Agrégation : Leçons de philosophie


LA SUBSTANCE


Bibliographie

  • Aristote : Métaphysique, Gamma, 2, 10023a
  • Aristote : Métaphysique, Zeta (tout).
  • Descartes : Méditations Métaphysiques II & III.
  • Descartes : Principes de la Philosophie, I, 51-65.
  • Berkeley : Principes de la Connaissance humaine, (section)(section) 3-10 et 17.
  • Leibniz : Système Nouveau de la nature et de la communication des substances.
  • Leibniz : Discours de Métaphysique, (section)(section) 8-10.
  • Kant : Critique de la Raison Pure, Anal. Tdtale. (première analogie de l'expérience) et Dial. Tdtale. (paralogisme de la raison pure).


Introduction


Étymologiquement, la substance est conçue comme "ce qui se tient (stare) dessous (sub)", expression dans laquelle on distingue implicitement un certain mode d'être d'un autre : le premier est celui des choses qui ne peuvent exister sans être en relation avec autre chose qu'elles-mêmes (accidents, qualités, propriétés), le second est celui des choses qui existent par elles-mêmes, et qui constituent ainsi le foyer ou le support des premières.

Ainsi, la première définition que l'on puisse donner de la substance revient à la considérer comme principe de permanence. En effet, de ce point de vue, la substance se présente comme une nécessité physique avant même de constituer une nécessité métaphysique : pour tout changement il faut un "quelque chose" qui ne change pas et par rapport auquel le changement soit identifié.

Mais parler de cet étant qui est en soi, autonome, ou suffisant, et qui soutient les accidents ou qualités qui ne peuvent exister qu'en relation, c'est laisser ouvert un grand nombre de problèmes.

a) L'amphibologie de la substance.

Le "se-tenir-sous" des propriétés peut se comprendre de deux façons : ou bien comme la permanence d'un objet par rapport au changement de ses qualités, ou bien comme la position d'un sujet par rapport à la prédication de ses attributs. Dans un cas, la substance renvoie à un substrat réel, dans l'autre à une supposition logique (ou grammaticale). Outre l'analogie possible de ces deux façons de comprendre la substance, il est possible que l'une soit l'effet de l'autre : autrement dit, doit on comprendre la structure sujet-prédicat comme une conséquence de la structure ontologique qu'elle cherche à énoncer, ou doit-on penser que ce n'est inversement que par une transposition (peut-être indue) que nous pensons le réel sous les catégories de la substance et de l'attribut, en ne faisant en fait que déplacer vers l'être les modes de la grammaire ? Cette question oblige à se poser également la question de la séparabilité réelle de la substance (si l'on pense la substance comme ce qui se tient sous les attributs et peut ainsi "se tenir" sans eux, est-ce parce que la substance ainsi pensée est simplement pensable sans eux, ou bien cette distinction est-elle réelle et la substance a-t-elle une existence séparée ?).

b) L'absoluité de la substance.

On vient de voir un premier problème : celui de l'ordre d'antériorité (un versant logico-gnoséologique, un versant physico-ontologique). Autre problème : à quel type d'étant faire jouer le rôle de substance-sujet ? Dans cette piste la matière, la forme, ou Dieu peuvent prétendre à ce titre, et l'on va alors retrouver la question de la séparabilité : ainsi les objets, les corps, les énoncés sont-ils des substances ? A quel type d'autonomie ou d'absoluité cette substance va-t-elle renvoyer ? Si l'on mène jusqu'au bout l'idée du substrat réel, ne doit-on pas logiquement rechercher un "sujet des sujets" ou une "substance des substances", autrement dit un être dans et sur le fond duquel tous les étants reposent comme ses attributs ? Cette question n'est pas nécessairement spinoziste : elle se pose dans différentes directions, exigeant que l'on demande s'il n'existe pas une "substance" en un sens éminent, qui seule se tienne dans l'être en soi (sans qu'il soit nécessaire de la prendre en relation avec quoi que ce soit dans l'instant) et par soi (sans qu'il soit nécessaire de la placer dans une relation causale avec autre chose qu'elle-même).

c) L'origine de la substance.

Question finale : sur quelle expérience des étants la notion de substance se fonde-t-elle ? Autrement dit, si la substance est bien le principe de permanence dans le devenir, le noyau de stabilité ontologique et logique à partir duquel un réseau de liens sémantiques, physiques, causaux se tisse dans l'univers des changements, ne faut-il pas se demander de quel type d'expérience de la substance nous disposons ? Et, si l'on doit admettre que ces caractéristiques de la substance ne sont au fond que les caractéristiques de notre propre permanence face aux choses, la pensée de la substance ne constitue-t-elle pas au fond une simple transposition aux objets de l'expérience de soi comme durable ?

