Agrégation : Leçons de philosophie


LA SUBSTANCE


III. Kant et la différence des substances.



1. La substance comme ordre de la durée.

C'est dans son être temporel que la substance est mise en danger par les analyses cartésiennes, qui tendent à rabattre le principe de permanence de la substance sur l'éternité divine, en privant de cette rémanence les substances créées qui ne la possèdent que par partage. Le seul indice que l'on possède, on l'a vu dans la critique leibnizienne, concerne le caractère trop nominal de la définition cartésienne, qui le conduit à radicaliser sa conception de la substance comme « ce qui ne peut être prédiqué de rien d'autre que soi ».

Leibniz en revanche va se faire une conception quasiment historique de la substance : toujours au paragraphe 8 du Discours de Métaphysique, il développe sa thèse centrale, selon laquelle praedicatum inest subjecto. Selon cette approche, la substance est une entité dynamique que se tient dans l'être par soi (bien qu'il y soit venue par le décret divin) et qui, qui plus est, renferme dans sa notion la totalité de ses prédicats. Elle est ainsi pensable comme foyer d'une expression singulière de la totalité de la création, enveloppant dans sa notion non seulement la simultanéité des perceptions diverses qui l'affectent mais aussi leur succession dans le temps de son existence. Sous ce rapport la substance retrouve son sens de permanence.

Au centre de la conception kantienne de la substance, on retrouve le fait que la substance soit essentiellement une détermination du temps. Kant cherche à construire une conception de la substance qui rende compte en même temps de cette permanence et de notre capacité à l'appréhender dans le cadre de nos jugements : autrement dit, il se pose la question de savoir par quel processus nous sommes capables de rapporter la catégorie de la substance à un contenu empirique divers. La réponse passe par la thèse selon laquelle la substance se comprend comme permanence et constitue en tant que telle une condition de l'expérience.

2. La substance comme condition de l'expérience.

La question que se pose Kant est celle de la liaison des phénomènes : l'expérience ne nous livre en effet qu'un

« assemblage des éléments divers de l'intuition empirique, et l'on n'y saurait trouver aucune représentation d'un lien nécessaire dans l'existence des phénomènes qu'elle assemble au sein de l'espace et du temps. » (Analytique des principes, "analogie de l'expérience", GF p. 216).

Or il faut précisément saisir un tel lien nécessaire pour atteindre une détermination objective des phénomènes, et ce lien ne peut consister qu'en une détermination a priori de la façon dont « quelque chose est appréhendé dans le phénomène » (p. 217). la détermination d'un tel lien est précisément l'objet des analogies de l'expérience : là où les axiomes de l'intuition et les anticipations de la perception déterminaient la pure possibilité des phénomènes comme grandeurs extensives et comme degrés d'être, les analogies de l'expérience vont déterminer la possibilité d'une liaison a priori de ces phénomènes. Au nombre de ces liaisons, et première d'entre elles, le principe de la permanence de la substance, qui constitue la première analogie de l'expérience. Quel est le principe de cette permanence ?

« Tous les phénomènes sont dans le temps, et c'est en lui seulement, comme substratum (ou forme constante de l'intuition interne), qu'on peut se représenter la simultanéité aussi bien que la succession. Le temps donc, où doit être pensé tout changement des phénomènes, demeure et ne change pas (...) » (Première analogie de l'expérience, GF p. 219).

C'est donc le temps lui-même qui est le substrat général de l'expérience, mais en tant que tel il ne constitue pas un objet déterminé et ne peut être perçu : il faut donc chercher dans les objets la représentation du « temps en général », puisque c'est cette représentation qui va permettre de saisir tout changement et toute succession dans les phénomènes.

« Le substrat de tout ce qui est réel, c'est-à-dire de tout ce qui appartient à l'existence des choses, est la substance, où tout ce qui appartient à l'existence ne peut être pensé que comme détermination. Par conséquent, ce quelque chose de permanent relativement à quoi tous les rapports des phénomènes dans le temps sont nécessairement déterminés, est la substance du phénomène, c'est-à-dire ce qu'il y a en lui de réel, et ce qui demeure toujours le même, comme substratum de tout changement. » (p. 220).

