Agrégation : Leçons de philosophie
L'HUMANITÉ
Bibliographie
L'humanité
semble ne désigner que le concept de la plus grande généralité
de l'humain, en tant que cette généralité possède
immédiatement une valeur morale (on agira ainsi « par
humanité », et « par humanité » on jugera
de la valeur morale d'un acte ou d'un discours). Le problème
philosophique de l'humanité est donc celui de la détermination
d'un universel en acte. Si le mot désigne l'ensemble actuel
des êtres humains, il va falloir définir le genre humain,
en y cherchant la source de cette éthicité. Mais le
genre lui-même relève de la définition positive
de l'humanité, dans laquelle il va être difficile de
concevoir l'humanité du point de vue axiologique. Si le genre
humain comme ensemble actuel des hommes ne suffit pas à rendre
raison de la notion même d'humanité (l'humanité
logique entrant en conflit avec l'humanité axiologique), il
va falloir se demander si le genre humain (comme quantification logique)
ne manque pas, pour constituer le concept d'humanité, de la
considération d'une nature humaine qui l'informe.
Mais cette nature elle-même pose problème, parce qu'elle semble impliquer la stabilité de la définition de l'humanité. Parler de nature humaine, c'est en effet faire fond sur l'essence de l'homme en tant que facteur d'intelligibilité stable de l'humanité : or cette dernière, dès lors que l'on cherche à la saisir comme valeur et plus seulement comme nature, semble au contraire se dénaturer en permanence (c'est cette fois l'humanité physique qui semble entrer en conflit avec l'humanité éthique).
Ne doit-on pas alors envisager que l'humanité se tienne, non pas seulement dans un genre qui la rassemble, ni dans une nature qui la définisse, mais dans une condition humaine commune, qui permette (d'une façon encore obscure pour nous) d'articuler la positivité de la définition avec la variété factuelle de sa composante éthique ?
1. Définir l'humanité de l'homme : Platon, Le Politique.
a. Définir l'humanité, c'est définir ce qui fait qu'un homme est homme, c'est donc à première vue produire une définition de l'homme. Cette tâche est précisément celle que se fixe l'Étranger dans le Politique de Platon : étant amené à définir la science politique comme science de l'élevage des troupeaux humains, il doit au passage définir l'homme lui-même en tant qu'il est une espèce particulière d'animal. Ce n'est donc pas d'abord comme genre que l'humanité est envisagée, mais bien comme espèce, c'est-à-dire comme limitation particulière du genre « animal », lui-même à son tour espèce du vivant. Ainsi la définition du Politique descend-elle, par genre prochain et différence spécifique, jusqu'à cette ultime différence :
je crois voir qu'il y a une sorte [d'élevage en troupeaux] pour l'élevage des hommes, et l'autre, pour celui des bêtes. (Politique, 262a).
Mais on n'a pas ici défini l'homme : on l'a seulement distingué des bêtes (therioi). C'est sur ce point que l'Étranger attire immédiatement l'attention de Socrate le Jeune : il serait erroné de s'en tenir là, car on ne ferait alors pas autre chose qu'une division arbitraire, qui ne distingue pas objectivement une espèce d'une autre, mais subjectivement une partie d'une autre. Que signifie cette mise en garde ?
Que le procès de la définition exige la distinction objective de parties qui soient elles-mêmes des espèces, c'est-à-dire des divisions de puissance logique équivalente -- au lieu de quoi l'opposition de l'homme à tous les autres animaux place face à face une partie arbitrairement prélevée et toutes les autres parties, définies simplement négativement (comme les animaux qui ne sont pas l'homme, de même que, conformément à un autre exemple de l'Étranger, on distinguerait dans le genre des nombres « dix-mille » de tous les autres nombres -- lesquels ne peuvent bien sûr pas être réunis autrement que par leur « non-être-dix-mille »). Lorsque l'on procède à ce type de définition, il faut observer une règle impérative en partageant chaque genre : on doit veiller à ce que chaque division soit à la fois genre et partie, jusqu'à obtenir de purs individus. Première leçon : l'humanité doit être un genre.
b. C'est par méconnaissance de cette leçon logique que Socrate le Jeune s'est trompé. Une telle faute logique a une origine très simple : c'est qu'au lieu de produire pour chaque espèce sa définition (objective), Socrate le Jeune n'a fait que s'élever lui-même à la puissance de l'espèce. Il a ainsi choisi comme espèce la partie à laquelle il appartient lui-même, compte non tenu de sa puissance logique intrinsèque : dans le genre des vivants (zôon genos) il a opposé le genre humain (anthrôpinon genos) à « tout le reste des bêtes », pour la seule raison qu'il avait « un nom pour les nommer toutes » (Politique, 263 c) :
Or cela, homme intrépide, c'est ce que ferait, peut-être, tout autre animal que nous pouvons nous figurer doué de raison, comme la grue, par exemple, ou quelque autre : elle aussi distribuerait les noms comme tu le fais, isolerait d'abord le genre grues pour l'opposer à tous les autres animaux et se glorifier ainsi elle-même, et rejetterait le reste, hommes compris, en un même tas, pour lequel elle ne trouverait, probablement, d'autre nom que celui de bêtes. (Politique, 263d).