I. Aristote et la substantialité du réel.

La substance se définit donc d'emblée comme cette chose qui se tient sous les attributs et les supporte. Cela lui confère une certaine éminence ontologique, dans un ordre qui voit nécessairement l'individu primer sur la relation. Mais il s'agit en quelque sorte d'une individualité radicale, qui prive la substance de toute relation, donc de tout accident ou de toute propriété. Dans le terme même de substance, c'est la chose toute nue qui est visée, dans sa nature essentielle, abstraite de toute qualité changeante. Ainsi le blanc ne peut être saisi en soi, il est nécessairement rapporté à une substance blanche. Mais la substance en revanche n'est authentiquement nommée telle que si on la prend sans lui attribuer la moindre qualité accidentelle.

Ne peut-on pas alors demander si ce simple mot de substance ne sépare pas logiquement (ou noétiquement) ce qui est lié naturellement (ou réellement) ?

- introduction : Métaphysique, Gamma 2, 1003b6-18.

La substance est présentée comme le foyer de toute appréhension des phénomènes et des objets du devenir. A ce titre, elle n'est pas seulement le noyau de stabilité du réel, mais aussi le principe gnoséologique fondateur. La substance est identifiée comme le sujet par excellence : le principe unique à partir duquel tout le reste est saisi. Dans cette double idée de la primauté (logique et ontologique), on découvre que la doctrine de la substance est inséparable de sa pensée dans une grammaire donnée : cette analogie de la connaissance à l'être va culminer dans l'idée que le logos comme définition saisit adéquatement la substance (sa notion se confond donc avec son essence ou sa forme).

Il semble donc que la substance ne soit pas l'objet d'une simple distinction langagière ou noétique, mais bien l'articulation d'une structure de l'être à une structure de la connaissance. Or justement la forme, et donc la substance, constitue même l'articulation exclusive du logos avec le réel : ce sont des formes que saisit l'âme rationnelle, et elle ne peut les saisir qu'en les séparant de leur matière pour en utiliser les notions dans des énoncés.

Ainsi la substance serait, en tant qu'elle s'identifie à la forme, le résultat d'un processus noétique séparant une entité qui dans l'existence n'est jamais séparée, mais n'est pas pour autant une illusion noétique : cette substance que le logos "retrouve" dans le composé existe bien comme telle en un certain sens, et n'est pas vaine.

C'est le livre Zeta de la Métaphysique qui va tenter de synthétiser les différents aspects de ce problème.

- lecture : Métaphysique Zeta.

Le problème est donc le suivant : la problématique de la substance (ousia) est pensée selon deux ordres : celui de l'être et celui du connaître. Aristote commence par réaffirmer la primauté de l'ousia par rapport aux autres catégories ; mais signale que le terme même d'« ousia » renvoie à une pluralité de sens, et quatre sens sont ici distingués, repris de D, 8.

Il semble qu'Aristote ne cesse de faire varier les sens qu'il confère à l'ousia, comme si la notion n'en était pas fixée. Et pourtant son nom même en fait l'étant par excellence, la première des catégories. Mais il ne faut jamais oublier que les définitions ne valent chez Aristote que comme énoncés d'un certain rapport à l'objet défini (comme le signale dès la première ligne de Z, 1 la célèbre mise en garde : "l'être se prend en de multiples sens (to on legetai pollachos)". Tous ces sens ne sont donc en fait que des points de vue différents adoptés sur la même chose, l'individu étant (ousia) en tant que l'ambiguïté de l'être (on) se retrouve en lui. L'ousia est alors to ti estin (littéralement, "le ce qui est", rendu par Tricot par "ce qu'est la chose"), et en tant que telle elle est à la fois sujet (hupokeimenon) et individu (ekaston), Z, 1, 1028a27. Ainsi conçue l'ousia constitue ce noyau ontologique qui est aussi un noyau de signification : dans tous ses sens, l'ousia est un facteur d'unité. Toutes ces acceptions se résument en deux sens généraux :

  • L'ousia est le sujet ultime, ce qui n'est plus prédicat d'aucune chose.
  • L'ousia est la forme d'un être existant, séparable, mais pas réellement, seulement par la pensée.

