Agrégation : Leçons de philosophie


L'EXPÉRIMENTATION


Introduction

1 L’expérimentation est un terme technique, spécialisé, par lequel on découpe dans le champ de l’expérience en général — du contact avec la réalité — un mode spécifique d’accès : le mode scientifique. Il s’agit donc d’identifier le mode d’expérience qui peut convenir à la science mais surtout de commenter ce besoin qui lie la pensée théorique — la connaissance — à un mode de donation empirique, liaison qui caractérise la révolution newtonienne et donne le coup d’envoi aux sciences, telles que nous les comprenons aujourd’hui.

2 Lier la théorie à l’expérience, c’est, en premier lieu, lier la science au monde des phénomènes, et réciproquement penser le monde comme totalité des phénomènes apparaissant à une subjectivité corporelle. Il faut bien noter qu’il s’agit d’une promotion radicale du monde sensible, qui accède à la dignité du statut d’objet connaissable, alors même qu’il nous est donné par l’expérience vécue comme mouvant, relatif à nous, multiforme. Constituer le monde des phénomènes comme seul objet d’une connaissance possible revient d’abord à poser derrière le vécu de la sensation l’objectivité d’un fait qu’on élève au statut de donnée observable dans la mesure où il est reproductible, donc accessible à d’autres — par un mouvement de résorption du perçu, qui pose sous la couche de l’expérience sensible empirique un réel transcendant l’expérience singulière. Le rapport entre vécu et fait, expérience et expérimentation, nous le montrerons, devra être pensé comme dialectisation de l’expérience elle-même. Cela revient du même coup à liquider la coupure antique entre contingence sublunaire et phénomènes célestes : en braquant sa lunette vers la Lune, Galilée ramène la totalité du monde au donné observable.

3 Si la nature est unifiée comme apparence autour du corps percevant, c’est par la médiation de la technique, qui permet la reproductibilité de l’expérience, parce que la technique extériorise la sensation et la présente à tous, sous l’aspect objectif de la mesure : c’est l’apport de Newton qui institue l’expérimentation au sens propre, en liant le montage instrumental technique au calcul chiffré. Il nous faudra réfléchir sur la naissance de la physique expérimentale, pour saisir l’articulation entre la démarche active de l’expérimentateur technicien et l’obtention d’un résultat chiffré, qui pose au delà de l’expérience vécue le fait expérimental comme mesure : l’expérimentation peut être comprise comme vérification, parce que l’instrument de mesure articule le formalisme mathématique au donné empirique. Elle reçoit alors le statut épistémologique de la preuve, statut problématique puisqu’il s’agit d’une preuve d’expérience, par le fait et non d’une démonstration formelle.

4 Mais l’articulation entre théorie et expérience a déjà transformé le statut de la pensée elle-même car elle implique une limitation radicale de notre capacité de connaître.

1) Connaissance et pensée se disjoignent. La déduction formelle, comme capacité à lier des propositions régies par les principes d’identité, de non-contradiction (principe de raison) ne suffit plus : il faut s’accorder, se régler sur l’apparition des phénomènes (principe de raison suffisante). L’expérience, comme donation d’existence, permet à la pensée de passer du possible (logique) au réel (connaissance). Il ne suffit pas de reconnaître ici le motif kantien d’un pacte nécessaire entre connaissance et sensibilité, car cet accord, donné de fait dans la physique de Newton est plutôt le mystère sur lequel Kant se propose de réfléchir. L’objet métaphysique, en tant qu’il est donné par la pensée seule, tombe en dehors du connaître. Réciproquement, la procédure formelle par laquelle la pensée produit la théorie articulée à l’expérience tombe sous la suspicion de n’être qu’un langage (problème du statut de la logique et des mathématiques).

5 2) L’abandon de la déduction seule a comme corollaire une limitation des prétentions de la connaissance, car la science se soumet à une nécessité de fait et non à une nécessité rationnelle : elle ne peut donc atteindre qu’une vérité de fait. La science s’intéresse à l’objet tel qu’il existe de façon contingente (cf. le titre de Boutroux, De la contingence des lois naturelles) : la connaissance se contente de lier théoriquement des phénomènes incompréhensibles. Devenue science, la pensée théorique renonce à spéculer sur la nature des phénomènes et se contente de modéliser leur action.

