Agrégation : Leçons de philosophie
L'ORIGINE DES LANGUES
3. L'origine de ma langue : Foucault, Dante.
Selon cette acception, du point de vue du sujet la langue serait toujours déjà née. Alors le désir de parler (ce lien étroit entre la faculté du langage et l'exercice même de la parole) est heureusement pris en charge par l'institution collective, et la production de discours est étroitement encadrée. Foucault se fait l'écho de cette dépossession bienheureuse dans les premiers paragraphes de L'ordre du discours.
Le désir dit : "je ne voudrais pas avoir à entrer moi-même dans cet ordre hasardeux du discours ; je ne voudrais pas avoir affaire à lui dans ce qu'il a de tranchant et de décisif ; je voudrais qu'il soit tout autour de moi comme une transparence calme, profonde, indéfiniment ouverte, où les autres répondraient à mon attente, et d'où les vérités, une à une, se lèveraient ; je n'aurais qu'à me laisser porter, en lui et par lui, comme une épave heureuse." Et l'institution répond : "Tu n'as pas à craindre de commencer ; nous sommes tous là pour te montrer que le discours est dans l'ordre des lois ; qu'on veille depuis longtemps sur son apparition ; qu'une place lui a été faite, qui l'honore mais le désarme ; et que, s'il lui arrive d'avoir quelque pouvoir, c'est bien de nous, et de nous seulement, qu'il le tient". (L'ordre du discours, p. 9).
Voilà l'illustration même de cette appropriation de la langue par la communauté : toute langue est instituée, et comme telle elle n'est parlée qu'à travers les discours de l'institution. Comme chez Platon, c'est le caractère légal de la langue qui est mis en avant. Le sujet parlant n'est plus alors qu'une "épave heureuse".
Mais pourtant ce sujet existe, et c'est au conditionnel qu'il désire cet existence d'épave de la langue. Il lui faut bien, pourtant, entrer dans la langue - ou bien il a fallu qu'on y soit entré avant lui. C'est alors que se repose la question de la naissance des langues. Une langue est-elle née, quand, et comment ? On s'aperçoit rapidement que l'on est de fait toujours pris dans l'élément même de la langue. On est obligé de penser l'origine des langues non plus comme un passage de la non-langue à la langue, mais "de l'intérieur", depuis le milieu parlant lui-même. C'est sur le fond d'une dérivation d'autres langues que s'origine la langue, c'est comme prise de parole collective qu'il y a institution (il suffit de considérer la façon dont les humanistes façonnent les langues vernaculaires, Rabelais en français, Chaucer en anglais, Dante en toscan, Cervantès en castillan). Dans tous ces cas la langue ne naît pas de rien, mais bien comme une modification interne à l'élément même de la langue.
On s'aperçoit alors que la question est au fond la suivante : jusqu'ici, on a toujours pensé la langue que depuis son dehors (du non-langage qui est néant à la langue qui est monde, ou du non-langage qui est faculté, c'est-à-dire puissance, à la langue qui est acte, forme, figure). Même dans le cas de Rousseau on a toujours compris l'origine comme l'acte de naissance, d'apparition, de sortie du néant de la langue. La langue est la rupture du silence (chez Rousseau, il faudrait dans ce sens creuser les intuitions du ch. IX sur l'habitude : ce qui fait passer de la simple coopération par geste à la nécessité d'une phonation, c'est l'"attrait inconnu" exercé par l'autre - d'où l'importance de l'exogamie dans l'exemple du puits dans le désert).
