Agrégation : Leçons de philosophie
LA SUBSTANCE
II. Le cartésianisme et la substance classique
1. Le problème de l'identification des substances sensibles.
Puisque la substance est le nom sous lequel l'intellect peut appréhender dans le réel une certaine forme de durabilité à partir de laquelle le réel est non seulement stabilisé dans son être mais aussi organisé dans une structure qui autorise la prédication, il est possible de se demander dans quelle mesure nous disposons de l'accès à cette "couche" solide de l'être où s'articule la prédicabilité (donc l'intelligibilité). En effet dans les informations sensibles que notre réceptivité naturelle nous fournit, c'est tout d'abord à un chaos d'impressions flexibles et muables que nous sommes confrontés. C'est même sur cette flexibilité et cette mutabilité que s'appuient les tropes sceptiques pour invalider la catégorie même de substance, en la rejetant dans un monde des choses cachées qui, au pire, n'a aucune consistance ontologique, et au mieux demeure définitivement hors de notre portée.
Par quel moyen peut-on se prémunir contre cette argumentation sceptique, et assurer à l'inverse la possibilité même d'une appréhension de la substance ? Quelle faculté nous y autorise ? Et surtout, ne faut-il pas commencer par supposer que nous disposions d'un concept préalable de la substance qui nous permette d'en appliquer l'usage à la sphère de notre expérience sensible, "disciplinant" ainsi le désordre sensible en un ordre intelligible ?
C'est de ce faisceau de questions qu'hérite Descartes, et c'est ce problème qu'affronte frontalement l'étude du morceau de cire dans la seconde Méditation métaphysique.
Descartes affronte dans la célèbre étude du morceau de cire un problème qu'Aristote a déjà traité. Il s'agit de constater que des différentes qualités qui « peuvent distinctement faire connaître un corps » (MM II, GF p. 89), aucune ne subsiste après que l'on ait soumis ce corps à des changements de conditions physiques :
« Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure, et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tan de distinction ? » (id.)
Aristote se posait la même question en Métaphysique Z, 3 :
« (...) la longueur, la largeur et la profondeur ne sont elles-mêmes que des quantités et non pas des substances (car la quantité n'est pas une substance), mais c'est la substance qui est plutôt le sujet premier, à qui appartiennent les attributs. Mais si nous supprimons la longueur, la largeur et la profondeur, nous voyons qu'il ne reste rien, sinon ce qui est déterminé par ces qualités : la matière apparaît donc nécessairement, à ce point de vue, comme la seule substance » (Z, 3, 1029a15-20).
Aristote choisit donc de ce point de vue, c'est-à-dire du point de vue de la flexibilité des qualités sensibles, d'identifier matière et substance. On a vu qu'il réfutera plus tard un usage absolu de ce « point de vue », et que s'il considère ici la substance comme elle-même prédiquée de la matière, ce n'est pas le dernier mot de sa doctrine de la substance qui consiste bien plutôt à composer les différents points de vue possibles. Mais Descartes adopte une perspective significativement différente.
Il répond en effet à la question de l'être de ce qui demeure sous les qualités, et qui fonde l'identité de la cire, en invalidant fort logiquement toutes les informations des sens, et s'arrête à l'idée de corps :
« la cire [était] seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres ».
Mais ce corps n'est pas strictement équivalent à la matière d'Aristote : la où la matière était indéterminité pure, d'où Aristote envisageait même que fût prédiquée toute détermination substantielle (« la substance est elle-même prédicat de la matière », Z, 3, 1029a23), le corps cartésien possède un certain nombre de qualités dites premières, inamissibles (il est « quelque chose d'étendu, de flexible et de muable »).
2. Origine de la catégorie de substance.
Descartes est alors conduit à se tourner vers un nouveau problème : quelle faculté en moi identifie cette cire « permanente » (ou « rémanente » d'après le texte latin) ? Invalidant les sens et l'imagination (laquelle ne saurait parcourir l'infinité des métamorphoses possibles de la cire pour en synthétiser une quelconque connaissance), il doit reconnaître que l'entendement seul peut identifier avec clarté cette permanence. La substance n'est donc jamais l'objet d'une appréhension sensible, mais toujours celui d'un jugement. La conclusion cartésienne est donc formelle :
« à proprement parler nous ne concevons les corps que par la faculté d'entendre qui est en nous, et non point par l'imagination ni par les sens » (id. p. 95).
