Agrégation : Leçons de philosophie


L'EXPÉRIMENTATION


2ème partie - Conditions théoriques de l’expérimentation

 

  1. Une épistémologie kantienne

Il faut bien noter qu’en abandonnant l’évidence déductive, et en se contentant de décrire mathématiquement la relation entre des grandeurs, la science nouvelle s’interdit d’expliquer ce qui se passe ou pourquoi cela se passe, et pose nécessairement la vérification empirique des données issues de la mesure des phénomènes comme seule justification de la loi. Lorsqu’on renonce à rendre compte des phénomènes en tant que phénomènes, ou des concepts en tant que concepts, on doit se contenter de vérifier que la loi s’applique, que les mesures concrètes confirment que ´ cela ª se passe effectivement comme la loi le prédit. L’expérimentation apparaît comme seule validation possible d’une loi qui exprime une relation entre des grandeurs dont l’existence elle-même est insoluble. Elle apparaît comme seule recours là où la déduction, seule, ne suffit plus à garantir l’existence des objets de la science.

Ainsi se trouve posé le cadre théorique dans lequel l’expérimentation, distincte du donné perçu, de l’observation, apparaît comme une vérification provoquée, toujours postérieure à la théorie. ´ L’observation est l’investigation d’un phénomène naturel, et l’expérience est l’investigation d’un phénomène modifié par l’investigateur ª disait Claude Bernard, (Intro. à l’Etude de la Méth. Exp. , G.F.,p. 45). L’expérimentation est donc nécessairement active, d’abord parce qu’elle est seconde, et que la théorie a déjà fixé une hypothèse quantitative : l’effet qu’on cherche est donc déterminé (par ex. une dépendance déterminée entre grandeurs variables); l’expérimentation n’est donc pas une rencontre fortuite, mais une rencontre provoquée, d’une espèce particulière : un résultat, qui est moins un fait qu’un effet provoqué. L’expérimentation est active en un autre sens, plus déterminant, non seulement parce qu’elle donne lieu à un phénomène empirique mais parce qu’elle réalise le système qui lui permettra d’étudier telle dépendance instituée par telle loi entre telles variables. La science expérimentale est donc une science créatrice de phénomènes, dans la mesure où son activité scientifique s’achève lorsqu’elle est en mesure de créer non seulement une dépendance théorique entre propositions démontrables mais surtout le dispositif concret qui met en évidence la théorie. Par exemple, le ´ plan incliné ª de Galilée modélise la chute des corps : on ne peut étudier cette chute qu’à condition d’inventer, de réaliser le montage concret qui permet de ralentir cette chute, pour mieux la mesurer tout en évitant au maximum les frottements etc. Nous reviendrons toute à l’heure sur les conséquences de cette production active, qui contredit l’exigence d’une donation que réclame son statut de contrôle. L’expérimentation n’est pas réceptrice : elle constitue au contraire le donné qu’elle exhibe comme preuve.

