Agrégation : Leçons de philosophie


L'EXPÉRIMENTATION


3ème partie -La production technique de la preuve

 

Cela implique que la rupture avec le paradigme classique renouvelle le problème de l’expérimentation. D’une part, l’exploration de la réalité à une échelle qui n’est plus celle du corps humain met en évidence le rôle de la technique comme production active de la preuve expérimentale. D’autre part, la réalité à laquelle nous donne accès la physique quantique semble échapper à la structure prédicative du langage ordinaire : évanouissement de la substance, donc de la causalité, de l’espace et du temps ; nous sommes brusquement confrontés à une phénoménologie non corporelle. En quoi l’expérimentation peut-elle conserver son rôle de vérification ?

 

1) Technique et perception

Comment l’expérimentation produit-elle son donné ? Reprenons l’exemple du morceau de cire : Bachelard oppose le travail d’objectivation du physicien à l’observation immédiate de Descartes. Le physicien ne recueille pas la cire dans un rucher, il la produit : il la purifie en la filtrant, il la prépare, il la simplifie. Plus d’odeurs des fleurs (qualités secondes) mais la trace du travail d’épuration du laborantin : la cire représente concrètement « un moment précis de la méthode d’objectivation  ». On quitte la perception naturelle pour contrôler le degré de pureté de la cire par une mesure stable parce qu’elle s’objective dans un appareil. C’est l’appareil qui garantit la reproductibilité de l’obtention de la cire. Faut-il la faire fondre, appliquer au phénomène idéalisé une transformation ? Il faut artificiellement décomposer le processus en étapes suffisamment lentes pour maîtriser le point de fusion ou de solidification de la cire : cela implique un dispositif qui permette de régler à chaque instant avec la précision désirée la variation de la chaleur : donc un contrôle de l’augmentation de la température en fonction du temps : un four électrique dont la température puisse être réglée par variation de l’intensité du courant, une maîtrise du temps (Nvel E Sc. p. 173). Cela montre que la perception du physicien n’est jamais une perception sensible mais toujours et depuis le début de la science expérimentale une perception d’un type nouveau : une perception quantitative et rationnelle (par différence avec la perception sensible qualitative), où la théorie est première, mais qui est obligée de produire techniquement son objet. C’est pourquoi l’expérimentation est « factice  » dit Bachelard, c’est-à-dire artificielle, technique, ingénieuse, non fictive, mais, si on peut dire, factrice. La capacité technique produit le passage de l’empirique (cire naturelle) à l’expérimental (cire artificielle) : en ce sens, la technique réalise la théorie, elle l’incarne in concreto, en même temps qu’elle idéalise le phénomène : la cire produite est inséparable de l’organisation rationnelle de l’expérience. C’est pourquoi le fait expérimental n’est pas un fait empirique mais un fait théorique. On ne pourrait pas étudier le comportement de la cire sans passer par la mesure, la mesure suppose le passage de la perception à l’appareil de mesure qui sélectionne les variables mesurées et leur échelle, l’identification des variables déterminantes dépend de la théorie : on ne peut séparer théorie et expérience puisque utiliser cet appareil de mesure, c’est admettre la théorie qui justifie l’emploi de cet appareil, comme le montre Duhem, (La théorie physique, chap. VI). Ce qui est valable pour la cire l’est a fortiori pour les réalités quantiques ou cosmologiques auxquelles nous n’avons accès que par un appareillage technique de part en part théorique, comme un accélérateur de particules. L’appareil technique que constitue une expérimentation produit dans une matière entièrement mesurable et rationalisée les relations mathématiques entre des variables auxquelles on donne un corps concret. Ainsi, le fait technique produit par la méthode expérimentale n’est pas un objet simplement matériel, mais l’expression matérielle de relations théoriques. Il est moins un fait théorique qu’un effet de la théorie, ce pourquoi la démarche de la science semble auto-justificative (à condition qu’on remarque bien que la science est auto-justificative parce qu’elle réussit à produire artificiellement les conditions empiriques qui lui permettent de vérifier ses hypothèses, parce qu’elle produit du concret, non parce qu’elle se contenterait de justifications tautologiques).

