Agrégation : Leçons de philosophie


L'ORIGINE DES LANGUES


Bibliographie

  • Genèse, II, 10-11 et XI, 1, sq.
  • Platon, Cratyle.
  • Aristote, De l'Interprétation, I
  • Aristote, Politiques, I, 2-3.
  • Dante, De vulgari eloquentia (1305), in Oeuvres, Pléïade, trad. Pézard.
  • Rousseau, Essai sur l'origine des langues.
  • U. Eco, La recherche de la langue parfaite, Seuil, 1994.
  • Heidegger, Etre et Temps, (section)(section) 33-35.
  • Heidegger, Acheminement vers la parole, TEL, Gallimard.
  • M. Foucault, L'ordre du discours, NRF, Gallimard, 1971.
  • B. Sergent, Les indo-européens, Payot, 1996.


Introduction


La question de l'origine des langues est la question de la naissance de l'humanité, pas au sens historique mais au sens spécifique : elle vise la naissance de la faculté de parler. Mais, dans sa formulation, elle pose immédiatement en problème la diversité même des modes d'expression : il faut donc la réfléchir dans le cadre de l'opposition entre une faculté unique et des réalisations multiples.

Dans ce cadre il faut s'arrêter sur le terme origine. De quelle façon les langues trouvent-elles une "origine" ? Comme début, comme fondement logique, ou dans chaque acte d'élocution ? Le problème de l'origine des langues indique-t-il une histoire, une étude linguistique, une logique, une anthropologie ?

En se penchant sur la nature même de la langue on va s'apercevoir simultanément que c'est d'abord à une théologie ou à une cosmologie que renvoie le problème, et que la langue y est d'abord conçue comme une puissance. C'est aux différents usages de cette puissance, tels qu'ils se laissent penser par les différents sens de l'origine, que la question de l'origine des langues nous introduit.

Et elle nous y introduit en commençant par s'inverser : la question de l'origine des langues renvoie en effet elle-même à la considération d'une langue comme origine. Cette langue originelle est singulière : elle est le point de vue depuis lequel nous considérons spontanément la pluralité des langues.

1. La langue comme origine

Le mythe de Babel (Genèse XI, 1) fournit une origine intéressante à la question de la diversité elle-même, comme punition de l'orgueil et comme faiblesse (obstacle à l'entente immédiate des hommes). Il faut nécessairement y lire la question de la traduction : puisque l'orgueil des hommes, mais aussi leur collaboration dans un projet unique, sot punis par la dispersion, à l'entente immédiate de la langue originelle va succéder la traduction, dans laquelle la compréhension se trouve amoindrie. Mais la traduction n'empêche pourtant pas la coopération des hommes sur un chantier ? Pourquoi diviser les langues est aussi radical pour diminuer la puissance des hommes dans leur effort ? Parce que la langue est elle-même puissance, et que Babel n'est pas seulement le moment de la division des langues mais aussi celui de la perte de la langue originelle.

Notre histoire culturelle commence avec un thème constant qui recoupe la question de l'origine des langues en l'inversant : pour nous, en effet, (et c'est propre aux religions du livre), ce n'est pas tant l'origine des langues qui est pensée que, d'abord, la langue comme origine. Au commencement était le verbe, dit l'Évangile de Jean. Ce verbe divin (dont Jésus est la figuration) crée le monde et l'arrache au néant. La puissance de la parole s'inscrit dans la genèse elle-même : quand Dieu articule les sept jours de la création, ces sept jours sont une parole. D'abord dans chaque acte de création (Dixit Deus fiat lux et facta est lux, 1:3) mais aussi dans la séquence même de la semaine, qui est la syntaxe d'une phrase divine (Dieu n'a pas besoin de temps pour créer, mais la création comme expression de Dieu est séquencée comme une grammaire, cf. Augustin, De Genesi ad Litteram, I, ch. IX, 15).