Le second ordre problématique va repartir sur ces bases : Aristote, à partir de Zeta 3, liste à nouveau différents sens de l'ousia :

  • en un sens elle est sujet (Z, 3) et en ce sens là on peut distinguer trois façons d'identifier le "sujet" en question : on peut dire que la matière jouera ce rôle, au point que l'on considérera même la substance comme prédiquée de la matière, mais on peut aussi accorder cette place au composé de matière et de forme, ou encore à la forme même, c'est à cette dernière qu'Aristote semble s'arrêter).
  • en un autre sens (Z, 4), la substance sera assimilée à la quiddité, qui traduit le "to ti en einai", littéralement "l'être ce que c'était" (latin : quod quid erat esse). La quiddité est avant tout l'être par soi (kath' auto), celui qui perdure dans les modifications de ses prédicats, ce qui nous introduit directement à la considération de la valeur logique de la quiddité : elle ne se dit que des êtres dont l'énonciation (horismos) est une définition (logos), 1030a6. On reconnaît donc la substance, si l'on ose dire, au fait qu'elle possède une quiddité (c'est-à-dire la permanence dans l'être d'un sujet de prédicats) et une définition (c'est-à-dire une "énonciation suffisante", ce qui exclut les noms propres comme "l'Iliade" aussi bien que les expressions composées comme "l'homme blanc" dans lesquelles en réalité deux énonciations insuffisantes se complètent).
  • enfin en Z, 6 Aristote entend montrer (en grande partie contre la doctrine platonicienne de la séparation réelle des Idées) que la quiddité d'un être n'est pas autre chose que cet être : autrement dit, la substance est "ce qu'est la chose" au sens où pour elle le "ce qu'elle est" se confond avec la quiddité (c'est-à-dire la permanence stable, "l'être ce que c'était", et aussi la stabilité logique, l'énonciation suffisante).

En pensant ainsi la substance, on lui a accordé qu'elle était le sujet individuel et permanent dans l'énonciation duquel la définition était comprise. Dans cette détermination il est essentiel d'invalider les universaux et d'affirmer ainsi que seul l'individu est authentiquement substance : cela passe par le long exposé sur la genèse des formes dans le devenir (Z, 7-9) qui montre que la forme n'est pas engendrée dans la génération, mais seulement le composé de matière et de forme. Dans ce processus une substance en acte produit une substance en acte dans une matière qui possède la puissance adéquate à cette forme (génération du vivant). Dans ce cas, dit très clairement Aristote, la forme donne son nom à ce composé, et c'est par homonymie que la sphère d'airain réelle est appelée substance, et peut être appréhendée sous la forme de la sphère.

C'est dans cette même logique que se développe le discours d'Aristote de Z, 11 à Z, 15 : en réfutant la substantialité des genres, Aristote montre comment la substance formelle qui lui donne son nom et son intelligibilité n'est pas transcendante mais immanente à la substance composée, qu'elle définit. Aristote conclut donc en Z, 15 à l'invalidation de l'universel et à celle du composé : la substance se dit de la forme ou du composé, mais dans le cas du composé il ne peut y en avoir de définition puisqu'il comprend une matière contingente et non stable.

On comprend alors la multiplication des significations de la substance : le sujet se disait de la matière (sujet des changements de forme) ou de l'être déterminé (sujet des attributs), la quiddité de l'être permanent ou de sa définition suffisante, la substance de la forme ou du composé. Mais, sous l'apparente constellation de significations, se dessine une unité de sens : il s'agit chaque fois de viser dans l'ousia un principe d'unité et de permanence en soulignant pourtant que ce principe n'est séparé et saisi qu'intellectuellement puisqu'il n'existe que dans le composé. C'est donc là une fonction d'intelligibilité du réel, assurée par sa dicibilité, son unité et sa permanence.

S'il est manifeste qu'Aristote, dans tout ce passage, a en vue la lutte contre la doctrine des Idées de Platon, il parvient par le moyen de cette lutte à proposer une définition de la substance qui vaut comme une certaine position dans l'être telle que cette position permette une appréhension dans la définition. Cette position s'atteint dans le mouvement même de ce qui est : comme principe du devenir et comme permanence dans le devenir, comme visée de la définition et comme condition de possibilité de la définition. Mais de quelle faculté sommes-nous doué pour saisir ainsi dans le complexe la forme une, permanente et dicible qui assure du même coup la consistance ontologique et la préhensibilité logique des étants ?


Introduction et première partie
Deuxième partie / Troisième partie et conclusion