6 Ce passage de la cause (pourquoi les choses sont ce qu’elles sont) à la loi fonctionnelle (comment les phénomènes se produisent) implique une idéalisation quantitative du donné observable par quoi la nature se trouve mathématisée, car la loi fonctionnelle pose un rapport mathématique entre des grandeurs théoriques. Le rapport entre pensée et expérience se joue donc au niveau de l’expérimentation elle-même et sur le plan théorique, dans la mesure où l’expérimentation est un dispositif technique qui permet d’observer si les grandeurs, isolées par la théorie pour rendre compte des phénomènes, se comportent dans les faits conformément aux attentes de la théorie. L’expérimentation apparaît non plus comme une observation et loin d’être un point de départ de la théorie (induction, empirisme classique), elle apparaît au contraire comme une preuve rétrospective.

7 Il s’agit de réfléchir sur cette alliance nouvelle de la vérité et de la méthode, par quoi l’expérimentation apparaît comme une preuve théorique, une vérification. Loin d’éclaircir le rapport entre pensée et réalité, cette vérification apparaît comme ´ un travail qui rend vrai ª, dont on ne peut nier la fécondité pratique, mais qui révèle un lien nouveau entre vérité et méthode. L’expérimentation est le procès par lequel la science produit le donné qui invalidera ou non les prédictions de la théorie. A la philosophie de réfléchir sur cette production active, technicienne, qui ne peut lier la pensée à l’observable qu’en produisant elle-même le ´ fait théorique ª (Bachelard) qui garantit son statut de connaissance.

 

1ère partie - Constitution historique de l’expérimentation

 

  1. distinction entre physique et expérimentation

Ce qui rend possible l’expérimentation comme preuve, comme accord inédit entre théorie et nature, c’est la naissance d’une ontologie nouvelle, qui nie la séparation antique entre l’intelligible et le sensible. Le sensible lui-même se trouve idéalisé : corrélativement, l’expérience sensible première est évacuée, relativisée. Ainsi, l’expérimentation ne procède pas de l’induction, dans la mesure où celle-ci généralise l’expérience empirique comme vécu. Elle ne prolonge pas l’expérience sensible, mais produit une expérience théorique.

La tâche de la physique comme connaissance rationnelle du monde matériel est définie par Aristote. Il y a bien, chez Aristote, le souci de rendre théoriquement raison des phénomènes naturels, mais dans la mesure où Aristote sépare l’objet mathématique de l’objet physique, il ne peut y avoir pour lui de démarche expérimentale. Il faut donc séparer la constitution de la physique comme problème et l’apparition de la méthode expérimentale, même si celle-ci s’appuie sur des difficultés héritées d’Aristote. C’est Aristote qui assigne à la science de la nature la tâche de comprendre le mouvement en général, la nature étant définie comme ´ principe de mouvement et de repos ª (Phys. II, 1, 192 b 21) ou encore ´ la nature est principe de changement et de mouvement ª (Phys. III, 1, 200 b ). La physique contemporaine souscrirait au programme d’une intelligibilité du mouvement ; c’est la méthode et corrélativement la définition de la science (donc, celle de la vérité) qui changent.

Si la physique aristotélicienne ne peut être expérimentale, c’est qu’Aristote s’appuie sur l’observation et définit le mouvement comme un changement qualitatif, un devenir, un processus finalisé, ce qui conduit à opposer mouvement et repos comme deux êtres distincts, et à distinguer les mouvements naturels (moteur interne au mobile, schème biologique de la vie, finalité interne) et violents (moteur externe). Le mouvement interne, finalisé est compris comme retour au lieu naturel et vient compenser les effets perturbateurs du mouvement violent : ainsi, dans une ontologie qui pense le changement comme accident, le mouvement reste passager, accidentel pour chaque être imparfait, (comme acte de l’être en puissance en tant qu’il est en puissance), et s’il est la condition du sublunaire, il n’en reste pas moins comprimé sous le couvercle de la sphère des fixes, dans l’enfer naturel de la génération et de la corruption (sur tout ceci, voir Koyré, Et. Galiléennes, Hermann, p. 17-21 ; Granger, La théorie aristotélicienne de la science).

Il y a bien, comme le remarque Koyré, une physique aristotélicienne, ie. une ´ théorie hautement élaborée qui part des données du sens commun ª et les soumet à une ´ élaboration systématique ª, qui rend compte de l’expérience naturelle dans sa diversité qualitative, à une exception près, celle du lancer de jet (si le moteur cause du mouvement agit par contact, pourquoi le projectile continue-t-il sa course ? Aristote propose que le milieu ambiant - l’air- soit responsable de la poursuite du mouvement mais cette solution peu convaincante poussera les commentateurs médiévaux à poursuivre la recherche et à passer du mouvement comme impétus, force, au paradigme résolument non aristotélicien du mouvement inertiel, du mouvement relatif au référentiel dans lequel on considère un corps : sur tout ceci, Balibar, Galilée, Newton lus par Einstein, simple et indispensable).