2) langage et réalité

Quelle peut être la valeur factuelle d’un indice recueilli au bout d’une telle chaîne de médiations ? C’est l’articulation entre notre langage et la réalité qui est en question. L’expérimentation accrochait la déduction nomologique des sciences à la réalité de la nature. Dans le cadre galiléen, le formalisme mathématique parlant la langue même de la nature, une telle correspondance est plausible : « c’est en langage mathématique que parle la nature, un langage dont les lettres et les syllabes sont des triangles, des cercles, des droites  ». Le langage formel, la déduction nomologique s’appliquent à déchiffrer la structure rationnelle du réel. En braquant sa lunette vers la lune, Galilée estimait se trouver en contact perceptif avec la lune, mais ce qu’il observait en réalité, c’était la capacité optique ahurissante de sa lunette. Duhem a raison d’affirmer que l’instrument remplace l’objet étudié par sa représentation symbolique : de fait, le physicien n’a jamais affaire aux données concrètes, mais à leur traduction symbolique dans un système qui est celui de la théorie. Avec la physique moderne, et sans caution divine, nous n’avons plus affaire au texte du monde, mais à un essai de traduction dont le code même reste problématique. Les messages recueillis par la physique contemporaine « émanent d’un monde inconnu  », sont « rédigés en hiéroglyphes  » écrit Bachelard dans son article « Noumène et microphysique  », (in Etudes, Vrin), en indiquant que les résultats de la physique quantique impliquent une transformation considérable de la compréhension même de notre expérience et de l’image de la nature et exige une nouvelle métaphysique, une métamicrophysique. La position de l’observateur influe sur le phénomène, et le phénomène n’apparaît plus comme une « chose  », mais comme une relation, qui nous donne bien accès à un style d’apparence, qu’il faut réfléchir philosophiquement. De cette apparence, nous ne recueillons qu’une trace ambiguë, un signe transmis par les capteurs de nos instruments de mesure. Cette trace, on ne peut l’aligner dans le repère spatio-temporel du corps humain, elle ne devient tangible que par la médiation d’une rationalité technique (électronique) qui produit la visibilité par le calcul. Nos télescopes actuels sont aveugles, dans la mesure où l’image qu’ils captent est déformée par les champs gravitationnels (comme le reflet d’une maison se brise dans une eau agitée), et qu’il faut, pour obtenir une image, la redresser en calculant son coefficient de déformation. Le télescope calcule l’image phénoménale de l’univers plus qu’il ne la reproduit. Ainsi la science est une « phénoménotechnique  » selon l’expression de Bachelard, parce que c’est la médiation technologique qui produit une visibilité, une apparence théorique que nous sommes incapables de produire par le corps naturel. Il est simple dans ces conditions de souscrire à Duhem lorsqu’il raille l’expérience cruciale de Bacon (Nov. Organum, II, 36) qui devait permettre, comme la croix des chemins, de nous orienter en tranchant entre deux hypothèses concurrentes. L’expérimentation n’est pas une réponse que la nature fournit à la science, mais la démonstration que la science produit des effets non seulement théoriques, mais concrets. On peut maintenant dans toute son ampleur poser la question de la preuve expérimentale. Il est clair que l’expérimentation n’est pas empirique, qu’elle est théorique et seconde, qu’elle produit elle-même son phénomène par la médiation technique, qu’elle réalise une abstraction. Faut-il dire alors que les objets de la connaissance se trouvent pré-constitués par des méthodes et des théories dont ils représentent la projection, de sorte que la correspondance entre données expérimentales et propositions théoriques ne débouche pas sur une vérité (garantie ontologique que la nature répond bien à la question) mais sur un accord conventionnel entre deux artefacts ? (Gil, La preuve, Aubier, p. 65-66) C’est la thèse de Kuhn, qui lie les réponses expérimentales au paradigme théorique en vigueur, et conclut finalement au caractère conventionnel (langagier) de la science. Une telle position (Kuhn l’admet volontiers) se révèle pourtant incapable de répondre à la question suivante : qu’est-ce qui fait que le « processus  » de la science semble « marcher  » ? D’un côté, l’expérimentation n’apparaît pas comme preuve suffisante de la théorie parce qu’elle est solidaire du formalisme qu’elle valide, de l’autre, le mystère d’un formalisme capable non seulement de prédire des effets dans le monde, mais de bouleverser la structure de notre expérience au sens le plus corporel reste entier : les technologies qui réalisent les expérimentations scientifiques ne se contentent pas d’élargir notre perception (téléphone, télévision, télescope) mais la transforment, par élimination de la présence actuelle, donc de l’espace (distance), du temps (vitesse), du schème matériel solide (élimination de la différence intérieur/extérieur, surface/profondeur dans l’échographie, le scanner). Si la justification de la théorie par le contrôle empirique apparaît comme circulaire, l’efficacité incontestable de la capacité technicienne de la science doit être pensée et non seulement regrettée (Heidegger).


Conclusion



Le problème classique de la vérité comme conformité de la pensée avec les faits se loge au cœur du dispositif expérimental comme technique, mais la science expérimentale est apparue comme une manière de produire la réalité, qui institue un type de vérité fondamentalement solidaire de son style méthodologique. Certes, l’expérimentation de la science classique permet de modéliser des faits prédictibles et reproductibles dont les mesures confirment les attentes de la théorie. Sans doute, l’argument de Popper selon lequel l’expérimentation est une falsification, non une vérification semble éloigner un instant la question troublante de la nature de la réponse que nous offre l’expérimentation. Néanmoins, même négative, une réponse reste une réponse, et l’expérimentation devient une technique rationnelle de production de la preuve. Mais alors, c’est la « cause  » naturelle, comme événement, dans son épaisseur temporelle, qui réapparaît : l’expérimentation technique est une simulation de la cause efficiente. La preuve n’a jamais quitté l’immédiateté présentationnelle du vécu : en dernière instance, quelques soient les médiations, c’est un être humain qui lit l’appareil de mesure, qui constate de visu la capacité prédictrice de l’hypothèse. Même si l’expérience est de part en part théorique et produite par la technique, elle reste en relation avec le vécu : il n’est pas jusqu’aux expériences seulement mentales, les « expériences de pensée  » d’Einstein (le train extrêmement long) ou de Galilée, qui ne restent prises en définitive dans un cadre phénoménal, même s’il est sous-déterminé et abstrait. Un fait expérimental est un fait théorique, parce qu’il dépend du référentiel théorique qui le définit, mais il conserve une face actuelle même s’il est en grande partie virtuel. « Le mouvement de résorption du perçu dans l’expérimental ne peut donc être pensé jusqu’au bout, puisque le perçu continue d’être le repère existentiel de l’activité scientifique  », (Ricœur, Histoire et Vérité, Seuil, p. 168). L’expérimental se définit moins par l’éviction du perçu que par sa transformation. A ce titre, l’expérimentation conserve et élabore la négativité présente dans toute expérience, car « le mouvement dialectique que la conscience exerce sur elle-même, autant sur son savoir que sur son objet, dans la mesure où son nouvel et véritable objet en jaillit, voilà ce qu’on appelle au fond expérience  », comme l’écrit Hegel dans l’introduction de la Phénoménologie de l’Esprit.

Introduction et première partieSeconde partieTroisième partie et conclusionBibliographie