Comment peut-elle recevoir alors le statut d’un contrôle ? Parce qu’elle est exigée par le type d’intelligibilité atteinte par la théorie physique, qui est seulement fonctionnelle. La physique newtonienne n’explique rien, ne rend pas raison du phénomène, mais se contente de poser une relation entre variables. Parce que cette dépendance reste inexpliquée, on doit se borner à recueillir des mesures qui la confirment. Ainsi, la gravité, ou force d’attraction, en tant que telle est incompréhensible, seulement elle est opératoire. Sur le plan théorique du calcul, elle est même d’une puissance extraordinaire, puisqu’elle permet de ramener l’orbite des planètes autour du Soleil, des satellites autour des planètes, la chute des corps terrestres et le mouvement des marées à une seule loi, et sur le plan pratique, cette loi est susceptible de vérification numérique. Mais sa puissance théorique n’a pas convaincu les philosophes contemporains : Leibniz la compare au miracle christique de la présence de l’Eucharistie dans une Lettre à Caroline, (cité par Verlet, La malle de Newton, NRF, p. 342). Sur le plan philosophique, le concept de gravitation n’explique rien : c’est une force occulte (action à distance). Il sauve peut-être l’ensemble des phénomènes, à condition qu’on veuille bien renoncer à en expliquer la nature. Newton lui-même reconnaît ´qu’un corps puisse agir sur un autre à distance et à travers le vide sans la médiation de quelque-chose d’autre par quoi cette action soit transmise est une absurdité si grande que je ne crois qu’aucun homme tant soit peu compétent en matière de philosophie ne pourra jamais tomber dans cette erreurª. Philosophiquement, la théorie physique est absurde et Newton l’admet volontiers. Puisque la raison exige une cause de la gravitation, Newton indique l’espace comme sensorium divin. Cette rationalisation philosophique nous paraît maintenant bien plus désuète que l’impressionnante construction formelle qui le conduit à postuler l’existence d’une force d’attraction. Newton illustre et entérine la séparation entre philosophie et physique (qu’il appelle philosophie naturelle, cf. le titre de son ouvrage Principes de la philosophie naturelle, ou philosophie expérimentale) : le concept de l’action à distance et dans le vide est peut-être philosophiquement absurde, mais il est pertinent en physique. Et cela suffit. ´ Et il suffit que la gravité existe réellement et agisse selon les lois que nous avons exposées et soit suffisante pour expliquer tous les mouvement des corps célestes et de notre mer ª, (Principes, Livre III, Scholium Generale, éd. Bourgois, p. 112).Le physicien doit se contenter de constater la capacité de la théorie à être prédictive et simple, mathématiquement puissante, mais ne peut déduire l’existence des phénomène qu’il modélise mathématiquement. La preuve d’existence n’est donc pas théorique et directe mais indirecte et concrète : expérimentale.

Newton se situe de fait dans une épistémologie kantienne, même si son vocabulaire reste pris dans l’alternative déduction/induction : la physique n’explique pas la raison de la gravitation mais construit mathématiquement le système physique de lois qui rendent compte des phénomènes de gravitation. ´ Quant à la raison de ces propriétés de la gravité, je n’ai pu encore la déduire des phénomènes et je ne forge pas d’hypothèses. En effet, tout ce qui n’est pas déduit des phénomènes doit être appelé hypothèse, et les hypothèses, qu’elles soient métaphysiques, physiques, se rapportant aux qualités occultes ou mécaniques, n’ont pas de place en philosophie expérimentale. En cette philosophie, les propositions sont déduites des phénomènes et rendues générales par l’induction ª (ibid.). Ce que Newton appelle ici ´ hypothèses ª concerne les propositions dépassant le cadre de l’expérience possible (les spéculations métaphysiques). Kant en tire la leçon en montrant que l’intelligibilité du phénomène va de pair avec une restriction sévère du pouvoir de la connaissance qui doit renoncer au rêve d’une compréhension ultime faute d’une expérience mentale vérifiable. La connaissance de l’entendement, arrimée au sensible, peut bien échapper à l’empirique dans la mesure où elle est déterminée a priori par les principes de la saisie de l’expérience, sa structure transcendantale la rejette néanmoins vers le phénoménal. La rupture entre science et métaphysique — qui détermine l’enjeu actuel de la science — est consommée.

Mais, dans la philosophie kantienne, même si la connaissance reste phénoménale, l’objet scientifique reçoit une détermination transcendantale et non empirique parce que les mathématiques sont produites par l’intuition pure : ainsi, le rapport du théorique à l’expérience est posé a priori dans la constitution des mathématiques elles-mêmes comme synthétiques a priori. On échappe à la difficulté du rapport entre formalisme et perception parce que la perception elle-même est une mathématique immanente (Granger, Pensée formelle et science de l’homme, p. 11). Mais l’évolution actuelle des mathématiques condamne la thèse kantienne : s’il y a un a priori euclidien, celui-ci n’est pas un absolu de la perception, une structure a priori de l’intuition pure, mais un postulat fonctionnel, relatif au choix d’une axiomatique (et il existe des axiomatiques concurrentes comme les géométries non-euclidiennes, etc...).