Si Aristote conçoit la physique à partir de l’expérience commune, et ne peut envisager de physique expérimentale, c’est que l’ontologie de la coupure entre nécessaire et contingent, éternité et devenir, pensée et matière, substance et accident, pose le concret phénoménal comme irréductible à l’idéalisation. La différence ontologique entre la matière et l’objet de pensée idéal pose la coupure entre physique phénoménale et mathématique : l’objet physique séparé et concret (substance) et l’objet mathématique, non séparé, intelligible ne peuvent se joindre : cette séparation ontologique (chorismos) assigne comme tâche à la philosophie de la nature de rendre compte de l’expérience sensible en tant qu’elle est sensible, c’est-à-dire naturelle. Rien de tel chez Galilée ou Newton : la théorie ignore l’expérience sensible et fait apparaître par un dispositif technique les conditions phénoménales d’une vérification qui ne peut pas se produire sur le terrain de l’expérience corporelle : la physique classique se donne un nouveau mode d’affection sensible, non corporel : l’expérimentation.

2) expérimentation contre expérience : le platonisme de Galilée

Contre l’empirisme abstractif d’Aristote, Galilée revendique un mathématisme platonicien : Aristote avait bien vu qu’on ne peut faire entrer les corps réels (diversité qualitative) dans l’irréel géométrique : mais là où Aristote concluait à la séparation entre mathématique et physique, Galilée choisit, avec Platon, de renoncer à l’expérience commune : la physique se constitue contre l’empirisme. Elle renonce délibérément à rendre compte de l’expérience spontanée de la sensation, où le repos est premier, où le mouvement est causé par l’effort, est le résultat d’une traction ou d’une poussée (d’une force) et cesse dès que la force s’arrête (Einstein et Infeld, Evolution des concepts en physique, début).

Le concept d’inertie se constitue lentement, mais il se constitue contre l’expérience immédiate, qui apparaît comme un ´ obstacle épistémologique ª (Bachelard), un frein doxique. Construire le concept de mouvement inertiel exige tout simplement : 1) de renoncer à rendre compte de l’empirisme spontané de la sensation 2) de tenir pour nulle l’expérience immédiate 3) de se situer hors du monde, dans un lieu où résistances et frottements sont évacués. Le mouvement inertiel ne peut absolument pas être réalisé : ´ tout corps persévère dans son état de mouvement uniforme en ligne droite ª. Il ne s’agit pas de dire que l’expérience n’est qu’approchée, l’inertie est radicalement idéale : les concepts exigés ´ ne sont pas tirés de l’expérience, ce sont des concepts qu’on lui suppose ª (Koyré,77-78).

Ainsi ´ dans la formation de l’esprit scientifique, le premier obstacle c’est l’expérience première ª (Bachelard, Fo. E. Sc. p. 23 ). En ce sens, Bacon n’est pas le père de la connaissance expérimentale, même s’il utilise le terme, parce qu’il compte sur l’induction pour corriger le raisonnement, et qu’il dédaigne la construction déductive (méfiance empiriste à l’égard du concept). Faute d’un paradigme assez fort, et même si Bacon reconnaît qu’il s’agit de juger les témoignages des sens et de les rectifier (ce n’est pas un réalisme phénoménal, car l’expérience se constitue en procès du rapport entre témoignage des sens et ordre des choses), l’expérience, comme observation immédiate, ne nous apprend rien. La naissance de l’expérimentation se constitue contre l’expérience immédiate. Le fait n’est pas donné, il est construit (Bachelard), il n’est pas donné empiriquement, mais construit théoriquement.

3) l’idéalisation de la nature n’est pas une opération déductive : Galilée contre Descartes

Ce rejet de l’induction va de pair avec un rejet symétrique de la déduction : la démarche expérimentale pose une conception dialectique du savoir où la séparation entre ordre sensible et intelligible est niée. Ce que montre la capacité expérimentale d’une science, c’est la capacité non seulement de transformer une théorie en hypothèse, mais surtout de passer de l’hypothèse à la réalité presque tangible par le biais de l’expérimentation : l’activité scientifique produit du concret.

