers une conception de l'opération en vue du bien public qui marque un pas dans la laïcisation de la communauté que Boèce de Dacie n'avait pas franchi (pour lui la communauté n'avait pour but que de protéger les hommes afin qu'une fois en sécurité ils puisent se consacrer à la méditation ; dans ce cadre la pratique n'est pas opération en vue du bien public, mais exécution de bonnes actions grâce à la tranquillité politique, cf. De Summo Bono, IV (6)).
L'impératif de ne considérer l'ordre philosophique des devoirs qu'à la lumière de l'opérativité humaine, et en termes de mesure et d'ordre, pourrait donc être une source des pensées tardives de la félicité terrestre (et l'origine d'une rupture avec la vision ´ strictement averroïste ª de Boèce de Dacie ou de Jacob de Pistoia, qui conçoit bien une félicité laïque, parce que purement intellectuelle, mais en reconduisant justement la suprématie absolue de la contemplation sur l'opération). Ainsi Dante franchirait un pas en accordant à la félicité terrestre le statut d'une authentique opération de la puissance collective de l'humanité, abandonnant ainsi l'ancienne suprématie de la vie seulement contemplative à l'échelle du genre humain. Mais cela suppose que soit également réglé le problème du salut : pour atteindre cette felicità mentale, il faut être débarrassé de la coupure du péché.
b. Le péché et le salut.
Il a donc fallu supprimer, avec le péché, la racine augustinienne de l'imperfection de la cité terrestre. Cette opération a lieu chez Dante, dans le livre II du De Monarchia :
Et si l'Empire romain ne fut pas de droit, le péché d'Adam ne fut pas puni dans le Christ : or cela est faux ; donc la contradictoire de ce dont cette proposition découle est vraie. ( ) Si la mort du Christ n'avait pas acquitté ce péché, encore maintenant nous serions par nature les fils de la colère, c'est-à-dire par notre nature corrompue. Mais cela n'est pas ( ). (De Monarchia, II, xi, 1-3, trad. M. Gally, p. 177).
L'âge du péché est donc refermé, et cette absolution correspond à l'advenue de l'Empire romain, âge du droit réalisé. La corruption de la chair n'est plus un obstacle à la réalisation de la cité terrestre, puisque la volonté humaine n'est dès lors plus divisée intérieurement. Il y a donc maintenant un Empire, qui restitue la possibilité du gouvernement autonome à une humanité réconciliée, laquelle redevient le sujet de sa propre histoire : la paix et la concorde assurées par ce nouveau pastorat figurent le nouvel Éden (per terrestrem paradisum figuratur, III, xv, 7). Le même argument se retrouve quelques années plus tard dans le Defensor Pacis de Marsile de Padoue :
Cependant le Dieu miséricordieux avait destiné le genre humain à la béatitude éternelle. Il voulut donc le sauver des conséquences de la chute, ou, selon un ordre convenable, lui rendre à nouveau possible la béatitude éternelle, en dernier lieu par son Fils. ( ) Par la passion et la mort du Christ, le genre humain a été racheté de la faute et de son châtiment : la perte de la béatitude éternelle, subi par suite du péché des premiers parents ( ). (Defensor Pacis, Ia dictio, VI, § 4, trad. J. Quillet, Paris, Vrin, 1968, p. 78-79).
Ainsi débarrassée du péché, la pensée de l'opération libre de l'homme peut se déployer sur un mode inédit : sans le péché, l'existence dans le temps n'est plus seulement la conséquencede la chute, et un nouveau mode du temps devient politiquement ´ habitable ª.
c. Le temps laïque.
Tout au long de la prima dictio du Defensor, Marsile de Padoue va se révéler fidèle lecteur d'Aristote et de Cicéron : c'est en effet en démarquant de près les Politiques du premier et le De Officiis du second qu'il construit sa réflexion. Le Defensor n'a pourtant rien d'une simple compilation d'autorités antiques : ces deux sources principales sont en effet utilisées et réagencées au service d'un propos tout à fait ´ actuel ª, puisque c'est principalement à la question de l'autonomie politique telle qu'elle se pose aux cités italiennes du XIVe que Marsile cherche à répondre.
Ainsi, lorsqu'il cherche à établir la cause finale de la cité, Marsile suit et cite Aristote, en définissant le vivre et le bien vivre comme fin de la cité (Sic itaque determinata civitate propter vivere et bene vivere, tanquam finem, IV, § 2, V92 Q66 (7)). Le § 3 va expliquer cette définition en citant à nouveau Aristote pour amener l'idée d'une impulsion naturelle qui, en l'homme, le pousse à rechercher la communauté. Mais, avant d'en arriver à la citation d'Aristote, Marsile éprouve le besoin de distinguer les deux aspects sous lesquels on peut comprendre le vivere et bene vivere. Ce passage présente l'intérêt d'offrir un exemple de réflexion marsilienne précisant un point aristotélicien : il ne s'agit ici plus seulement d'un commentaire, mais bien d'un thème appartenant à la pensée propre de Marsile de Padoue :
La vie et la vie bonne convient à l'homme sous deux aspects : l'un temporel et intra-mondain, l'autre éternel ou céleste, comme on a coutume de dire.
vivere autem ipsum et bene vivere conveniens hominibus est in duplicis modo, quoddam temporale sive mondanum, aliud vero eternum sive celeste vocari solitum (IV, § 3, V94 Q67).