Du coup, alors que l’expérience, comme l’exige Popper sur un mode tout kantien, continue à être posée comme ´ critère de démarcation ª, entre science (connaissance fondée) et idéologie (dialectique de la raison), le rapport entre les systèmes formels de la science et les données sensibles n’est plus garanti. C’est ce point qu’il faut maintenant étudier.

2) formalisme et fait expérimental

Loin d’être une ´ réponse ª que la nature apporterait au théoricien, le fait expérimental apparaît d’abord comme solidaire du formalisme mathématique qui l’exprime, parce que la description d’un système physique dépend des outils mathématiques disponibles. C’est grâce au calcul infinitésimal, par exemple, que Newton peut modéliser le mouvement concret de la chute des corps. On décrit le mouvement concret à l’aide de variables idéales : la position du mobile (r), sa tendance instantanée à changer de position = sa vitesse (v), mais surtout sa tendance instantanée à changer de vitesse = son accélération (a), c’est-à-dire la dérivée de la vitesse. Ce sont la dérivée et l’intégrale qui permettent la position et la solution du problème. C’est bien ´ la mathématique qui ouvre les voies de l’expérience ª, comme l’affirme Bachelard (Nvel E. Sc. p. 62), dans la mesure où elle propose des êtres mathématiques capables d’instruire les relations entre grandeurs produites par la théorie physique pour modéliser le réel.

La possibilité d’un contrôle expérimental dépend de manière plus fondamentale encore du formalisme utilisé. La version la plus cohérente de l’accord expérimental de la théorie et du fait est donné dans la dynamique classique, parce qu’il suffit qu’un état du système soit donné (conditions initiales) pour qu’on puisse prédire n’importe quel état du système : c’est le déterminisme qui garantit la valeur expérimentale et articule théorie et nature par le biais du principe de causalité (mêmes causes = mêmes effets). Le déterminisme, qui est la condition de la prédictibilité de la théorie et de la fiabilité du contrôle expérimental est lié au style formel de la mécanique classique. Le système est complètement défini (théoriquement) et prédictible (pratiquement) : or cette prédictibilité n’est pas posée comme une position philosophique, ni comme une croyance, elle est une conséquence du formalisme utilisé, parce que la description mathématique du mouvement implique l’équivalence entre cause et effet, et donc la réversibilité du système. Les données reliées par la loi sont des nombres, on passe d’un ordre chronologique à un ordre logique. La loi de Newton énonce que la force est le produit de la masse et de l’accélération. Si F=m.a, on peut aussi bien écrire que m=F/a ou a= F/m : tous les états sont équivalents, c’est pourquoi Kant ajoute aux principes de la substance et de la cause une troisième Analogie de l’expérience : l’action réciproque. Les notions d’antécédents et de conséquents (cause réelle — > effet réel) disparaissent dans l’équation : il y a annulation du temps (t = -t), réversibilité, c’est-à-dire prédictibilité : la prédictibilité est une conséquence du formalisme mathématique, et non une position ontologique. C’est pourquoi Bachelard remarque qu’une conception déterministe de la physique et du contrôle expérimental ne pouvait s’imposer que pour une mathématique vraiment élémentaire (ibid. p. 104-105) : de fait, l’évolution mathématique de la physique actuelle modélise des situations bien plus complexes, non réversibles (2ème principe de la thermodynamique) ou non déterministes (principe d’incertitude de Heisenberg, turbulences chaotiques). Le déterminisme, illustré par la fiction de Laplace, d’un démon suprêmement intelligent, qui serait omniscient à la seule condition de connaître intégralement un état du système de l’univers, ne vaut que pour la physique newtonienne régie par des équations différentielles qui permettent de calculer un état final à partir d’un état initial. Une telle prédictibilité tombe dès que les évènements régis par les lois cessent d’être déterminables, dès qu’on passe de la loi déterministe à la loi statistique, de la nécessité à la probabilité.


Introduction et première partieSeconde partieTroisième partie et conclusionBibliographie