Agrégation : Leçons de philosophie


L'ORIGINE DES LANGUES


2. L'origine du langage (Platon, Aristote, Rousseau : maîtrise, gnoséologie, politique).

En ne considérant que l'origine divine de la langue, on a été obligé d'évacuer implicitement la diversité des langues, et de considérer de fait qu'il n'existait au sens propre qu'une langue véritable et des langues fausses ou dérivées. Mais le principe même de cette hiérarchie n'abolit pas la diversité, et n'en rend pas non plus compte.

Dans ce cadre le Cratyle de Platon est un dialogue dont la complexité même est intéressante : posant le problème classique d'une origine phusei (selon la nature) ou thesei (selon la convention), positions auxquelles correspondent schématiquement les deux interlocuteurs de Socrate, Cratyle ou Hermogène), Platon ne cherche pas à le résoudre dans ces termes stricts, mais au contraire il le dépasse pour l'inscrire d'abord dans une histoire (les noms complexes renvoyant aux noms primitifs et eux-mêmes à la valeur expressive des lettres et des sons) et dans une théorie de la connaissance (il faut se référer aux formes pour asseoir la connaissance des choses sur laquelle la désignation correcte repose).

Cette réinterprétation du problème de la rectitude est donc doublement intéressante : d'une part, elle met l'accent sur l'idée d'une évolution de la puissance signifiante des langues. Elle problématise ainsi la question de l'origine des langues de façon nouvelle, en considérant que l'état actuel des langues n'est pas à rapporter immédiatement à leur origine, mais qu'il y a un travail du temps à prendre en compte, donc une histoire des langues. D'autre part, faire de la connaissance des idées la base effective de la rectitude des désignations, c'est dire que la véritable origine n'est alors peut-être pas le commencement mythique ou divin de la langue (ou du langage comme faculté), mais plutôt l'acte d'intellection qui sous-tend chaque usage de chaque langue et lui est coextensif et co-présent.

Platon permet donc ainsi d'envisager que l'origine de chaque langue de fait, c'est la convention : le choix effectif de telle ou telle désignation (puisque la langue est manifestement ici réduite à ses contenus sémantiques bruts, et à son lexique) ne relève pas d'un accord originel et nécessaire mais d'une négociation toujours contingente visant à établir un signe à partir d'une connaissance de la chose signifiée. Platon introduit alors directement Aristote et sa distinction des deux origines (la faculté et la facticité).

Aristote expose en quelques lignes une opinion très intéressante dans le traité De l'interprétation, 1 :

"Les sons émis par la voix sont les symboles des états de l'âme, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix." (16a3-5)

Ainsi le rapport des mots aux choses est en fait un rapport double : il est composé d'un rapport des choses aux états de l'âme et d'un rapport des états de l'âme aux phonèmes. L'origine des langues, du point de vue de leur diversité, est donc conciliable avec l'universalité des connaissances des choses :

"Et de même que l'écriture n'est pas la même chez tous les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les mêmes, bien que les états de l'âme dont ces expressions sont les signes immédiats soient identiques chez tous, comme sont identiques aussi les choses dont ces états sont les images" (16a5-8)

Il y a donc une double médiation qui explique que des choses semblables et semblablement conçues soient nommées différemment : sur le fond d'une capacité commune à parler, chaque groupe humain (et peut-être chaque homme) peut choisir de vocaliser différemment les intentions de signification qui sont les siennes : c'est en effet d'intention qu'il faut parler pour rendre compte de la faculté d'exprimer les images de choses, résultats de l'affection de l'âme par les réalités extérieures. Deux questions se posent alors :

  • d'une part, comment comprendre l'unité du langage comme faculté de parler, c'est-à-dire comme tendance à exprimer les états de l'âme de façon articulée, non pas seulement comme tonalité affective (l'animal qui crie réagit à une douleur, de telle sorte qu'il exprime bien un affect, mais il ne parle pas dans la mesure où sa vocalisation ne désigne pas sa douleur mais en constitue l'effet mécanique) ?
  • d'autre part, comment rendre compte, une fois admis le principe même de la distinction conventionnelle des choix de vocalisation, de la nature même de chaque choix ? En effet, si la question de l'origine des langues se divise désormais en question de l'origine du langage et question de l'origine de la diversité, la seconde doit aussi englober le problème de la nature même des langues différentes : qu'est-ce qui préside au choix de tel ou tel son pour rendre tel ou tel état de l'âme ?