Cette distinction est immédiatement précisée : les philosophes n'ont jamais pu établir de façon convaincante le second genre de vie (que Marsile appelle aussi sempiternum, ne reproduisant donc plus la distinction néoplatonicienne entre éternité et sempiternéité : ce qui lui semble décisif, ce ne sont pas les différents modes de temporalité mais la différence fondamentale entre le changeant et l'inchangé). Ainsi il n'existe pas aux yeux de Marsile de discours philosophique portant sur les fins éternelles et spirituelles de la vie humaine, et ce n'est donc que sur les fins terrestres et temporelles que va porter l'enquête causale.
Cette indémontrabilité des vérités touchant à la vie éternelle, réduisant l'enquête rationnelle à la vie terrestre, peut être lue comme une trace de l'averroïsme de Marsile de Padoue. Il est tentant de considérer qu'on se trouve, avec cette thèse, face à une conséquence de la pseudo-doctrine de la double vérité, d'origine averroïste. Sans reprendre tout le débat qui conduit à montrer que la doctrine en question est une construction historiographique (presque contemporaine d'Averroès : elle se joue entre Saint Thomas et les condamnations del'averroïsme par l'évêque de Paris, Étienne Tempier (8)), on peut souligner que le Traité décisif d'Averroès ne postule pas d'indémontrabilité des matières mêmes de la religion, mais simplement de la façon dont il est nécessaire de les lire. Averroès cherche alors à montrer qu'aucun mode d'interprétation de saurait être illicite, et ce sur la base de l'équivocité du régime interprétatif proposé par le texte même de la révélation (Fasl al-maqal, §§ 18-28 (9)) ; mais en aucun cas il ne cherche à soutenir que l'enquête rationnelle doit se cantonner aux objets temporels et terrestres, puisqu'au contraire ´ la vérité ne peut être contraire à la vérité, mais s'accorde avec elle et témoigne en sa faveur ª (Fasl al-maqal, § 18, p. 119). L'équivocité propre à la doctrine originale d'Averroès ne porte donc que sur les modes d'accès au vrai ; cela permet d'imaginer que l'averroïsme simpliste qu'illustre ce paragraphe de Marsile est issu d'une connaissance d'Averroès déjà mise en forme par ses condamnations (par Bonaventure, Thomas et surtout Tempier), et répondant à d'autres exigences que les thèses correspondantes dans l'uvre même du commentateur.
On aurait ainsi ici l'indice d'un averroïsme strictement marsilien, qui correspond de plus à une distinction dans l'ordre du discours dans la mesure où les deux dictiones principales du Defensor Pacis sont respectivement consacrées à l'étude rationnelle menée selon le monde temporel, puis aux démonstrations éternelles tirées de la révélation. Ce que Marsile affirme ici n'est donc au fond que l'existence de deux régimes de rationalité correspondant également à deux modes d'engagement pratique : les philosophes ne se préoccupent pas des enseignements touchant la vie future. Par vie future, il faut ici entendre la vie d'un autre régime de temporalité : les philosophes, par conséquent, ne se soucient que de ce temps-ci qui est notre milieu. Le poids de cette thèse réside largement dans sa réversibilité, selon laquelle ceux qui se soucient de la vie future, soit les théologiens et en général les spécialistes de l'interprétation du texte révélé, ne sont pas des philosophes : ainsi seule la première dictio est philosophique aux yeux mêmes de son auteur.
Cette distinction du discours philosophique et du discours théologique permet de poser en toute quiétude les fondements d'une science de la cité qui est conçue pour amener au refus de la puissance temporelle du pape. Une étude dans laquelle les arguments tirés de la raison humaine et ceux que l'on tire de la révélation divine seraient placés sur le même plan ne saurait légitimer un tel refus : là où Averroès cherche à ménager la possibilité d'un cheminement spécifique de la raison vers la vérité, Marsile entend hiérarchiser ces cheminements. Là où la philosophie per demonstracionem convince[t], les choses célestes ne sont en revanche pas évidentes (nec fuit de rebus manifestis per se,§ 3, V94 Q67) et ne se prêtent pas à une étude rationnelle .
d. conclusion.
On voit donc ainsi de quelle façon entre Dante et Marsile la pensée politique s'aménage l'espace dans lequel elle va pouvoir se développer hors de la tutelle de l'Église. Il reste maintenant à étudier en détail la doctrine politique développée par Marsile de Padoue dans la prima dictio du Defensor : en effet, la pensée de la cité qui va pour la première fois ´ affronter ª le temps des villes va devoir y reconstruire une unité mise en péril par ce temps lui-même. Les variations et les crises qui prenaient sens lorsqu'elles étaient considérées sur le fond de l'histoire du salut doivent désormais obéir à d'autres logiques, et Marsile doit ainsi inventer les nouveaux modèles politiques qui vont lui permettre de penser la division et l'unité des villes.
Première et seconde parties - Troisième partie et conclusion - Bibliographie - Annexe