On peut alors creuser deux pistes : une origine interne au groupe, ou une origine interne au sujet. Dans le premier cas, il n'y a langue que pour autant que la pratique même du discours creuse, de l'intérieur, un ensemble de potentialités qui vont peu à peu s'instituer (voir par exemple les efforts progressifs de normalisation du français du XVIè au XVIIè, à travers la Deffence et Ilustration de Du Bellay ou les tentatives de simplification orthographique). La langue n'est alors pas d'abord un système de mots (lexique) ni un système de règles (syntaxe), mais bien une pratique expressive qui s'érige en norme par cela simplement qu'elle est l'objet d'une pratique collective. C'est cette pratique qui est institution, parce qu'alors la langue que le sujet "trouve" pour parler possède l'épaisseur d'une histoire : elle n'est pas un surgissement hors du néant mais un milieu dans lequel une pratique collective a dessiné de nouvelles figures. Il y a lors déplacement de la question de l'origine vers l'intérieur même de la communauté. On ne saisira pas l'origine des langues mais les origines de la langue (plus de rapport à l'origine comme source, mais à un ensemble de configurations toujours préalables dans lesquelles la véritable origine des langues, c'est la prise de parole).
Mais il ne faut pas en rester là : cette langue collective est elle-même une collection de puissances. Institution, certes, mais de ces puissances un usage est toujours possible pour le sujet parlant. Ainsi, si le sujet de L'ordre du discours appelle de ses voeux une langue déjà constituée, toutefois il lui faut bien entrer dans la langue, accomplir ce coup de force qui est au sens littéral "passage à l'acte" - même s'il le déplore.
Dans ce second cas, on ne peut pas éviter la question d'une naissance interne de la langue, qui se réfléchit alors dans l'élément même de la parole (Dante) : comment accéder au monde parlant est aussi accéder à la configuration d'une langue propre ? Le style entre alors dans l'horizon de la pluralité des langues : "les" langues ne désignent pas seulement des ensembles linguistiques (le français, le mandarin, le swahili) mais des "figures" de la parole. C'est vers cette origine qu'il faut se tourner.
Le sujet de la langue trouve en effet dans ce cas son origine en lui-même : si c'est sur le fond d'une langue "maternelle" qu'il lui est possible de parler, c'est aussi comme coup de force de la création de langue que cette parole est "originale" : elle configure la langue, elle l'adopte et l'adapte du point de vue même de son expressivité. Les thèses de Dante vont dans ce sens :
"OEuvre de la nature est que l'homme parle, mais ainsi ou ainsi, c'est laissé libre" (Paradis, X, 130).
C'est à partir de cette liberté qu'il y a effectivement langue : chaque homme peut fabriquer ses mots, en mettant en forme la matière que constitue pour lui sa langue maternelle (le "parlar materno" de Dante). En recomprenant sur ce modèle hylémorphique le rapport de la langue collective à la pratique individuelle de la langue, on parvient à penser l'origine de la langue comme liberté, en fonction de quoi il n'y a plus de pensée de l'origine comme naissance de la langue depuis la non-langue, mais bien comme configuration actuelle d'une langue en puissance (c'est-à-dire aussi bien douée de potentialités que de pouvoirs, cf. Foucault).
La tentation naturelle qui pousse à identifier l'origine de la langue dans une naissance temporelle vient donc simplement d'une malentendu sur le sens de l'origine : il n'y a pas de "commencement" des langues à chercher, mais bien un "commandement", c'est-à-dire un acte par lequel la langue dans ses diverses figures expressives est l'objet d'une mise en forme du sujet.
Ainsi nous ne sommes pas face à la langue des "épaves heureuses" utilisant une langue dont l'origine serait enfuie (disparue dans la non-langue, et dès lors devenir impensable et indicible pour nous) ou, pire, entièrement donnée dans la communauté qui nous nourrit. C'est un pouvoir libre de configuration qui est pour nous la véritable origine des langues, et qui se révèle en même temps comme naissance du sujet à la langue. Ce pouvoir de mise en forme, ce geste "tranchant et décisif" est ce par quoi il nous est toujours possible d'inventer une langue pour nous. Simplement, on aura compris que cette invention des langues ne vise plus le système linguistique dans sa globalité (la thèse n'aurait pas de sens) : c'est bien plutôt le système linguistique qui n'existe que par la multiplicité des gestes de "prise de langue" des sujets qui l'habitent. Chaque homme est ainsi une origine pour les langues : que faisons-nous d'autre en philosophie que de référer sans cesse les déterminations de la langue instituée à ces actes originaires de la liberté que sont nos prises de parole intérieures ?