En tant que ce schème permet de saisir a priori le changement, il fait de la substance une objectivation du temps (en effet ce n'est pas le temps lui-même qui change, et il n'est jamais en lui-même simultanéité ou succession, mais c'est dans le temps que changent les déterminations, grâce à ce « substratum de toute détermination de temps » qu'est la substance). Ainsi par la catégorie de la substance nous atteignons un concept du temps qui est autre que celui des l'Esthétique transcendantale puisqu'il s'objective dans l'appréhension d'un « permanent » sous les changements, et d'autre part cette permanence nous permet également de comprendre comment nous pouvons appliquer la catégorie de la substance à l'expérience en général.
En effet, comme le dit Kant,

« Je trouve que de tout temps, non seulement les philosophes mais le commun des hommes ont supposé cette permanence comme un substrat de tout changement des phénomènes, et ils l'admettront toujours comme un phénomène indubitable. » (p. 221)

Mais selon Kant cette première proposition, qui devrait figurer en tête des lois de la nature, est au fond une tautologie :

« Dans le fait, dire que la substance est permanente, c'est là une proposition tautologique » (id.)

En effet une telle proposition n'est prouvable qu'à condition de démontrer que dans tous les phénomènes « il y a quelque chose de permanent », alors même qu'à l'inverse nous n'appréhendons ainsi le phénomènes que parce que le schème même de la substance fait partie des conditions de possibilité a priori de l'expérience. Ainsi la distinction des substances (permanentes) et des états (changeants), en tant qu'elle fonde l'appréhension générale d'une nature, trouve son fondement dans une proposition synthétique a priori (or les conditions de la possibilité de l'expérience en général sont aussi les conditions de la possibilité des objets de l'expérience).

3. La question de la subsistance du moi.

La question qui demeure alors est : ce caractère « principiel » de la permanence de la substance, en tant qu'il est ramené à un schème pur, ne fait-il pas tomber la substance sous le titre général de la substantialité du moi ? En effet, au-delà des analogies, c'est l'unité de l'aperception qui fonde en dernière analyse la possibilité de tout jugement synthétique : les règles particulières que constituent les analogies de l'expérience ne se comprennent que subsumées sous cette unité originaire. On peut alors se demander si on ne trouve pas là chez Kant une nouvelle version de la transposition cartésienne de la catégorie de la substance du moi aux choses.

L'exposé du schématisme a en effet montré que ce dernier ne tendait au fond qu'à l'unité des phénomènes dans l'aperception, c'est-à-dire dans le sens intime (p. 192). Cette idée, reprise dans l'exposé du principe suprême de tous les jugements synthétiques, renvoie l'unité des substances à celle, qui leur sert de foyer, de l'unité de l'aperception :

« la synthèse des représentations repose sur l'imagination, mais leur unité synthétique (qu'exige le jugement) se fonde sur l'unité de l'aperception » (p. 201).

Si le schématisme, et en particulier le principe de la permanence de la substance, renvoie en dernière analyse à un foyer d'unité des déterminations du temps comme forme du sens intime, ne peut-on pas dire que c'est dans l'unité de l'aperception que se joue justement la condition de possibilité ultime de l'appréhension du divers empirique sous la catégorie de la substance ? Autrement dit, le « je pense » ne conditionne-t-il pas au fond la permanence réelle des objets en tant qu'elle est une condition de l'expérience ?

Il faut ici élucider ce que l'on pourrait appeler une auto-affection temporelle du sens intime, puisque si l'on doit admettre que Kant place dans la « détermination transcendantale du temps » (p. 188) le fondement de la possibilité générale d'une application des catégories aux phénomènes, ce serait cette détermination transcendantale qui nous fournirait dans l'attestation du je pense le modèle de tout transfert ultérieur de cette détermination à des objets. Si Kant ne répète pas la transposition substantielle « verticale » de Descartes, du moins il en fait un thème de sa réflexion.

C'est à travers le paralogisme de la raison pure que Kant se penche sur le problème de la permanence de l'âme comme substance. Il commence par rappeler que

« [le jugement : je pense] est le véhicule de tous les concepts en général, et par conséquent aussi des concepts transcendantaux, qu'ainsi il y est toujours compris et est lui-même transcendantal » (p. 339).