Ainsi l'erreur principale de Socrate le Jeune est une erreur due à sa subjectivité : il n'a pas défini l'homme (ce qui était exigé par la claire compréhension de ce qu'est le troupeau humain comme objet de la science politique), il a simplement constitué arbitrairement une « portion » (meros) -- et non pas un genre -- à partir de la pure généralisation de soi. C'est la seconde leçon du Politique : la doxa comprend l'humanité comme une pure généralisation du soi, or, inversement, une définition philosophique de l'humanité doit être non-subjective (est-ce possible ?).
c. L'Étranger, pour faire comprendre son erreur à Socrate, va alors prendre un exemple tout à fait significatif : celui, précisément, du genre humain. Il s'agit de répéter la leçon : on ne peut arbitrairement couper un genre en deux parties, il faut veiller à ce que ces deux parties soient authentiquement des espèces. Méconnaître cette règle et diviser le genre des vivants en hommes et bêtes, c'est faire
La même [erreur] que si, voulant diviser en deux le genre humain (anthrôpinon genos), on faisait le partage comme le font la plupart des gens par ici, lorsque, prenant d'abord à part le genre Hellène comme une unité distincte de tout le reste, ils mettent en bloc toutes les autres races (genesin), alors qu'elles sont une infinité qui ne se mêlent ni ne s'entendent entre elles, et, parce qu'ils les qualifient du nom unique de Barbares, s'imaginent que, à les appeler ainsi d'un seul nom, ils en ont fait un seul genre. (Politique, 262d).
C'est là
l'erreur de la grue : ceux qui commettent cette erreur de découpage,
opposant les Hellènes (partie mais pas genre) aux Barbares
(partie et genre, puisqu'on peut à nouveau diviser les Barbares
en différents peuples, ce qui n'est pas vrai des Hellènes),
sont toujours des Hellènes. Cette erreur de subjectivité
n'est pas neutre : elle vise à « se glorifier soi-même
», et elle vise cela du point de vue d'une division des générations.
La traduction de genesis par race ne doit en effet pas masquer
le coeur du problème : le genre humain doit pouvoir se diviser
en différentes espèces qui sont elles-mêmes des
« générations » (plutôt que des races).
Troisième leçon du Politique : l'humanité
prise comme genre humain n'est pas seulement une catégorie
logique, mais aussi un composé de générations
concrètes, c'est-à-dire une catégorie biologique.
d. Si l'on résume les leçons de ce passage du Politique, on trouve donc d'une part que l'humanité doit être un genre, c'est-à-dire une partie spécifique du vivant elle-même divisible en sous-espèces (il va falloir regarder de plus près ce que sont mutuellement les genres et les espèces). D'autre part, on trouve que ce genre (comme espèce du vivant) et ses espèces (comme générations d'hommes) ont une puissance logique mais aussi une signification biologique. Enfin, on sait qu'il n'est rien de plus dangereux que de fabriquer des genres à partir de noms, et surtout à partir de son propre nom (autrement dit, on fait d'emblée peser sur l'enquête le soupçon selon lequel le genre humain lui-même n'est peut-être qu'une fiction de l'animal humain cherchant à se glorifier en « généralisant » le nom propre de son espèce biologique).
Que donne la suite du dialogue ? Reprenant l'étude, l'Étranger et Socrate le Jeune vont entamer à nouveau le processus dichotomique, mais en prenant garde à ne diviser que des parties qui soient d'égale puissance logique (ainsi on ne divisera pas le genre humain en Hellènes et Barbares mais en hommes et femmes). Repartons de l'animal vivant : on distinguera les animaux sauvages des animaux apprivoisés, ces derniers en aquatiques ou terrestres, les terrestres en volatiles ou marcheurs, les marcheurs en quadrupèdes et bipèdes, les bipèdes en emplumés ou hommes -- et voilà l'homme trouvé, et trouvée avec lui l'occasion de la farce de Diogène qui s'en vint jeter un poulet plumé sur l'agora en affirmant « voici un homme ».
Cette farce elle-même a un enseignement : la recherche seulement générique de l'humanité a une limite morale. Elle ne prête aucune valeur intrinsèque à son objet, et divise le genre humain comme les genres de pierres ou les genres de techniques. Comme le dit l'Étranger :
(...) notre méthode d'argumentation n'a pas plus d'attentions pour un sujet grandiose que pour un autre, elle n'accorde pas moins d'estime à ce qui est petit qu'à ce qui est grand, et, toujours, ne prenant ses inspirations que d'elle-même, elle pousse jusqu'au bout sa recherche du vrai. (Politique, 266d).
Ainsi l'on a défini l'humanité en saisissant la définition de l'homme : c'est un bipède sans plumes, et l'humanité ne sera que le genre des bipèdes sans plumes. Voilà un premier axe de recherche : il reste à comprendre exactement ce qu'est un genre, au sens logique et au sens biologique. Mais d'autre part, on sait aussi que ce résultat va rapidement être dépassé dans le cours même du dialogue, parce qu'il aboutit à une impasse -- cependant cette impasse est essentiellement due à l'idée de science pastorale, et non à la définition de l'homme comme objet d'une telle science. On note toutefois que cette définition ne resservira pas dans le cours même du dialogue : il faut donc aller chercher nos renseignements manquants ailleurs que dans le Politique.