La première question est traitée par Aristote dans les Politiques I, 3 : la langue est politique, dans la mesure où elle est le moment même de l'accord sur les émotions et les valeurs. C'est le sens de ce chapitre qui rapproche les deux fameuses formules : "l'homme est un animal politique" (zoôn politikôn) et "l'homme est un animal doué de raison" (zoôn logôn echôn, qui signifie animal possédant le logos). La faculté de parler renvoie à la nécessité de la vie commune des hommes. Dans ce cas, ne peut-on pas dire que l'origine de la langue c'est la communauté ? On peut comparer cette idée avec une hypothèse platonicienne exposée dans l'Alcibiade : interrogé par Socrate qui veut savoir qui lui a enseigné la science politique, Alcibiade répond que personne n'enseigne cette science, pas plus qu'on n'enseigne la langue. C'est le peuple, c'est-à-dire à la fois tous et personne, qui transmet ce savoir : c'est la communauté même, en vue de quoi l'homme est doté de langue (comme faculté universelle) qui détermine et transmet la langue (comme outil singulier).

Rousseau traite du même type de difficulté : comprendre l'origine des langues en même temps que l'origine de la langue. Le chapitre I de l'Essai sur l'origine des langues énonce à ce propos deux idées fondamentales : primo,

"La parole, étant la première institution sociale, ne doit sa forme qu'à des causes naturelles"

Autrement dit, il ne peut y avoir au sens strict de convention qui décide de la naissance d'une langue, puisque précisément la première convention réunion des hommes se fait à travers la langue. C'est donc dans la nature qu'il faut chercher la naissance de la langue, et plus précisément encore, c'est dans le "local", c'est-à-dire dans le cadre naturel spécifique de chaque communauté. Rousseau va donc développer un ensemble d'analyses visant à rejeter aussi bien les "langues de géomètres" (des proto-langues parfaites, sur le modèle de l'adamique) que les langues parfaitement articulées aux choses et transparentes à leur sens (l'idée ne peut donc aucunement préexister au mot puisqu'au contraire la réflexion naît de la comparaison, donc de la collectivité déjà instituée (ch. IX).

Secundo, Rousseau affirme que la fonction (ou la faculté) est antérieure à l'existence même de la langue (ch. I, ed. GF p. 59) : l'homme commence par avoir la faculté de signifier puis il "choisit" de l'incarner dans une phonation donnée. Ce choix est poussé par la passion, en tant que la faculté de signifier est immédiatement désir de signifier qui s'incarne en figures (raison supplémentaire pour refuser à l'idée le statut d'origine de la langue : la seule idée qui s'exprime originellement dans la langue n'est pas claire représentation de la chose - exit les états de l'âme identiques chez chacun et semblables aux choses elles-mêmes - mais figurations passionnées : or la passion "délire" le réel bien avant de le comprendre ; sur ce point, voir le ch. III autour de l'opinion selon laquelle nous signifions le figuré avant le propre).

Les langues sont donc à l'origine des systèmes de chant essentiellement vocalisés, riches d'accents et de rythmes, domestiquant pour les besoin de la communication des passions les phonèmes naturellement produits par l'homme. Plus la société se développe et se complexifie, plus la langue s'articule, ce qui passe par l'importance croissante des consonnes et des découpages structurels qu'elles autorisent : la poésie s'estompe peu à peu derrière la grammaire, l'éloquence devant la précision).

Quant au choix des langues particulières, la grande distinction entre langues du Nord et langues du Midi en donne le modèle (ch. VIII-XI) : on a jusqu'ici expliqué l'origine de la langue en général, il faut en revenir au "local" pour expliquer l'origine des langues. Rousseau va alors bâtir une théorie quasi humorale de l'origine des langues, en montrant que le climat affecte les nécessités vitales, et conditionne ainsi les passions tout en orientant le "répertoire phonétique" de ses habitants. La langue progresse alors au rythme de la socialisation, qui elle-même dépend étroitement des conditions matérielles (d'où l'intérêt apporté à l'étude du désert comme exemple typique de naissance d'une langue au ch. IX). Dans les climats qui rendent le rapprochement des hommes nécessaire, on trouvera d'un côté les passions amoureuses engendrant des langues du lien (le sud) et de l'autre les passions défensives engendrant des langues de survie (le nord).

On a dès lors cessé de considérer que l'origine d'une langue pouvait s'élucider par la seule considération de son lexique : au contraire, c'est bien plutôt son expressivité poétique et articulée qui en rend compte. Mais il faut tenir compte alors de l'avertissement que donne Rousseau au chapitre XX : les langues des États modernes ne rassemblent plus le peuple (ni autour des passions du lien ni autour des passions de l'entraide), elles le dispersent au contraire pour mieux le contrôler. Revenons à Aristote ou à Alcibiade : si l'origine des langues est bien, du point de vue du sujet, le groupe humain dans lequel il naît, doit-on considérer qu'il est parlé par le groupe bien plus qu'il ne parle sa langue ?



Introduction et première partie
Deuxième partie / Troisième partie et conclusion