C'est donc bien la notion de la cire qui est ainsi saisie, cette permanence intelligible sur laquelle Aristote fondait déjà le principe d'énonciation suffisante. Mais Descartes tire de cette conclusion une conséquence fondamentale :
« (...) de ce que nous concevons [les corps] par la pensée, je connais évidemment qu'il n'y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit » (id.)
Ce serait donc le primat de la connaissance de soi qui fonderait l'appréhension intelligible de la substance : le sujet par excellence, la permanence par excellence, c'est celle du moi dont la notion est telle que non seulement rien n'est plus clair mais encore que sa certitude sert explicitement de critère à l'appréhension de toute autre notion.
C'est ainsi donc les modes de l'appréhension du moi qui servent de modèle à l'appréhension de la substance extérieure. Ainsi, dans le temps même où il établit le principe de son dualisme, selon lequel il existe fondamentalement deux ordres de la substantialité (substance pensante et substance étendue), Descartes montre que le second s'atteint pour nous par le premier.
Cela est plus explicitement encore affirmé dans le passage suivant de la troisième Méditation, lorsqu'il s'agit d'étudier ce qui, dans l'ensemble de ce que j'appréhende du monde et de mes idées, peut être tiré de moi seul - et ce qui m'excède.
« Quant aux idées claires et distinctes que j'ai des choses corporelles, il y en a quelques-uns qu'il semble que j'ai pu tirer de l'idée que j'ai de moi-même, comme celle que j'ai de la substance (...) » (MM III, p. 115).
Il s'agit donc bien de trouver dans l'attestation du moi la catégorie même de la substance, telle qu'on pourra ensuite la transférer à toutes les autres choses (ad qualcunas alias res transferre, p. 114). De quelle type d'analogie est-il besoin pour opérer un tel transfert ?
« Lorsque je pense que la pierre est une substance, ou bien une chose qui de soi est capable d'exister, puisque je suis une substance, quoique je conçoive bien que je suis une chose qui pense et non étendue, et que la pierre au contraire est une chose étendue et qui ne pense point, et qu'ainsi entre ces deux conceptions il se rencontre une notable différence, toutefois elles semblent convenir en ce qu'elles représentent des substances » (p. 115)
Ainsi c'est dans leur existence de substance, c'est-à-dire de « chose qui est apte à exister par soi », que les choses extérieures sont susceptibles d'être appréhendées sous le type de « notion » qui était exigé à la fin de l'analyse du morceau de cire.
3. Fragilité des substances extérieures.
A ce point de l'analyse cartésienne, il faut remarquer que Descartes n'a pas encore formellement récupéré la certitude de l'existence d'un monde sensible. A dire vrai, ce monde est même particulièrement fragilisé, dans son statut ontologique, par le passage même que l'on vient de lire : il s'agit en effet ici pour Descartes de montrer le caractère « dérivable » de l'existence des substances naturelles - le sujet pensant excepté. Le but de la manoeuvre est, on y reviendra, de montrer a contrario le caractère « indérivable » de la substance divine. Mais l'effet immédiat de l'argument est aussi de secondariser les substances sensibles, et d'ouvrir ainsi la voie à une sorte d'hyper-cartésianisme qui refuserait de distinguer entre qualités premières et qualités secondes : en allant au bout de la logique cartésienne, on peut abolir l'existence des substances matérielles.
- Berkeley, Traité des Principes de la Connaissance Humaine, paragraphes 3-10 et paragraphe 17.
En effet, si l'on reste lié à ce principe de transposabilité, alors on peut faire la transposition dans l'autre sens, et soutenir que la seule substance véritable est pensante, et que les corps ne sont pas des substances en un sens analogue à notre propre être pensant : au contraire, les corps ou leurs qualités (que l'on ne peut dès lors plus distinguer en premières ou secondes) ne sont que des modifications de ma substance, ou d'une substance pensante en général. Chez Berkeley, cela signifie qu'il n'y a de substance que pensante : les substances finies que sont les esprits humains, affectées d'un immense tissu d'idées ne renvoyant à aucune autre substance qu'à l'esprit divin qui les produit et en lequel elles trouvent leur seul véritable substrat. La nature est, pour ainsi dire, un langage que Dieu nous parle, et la matière n'est rien d'autre que la substantialisation indue, pour des raisons strictement grammaticales, d'un soi-disant sujet passif et non-pensant que l'on imagine à l'extérieur de nous. Or un tel être est impensable et impossible. Nous devons admettre que les choses n'existent qu'en tant qu'elles sont pensées (par nous, ou par Dieu), et la démonstration est simple : nous ne pouvons absolument pas concevoir une chose comme non-conçue. Le cogito est ici pris dans ses conséquences les plus extrêmes : je ne pense que des choses pensées, ce qui ne veut pas seulement dire que je ne les pense qu'en tant que pensées, mais même qu'il est impossible de leur assigner un quelconque autre être que cet « être-pensé ».