2. Qu'est-ce qu'un genre ? (Aristote).
En quel sens entend-on le genre humain lorsque l'on cherche à définir l'humanité comme genre ? Comme un ensemble logique, proposant une quantification de l'humanité dans l'ordre de la définition, mais aussi comme ensemble biologique -- et il est important que pour les grecs le terme même de genre puisse à volonté prendre les deux significations.
a. Commençons par la définition logique du genre, telle que l'expose Aristote dans le livre D de la Métaphysique :
Genre, race (genos, genesis) exprime d'abord la génération ininterrompue des êtres ayant la même forme. On dit, par exemple, tant que subsistera le genre humain, c'est-à-dire : tant qu'il y aura génération ininterrompue des hommes (Métaphysique, D, 28, 1024a30).
Cette définition est reprise au IIIè siècle par Porphyre dans son Isagoge :
"Genre" (...) se dit d'une collection d'individus qui, se rapportant d'une manière déterminée à une chose unique, ont entre eux un certain rapport : c'est d'après cette signification que l'on parle du "genre des Héraclides", à cause de leur relation à partir d'un être unique, je veux dire Héraclès (...). "Genre" se dit encore d'une autre façon : c'est le principe de la génération de chacun, qu'il s'agisse de celui qui l'a engendré ou du lieu où il est né (...). Cela semble être la signification ordinaire du genre. "Genre" se dit encore d'une autre façon : c'est ce sous quoi l'espèce est rangée (Isagoge, I, 1-4, ed. et trad. Libera et Segonds, Vrin, p. 2).
Porphyre précise que les philosophes prennent le genre au troisième sens. Qu'entraînent pour nous ces définitions du terme ? D'abord, que le genre est avant tout conçu comme famille ou comme génération : autrement dit, on parle de genre humain en fonction de l'engendrement biologique continu des hommes, en indiquant par là que l'humanité se comprend avant tout comme la parenté matérielle de tous les individus humains. la question est ouverte (par la lettre même du texte) de savoir si une telle humanité ne peut être comprise comme « générique » qu'à condition de descendre d'un ancêtre commun : reste que la cohésion biologique de l'humanité semble être nécessaire pour que l'on puisse parler de genre humain.
b. Mais la définition logique du genre a d'autres enjeux : comme déplacement métaphorique de la génération du vivant, le genre signifie aussi premier élément constituant :
(...) dans les définitions, ce qui est comme le premier élément constituant, qui est affirmé dans l'essence, c'est le genre, dont les qualités sont appelées des différences (Métaphysique, id., 1024b5).
Porphyre explicite ce point en montrant que le genre et l'espèce ne sont que des points de vue logiques sur une chaîne définitionnelle : il y a pour chaque chose une définition prenant en compte des termes plus généraux et des termes plus spéciaux, seuls les extrémités de la chaîne étant respectivement genre absolu et espèce ultime. Ainsi, pour Socrate, comme espèce ultime, le genre prochain est athénien, lui-même espèce du genre grec, lui-même espèce du genre humain, lui-même espèce du genre animal, lui-même espèce du genre vivant : cela semble vouloir dire que le genre humain n'est lui-même qu'une simple étape de la définition logique du vivant, qui n'est donc « genre » que relativement aux espèces qu'il englobe. Inversement, on parlera d'espèce humaine comme différence particulière du genre animal -- ou comme sous-espèce du vivant.
Il est une mauvaise leçon, relativiste, à tirer de ces considérations : croire qu'on n'a rien fait d'autre que fragiliser l'idée même de genre humain, en la ramenant à une simple étape logique. Au contraire, on sait simplement désormais que la seule quantification logique ne suffit pas à définir l'humanité, puisque sous ce point de vue elle peut être considérée comme genre ou comme espèce. Mais on a également appris que le genre ultime était défini comme ce qui se prédique de plusieurs relativement à la question « qu'est-ce que ? » (Isagoge, op. cit., I, 5) -- ou, selon Aristote, que le genre est le premier élément constituant affirmé dans l'essence. Autrement dit, on ne peut définir l'humanité comme genre humain qu'à condition de produire aussi l'essence même de l'homme en tant qu'elle est la seule réponse à la question « qu'est-ce que l'homme ? ».
c. Si l'on veut tenir ensemble les acquis de cette rapide présentation aristotélicienne, on dira donc que le genre humain définit l'humanité comme une vaste parentèle à partir d'une origine commune (origine étant ici entendue comme « naissance »), ce qui signifie logiquement que dans cette parentèle commune doit être produite l'essence de l'homme en tant qu'elle le définit et le caractérise.
La définition
correcte de l'homme devra donc partir de cette génération
commune et y affirmer l'unité d'une nature. On ne comprendra
donc l'humanité qu'à condition de produire une définition
de la nature humaine, nature étant désormais entendu
au double sens de l'origine et de l'essence.