C’est pourquoi le mathématisme de Descartes ne débouche pas plus sur une physique expérimentale que l’empirisme abstractif d’Aristote. Alors même qu’il pense la matière comme intelligible, Descartes procède selon l’ordre des raisons : c’est lui qui déduit correctement le principe d’inertie (que Galilée n’arrive pas à formuler). Il rompt explicitement avec le mouvement sensible, le mouvement-processus d’Aristote : le mouvement n’est qu’un état ´ chaque partie de la matière continue d’être dans le même état ª, Le Monde, A.T., vol. XI, p. 40. On passe du cadre ontologique du mouvement comme processus au mouvement relatif, pourtant, ce changement ne suffit pas. Les Principes ne contiennent pas de lois exprimables mathématiquement (sur tout ceci, Koyré, Et. Gal., p. 127, 130-1).

L’échec de Descartes physicien provient de ce qu’au lieu d’idéaliser l’expérience sensible, il l’annule. La fameuse expérience du morceau de cire montre que Descartes rejette les données de l’observation sensible (les qualités secondes changent) et saute à la déduction des qualités premières par l’entendement seul. La Méthode est métaphysique, parce qu’elle régresse du complexe au simple (2ème règle de la Méthode), et que le simple est donné par perception mentale : l’évidence, l’idée claire et distincte. L’expérience est seulement mentale (évidence). L’idéal déductif de l’analyse en ´ natures simples ª et séparées (distinctes) interdit de lire la diversité phénoménale autrement que comme une masse de détails où tout agit sur tout. Bien sûr, Descartes pose bien par ailleurs la nécessité d’une expérience pour franchir l’abîme entre principes et réalité contingente : ´ ces choses ayant pu être ordonnées par Dieu d’une infinité de façon, c’est à la seule expérience et non par la force du raisonnement que l’on peut savoir laquelle de ces façons il a choisie ª, écrit-il dans les Principes III, § 46. Mais en réalité l’expérience cartésienne reste descriptive et phénoménale, et ne peut déboucher sur une expérimentation au sens propre, un montage précis, identifiant les acteurs et les conditions de l’expérience, accompagné de mesures permettant de recueillir des données numériques (sur tout ceci, Bréhier, Histoire de la Philo. II, Quadrige, p. 83-84 ; Cassirer, La philosophie des Lumières, Presses-Pocket, p. 47 ; Koyré, Et. Gal. p. 130-135, Etudes newtonniennes).

Dans le monde simplement pensé par Descartes (tourbillons, matière subtile), tout agit sur tout, tout dépend de tout (physique du plein et du continu) : impossible d’isoler le moindre phénomène. Ceci nous permet de définir la méthode expérimentale : au lieu de partir des principes, il faut procéder à l’inverse : ce sont les phénomènes qui sont donnés, et les principes qu’il faut chercher. Il s’agit d’objectiver le réel hic et nunc, c’est-à-dire d’abstraire un cas général du divers (au lieu de postuler une nature simple) : le jugement est synthétique, il immobilise, sélectionne, simplifie les phénomènes, il ne régresse pas du complexe au simple. L’idéalisation s’opère dans le concret, non en rupture avec lui. Ainsi Galilée, puis Newton posent un rapport expérimental entre mathématique et physique : certes, Descartes montrait que la matière est en droit mathématique — l’étendue est géométrique —, mais la réalité sensible n’est pas quantifiable par la déduction seule. Ramener la matière à l’espace, comme le veut Descartes, c’est réduire la physique (matière) à la géométrie (espace), le fait à la raison, la contingence à la nécessité et donc s’interdire le recours théorique à la méthode expérimentale, mais encore évidemment, le recours pratique à l’expérimentation comme vérification numérique de la prédictibilité de la loi. L’expérimentation n’est possible que là où la déduction de suffit pas pour imposer le théorème.

La mathématisation expérimentale de la nature diffère donc de la mathématisation cartésienne : l’abstraction mathématique est présente dans la réalité perçue, à condition qu’on objective le perçu en passant du sensible à l’expérimental, c’est-à-dire en simplifiant les objets d’expérience, qui dans leur épaisseur phénoménale sont aussi mathématiques par essence que les formes géométriques, mais trop compliqués pour être calculés. L’idéalité est présente hic et nunc, mais doit être dégagée par un travail concret qui idéalise les phénomènes pour les ramener à leur type mathématique : ce phénomène ainsi idéalisé, c’est le fait expérimental.


Introduction et première partieSeconde partieTroisième partie et conclusionBibliographie