Cette fragilité de la substance matérielle, qui est un résultat nécessaire de l'argument de la troisième Méditation, se niche au fond dans la possibilité de réduire la position des substances matérielles à une position purement nominale. C'est sur ce point que se greffe la critique de Berkeley, qui fait de la substance étendue une illusion grammaticale, et c'est également ce point que choisit Leibniz pour greffer sa propre critique :
« Il est bien vrai que, lorsque plusieurs prédicats s'attribuent à un même sujet, et que ce sujet ne s'attribue à aucun autre, on l'appelle substance individuelle ; mais cela n'est pas assez et une telle explication n'est que nominale » (Discours de Métaphysique, paragraphe 8, Vrin p. 43).
La première partie de ce jugement décrit précisément la définition cartésienne de la substance qui, dans la droite ligne de la troisième Méditation, est fournie par Descartes dans les Principes I, 51. C'est aussi le lieu où il reprend le problème métaphysique que pose cette définition, et que vise également la troisième Méditation : celui de la substance divine.
4. De la substance du moi à la substance divine.
Le passage de la troisième Méditation qui pose la transposabilité de la catégorie de substance du moi vers les choses étendues constitue en effet une articulation entre la théorie des idées et la remontée vers Dieu, comme excédant toute transposabilité de la substantialité du moi. Descartes cherche en effet à montrer par opposition que la façon dont je conçois la substance divine rend au contraire impossible toute transposition et toute réduction de Dieu à la pensée. Je peux avoir engendré les idées des substances matérielles, je ne peux en revanche pas avoir engendré l'idée de la substance infinie, toute-puissante, omnisciente.
Cette analyse est extrêmement importante : elle montre comment, selon l'ordre des raisons, je dérive la catégorie de la substance de ma propre appréhension de moi-même, avant de la transposer aux choses (par où mon entendement peut saisir les foyers de stabilité du réel comme substances), et je vise la notion de la substance divine en prenant appui sur cette même conception de la substance, mais cette fois pour l'excéder.
Or, si l'on aborde ce même problème selon l'ordre des raisons, on doit reconnaître que c'est évidemment la substance divine qui est première. Les Principes, I, 51 posent le problème dans ces termes :
« Lorsque nous concevons la substance, nous concevons seulement une chose qui existe en telle façon qu'elle n'a besoin que de soi-même pour exister. En quoi il peut y avoir de l'obscurité touchant l'explication de ce mot, n'avoir besoin que de soi-même ; car, à proprement parler, il n'y a que Dieu qui soit tel, et il n'y a aucune chose créée qui puisse exister un seul moment sans être soutenue et conservée par sa puissance. » (Alquié, III, p. 122).
Réaffirmer l'équivocité du terme de substance, c'est donc proposer une table des substances différente : la distinction majeure ne passe plus entre les substances pensantes (éminentes) et les substances étendues (dérivables), mais entre la seule substance parfaitement adéquate à sa définition (Dieu) et les substances créées qui, bien qu'elles puissent constituer des foyers locaux de stabilité ontologique, doivent leur être à la puissance divine (et ce non pas dans le seul instant de la création, mais bien dans chaque instant de leur permanence : autant de puissance est requis pour conserver que pour créer, et cette précision ultime fragilise à nouveau la substance dans son coeur même : la durée).
Cela signifie-t-il qu'il nous est impossible de penser la substance matérielle sans l'exposer immédiatement à la fragilité, d'un côté par sa dérivabilité depuis la substance pensante, de l'autre par sa secondarisation de substance crée et perpétuellement soutenue dans l'être par le vouloir divin ? Dans cette seconde perspective, si l'on échappe à l'immatérialisme et à la dissolution de la substance matérielle, on retire à toute substance, y compris au moi, la puissance nécessaire à sa propre durée, c'est-à-dire à son être même de substance.