Sur ce moi qui accompagne toute pensée se bâtit une psychologie rationnelle dont la première proposition est que l'âme est une substance pensante (p. 341). Mais Kant va alors s'employer à montrer que cette prémisse de la psychologie rationnelle est elle-même le résultat d'un syllogisme trompeur.

« Par ce "moi", par cet "il", ou par cette "chose qui pense", on ne se représente rien de plus qu'un sujet transcendantal des pensées=X. Et ce sujet ne peut être connu que par les pensées qui sont ses prédicats : isolément, nous ne pouvons en avoir le moindre concept. » (id.)

Autrement dit, je suis dans toutes mes pensées le déterminant de la pensée mais jamais son déterminé : je ne m'atteins pas moi-même comme substance pensante d'une façon qui me permette d'envisager la simple transposition de la catégorie ainsi constituée à une expérience en général :

« Que le moi qui pense ait toujours dans la pensée la valeur d'un sujet, de quelque chose qui n'est pas seulement attaché à la pensée à titre de prédicat, c'est là une proposition apodictique et même identique ; mais elle ne signifie pas que je suis, comme objet, un être subsistant par moi-même ou une substance » (p. 345).

Une telle conclusion requerrait en effet que je me livre à moi-même comme objet, ce qui n'est précisément jamais le cas, puisqu'il y faudrait une intuition sensible du moi dont je ne dispose jamais, ne me saisissant que dans l'acte de ma pensée comme la condition nécessaire de cette pensée.

Kant montre ainsi que l'auto-affectation ne conduit à la position d'une substance du moi que par une illusion nécessaire résultant du fonctionnement naturel des lois de la raison, mais n'autorisant jamais la saisie du moi comme substance - sauf dans l'usage moral. Il y va en effet d'une illusion grammaticale, laquelle n'empêche cependant pas une position pratique : en effet, puisque c'est comme acte que je m'atteste dans chacune de mes pensées, c'est cet acte qui sert de fondement à la détermination de l'usage pratique de la raison. Dans l'usage pur en revanche, nulle substance qui s'atteste dans le moi avant de s'éprouver dans les choses.

Conclusion

Une telle puissance de pensée, qui se présente comme acte et jamais comme objet d'une intuition sensible, nous donne une indication finale qui permet de revenir aux sources de l'inspiration aristotélicienne sans négliger l'apport cartésien : ce dont il y a au sens propre transfert dans l'identification de la substance naturelle, ce n'est pas d'une catégorie de la substance qui se découvrirait dans l'appréhension du soi ou de Dieu. Autrement dit, il ne suffit pas d'établir la dérivation notionnelle des substances les unes des autres pour établir également l'origine du concept même. Au contraire, ce qui se transpose véritablement dans l'acte de pensée par lequel je saisis la substance, c'est l'acte lui-même : c'est en tant que fonction active d'unification que je peux par cela seul que je pense penser cette unité dynamique du réel qu'est la substance. Ainsi la diversité des sens de la substance qui constituait le constat central et le problème principal du livre Zeta trouve une signification : dans chaque « version de la substance », ce n'était chaque fois que la fonction de focalisation de la substance qui était en jeu, c'est-à-dire l'acte même par lequel grâce à la catégorie même de la substance je saisissais dans l'être les permanences essentielles par lesquelles la diversité changeante de mon expérience prenait forme.

Rien de plus logique alors à ce que la substance soit également le lieu du contact entre la consistance ontologique et la consistance intelligible du réel : cet acte qui fonde l'appréhension de la substance n'est en effet pas autre chose que l'acte de pensée par lequel je pose, en fait, ce qui constitue pour moi la possibilité même d'une intellection. C'est donc le temps, comme principe de la permanence, de la succession et de la simultanéité des objets, qui est en jeu dans cette appréhension : dans l'acte même par lequel je suis moi-même une temporalité se joue donc également la temporalisation du monde sous le nom de la substance.



Introduction et première partie
Deuxième partie / Troisième partie et conclusion