Que Dieu "parle" le monde ou qu'il remette à l'homme la puissance de le "nommer", c'est ainsi l'ensemble de la création qui devient, dès son principe, une figure du discours (Allah dicte le Coran comme Yahvé les tables, et c'est dans cette "énonciation" du monde que plonge le thème médiéval du Liber Creaturarum ou du Liber naturae : la nature répond à des codes langagiers).

Ainsi à l'origine des langues (sc. des hommes) il y a cette première langue, langue de la puissance, langue qui fait passer du néant à l'être. C'est une sorte de réplique de cette puissance que Dieu accorde à l'homme quand il fait d'Adam celui qui a le droit de nommer bêtes et choses : si les objets de cette première langue humaine existent avant qu'elle ne s'en saisisse, du moins l'imposition du nom contribue bien à affirmer un pouvoir sur eux : le nom ne les arrache pas exactement de l'être, mais il se donne la double possibilité de "saisir" cet être dans la parole et aussi de le convoquer même en son absence.

On va alors pouvoir facilement comprendre l'origine des langues comme faculté, remise aux hommes, de "répondre" au langage divin (sur ce point on peut citer aussi bien Berkeley que Heidegger : le premier conçoit une nature organisée en système de signes par Dieu, réduite ainsi au statut de "langage" que Dieu nous parle : chaque langue humaine n'est donc que la manifestation de sa spiritualité qui le pousse à répondre à Dieu ; le second conçoit toute langue comme une certaine faculté d'écoute, dont les modes les plus intéressants sont le silence et la poésie).

Mais il est facile de montrer qu'alors la question de l'origine des langues se convertit rapidement en question de la langue parfaite (cf. Eco, op. cit., chap. V). Ainsi Heidegger défendant la prééminence du grec et de l'allemand, "langues de l'être". Quelle que soit la façon dont on articule les étapes de cette "perfection" (descriptive, performative, ontologique), c'est de maîtrise qu'il s'agit.

Cette maîtrise, analogue de la puissance de la langue créatrice, remonte avant Babel, à l'épisode d'Adam et de la nomination. Elle nous révèle la langue comme puissance : l'origine véritable de la langue, c'est un transfert de puissance (attention, il s'agit bien pour le moment d'origine de LA langue : ni du langage, comme simple faculté non actualisée, ni des langues, comme diversité : la Genèse a au moins cet avantage de nous permettre de poser le problème de la langue avant celui des langues). La langue est une dignité, une marque de l'éminence de l'homme dans la création. D'où la quête frénétique d'une langue parfaite, constante dans la tradition judéo-chrétienne : retrouver l'adamique, c'est retrouve cette langue éminente et puissante. Ainsi dans la tradition kabbalistique, c'est une langue qui agit (les techniques de la gématrie ou de la témourah, qui jouent sur des permutations de lettres ou des incantations, sont à proprement parler des "travaux de langue" destinés à récupérer la puissance originelle de la langue). On en retrouve des traces directes dans la médecine du Moyen-âge et de la Renaissance : la praecantatio et la fascinatio sont ainsi chez le médecin italien Pietro d'Abano (début XIVè) deux usages démiurgiques de la langue, par lesquels elle est capable de modifier la disposition même des corps).

Pourquoi la langue possède-t-elle cette puissance sur les choses ? Pour des raisons ontologiques : chacun de ses mots, si c'est bien l'origine qui s'y laisse saisir, est le verbe qui a créé la chose. La vieille question grecque de la rectitude des noms, l'orthotes tes onomaton, est donc un thème fondamental : la langue "droite" est aussi la langue de l'origine, c'est-à-dire la langue des dieux.

Mais le retour à cette question va aussi nous permettre de mesurer une difficulté jusqu'ici occultée : on a définit la langue comme puissance originelle, mais la langue n'est-elle pas plutôt l'acte dont le langage est la puissance ? La question de l'orthôtès n'est-elle pas un moyen de remettre en cause cette origine strictement divine de la langue, pour remettre au coeur de nos préoccupations la question de la multitude des langues et de leurs façons de signifier ?



Introduction et première partie
Deuxième partie / Troisième partie et conclusion