Agrégation : Cours et documents


Trois Dialogues entre Hylas et Philonous

Cours de Laurent Gerbier


Premier Dialogue

3. Les qualités secondes.


a) Problème.

Puisque la question tient à la délimitation du domaine de l'immédiateté perceptive, Philonous commence par un exemple (apparemment pris au hasard, en réalité soigneusement choisi) : la chaleur. La chaleur est une « chose sensible » selon la définition qu'admettent les deux interlocuteurs, donc elle fait partie de ces entités dont on ne peut nier l'existence sans tomber dans le scepticisme. Philonous pose alors la question clef :

Doth the reality of sensible things consist in being perceived ? or, is it something distinct from their being perceived, and that bears no relation to the mind ? (p. 175).

L'enjeu de la question est simple : répondre comme Philonous, c'est assimiler la teneur réelle de la chose à sa sensibilité, répondre comme Hylas, c'est se faire un concept métaphysique de l'exister, distinct de toute perception actuelle comme de toute perceptibilité.

To exist is one thing, and to be perceived is another (id.).

La réponse d'Hylas consiste ainsi à dissocier dans la chose sensible « chaleur » (comme dans toutes les autres) un versant sensible, uniquement perçu, d'un versant réel, existant indépendamment de la perception. Selon cette conception le sensible relève de la qualité, c'est-à-dire du prédicat qui ne se tient pas seul dans l'existence, mais doit être rapporté à une « chose » existante, c'est-à-dire aussi bien à un sujet grammatical qu'à une substance ontologique qui en constitue le support (il faut accorder tout son poids au verbe to bear qu'emploie Philonous dans sa question : il signifie effectivement supporter ou soutenir, au double sens du rapport qu'entretient la substance avec ses accidents (sens ontologique) et du rapport qu'entretient le sujet avec ses prédicats (sens logique).

Il faut noter que les termes mêmes de la réponse d'Hylas prennent le contre-pied du célèbre principe berkeleyien, énoncé dans le Commonplace Book, fragment A 429, quoiqu'en l'amputant de sa seconde partie, problématique et pour l'instant inutile ici :

Existere est percipi, aut percipere aut velle, id est agere (A 429).

On laisse donc ici de côté la question de l'existence de l'esprit percevant, qui n'intervient pas dans ce premier dialogue, puisqu'on ne s'y intéresse qu'à l'existence de ce qui n'est pas un esprit. Le débat est désormais central : il s'agit de savoir si l'on peut reconnaître aux choses sensibles a subsistence exterior to the mind. L'exemple de la chaleur va servir de test pour savoir si une chose sensible peut exister without the mind (without signifiant ici aussi bien « sans » que « en dehors »).

b) La chaleur : une séquence argumentative.

La thèse d'Hylas suppose un référentialisme strict de la chose comme perçue à la chose comme réelle : c'est ce référentialisme que Philonous va s'employer à mettre en crise en prenant le problème de la chaleur du côté de son intensité répartie par degrés. En demandant si tous les degrés de chaleur existent aussi réellement, Philonous réalise une double opération : d'une part, ramener « la » chaleur à la multiplicité réelle des sensations correspondant aux différents degrés de température, d'autre part, annihiler dans le même mouvement la substantialité grammaticale de « la » chaleur, et obliger Hylas à déplacer son référentialisme de cette substance disparaissante à la totalité de ses manifestations sensibles singulières, ce qui va se révéler intenable :

Whatever degree of heat we perceive by sense, we may be sure the same exists in the object that occasions it (p. 175).

Hylas a ainsi accepté sans méfiance la transposition, tout en précisant encore le sens de son référentialisme : si la chose sensible comme perçue renvoie à la chose réelle, c'est que cette chose réelle est la cause occasionnelle de la perception de la chose sensible correspondante. Plus encore : Hylas saute sans méfiance de l'équivalence entre plus chaud et plus perçu à l'équivalence entre plus chaud, plus perçu et plus réel. La première attaque de Philonous va alors consister à opérer la subjectivisation de la chaleur par la douleur : parce que les deux interlocuteurs reconnaissent l'impassibilité de la substance matérielle, poser l'équivalence du très chaud au très douloureux revient à souligner l'hétérogénéité radicale de la chose perçue à la chose réelle, cette dernière ne pouvant au sens strict rien comprendre en elle qui s'apparente à une sensation strictement subjective comme la douleur. Ainsi le référentialisme d'Hylas rencontre son premier obstacle. Il faut être attentif à cet argument central selon lequel la substance matérielle ne sent rien (il est en effet généralisable : si la chaleur est sensible, elle n'est pas dans la chose, si la saveur est sensible, etc...).

La manoeuvre de Philonous aboutit ainsi à la mise en crise de la position d'Hylas, selon une séquence rhétorique qui va constamment revenir dans ce premier dialogue, et que l'on a déjà rencontrée lors de la définition du scepticisme : Hylas doit faire marche arrière et reconnaître que sa première définition était fausse :

PHILONOUS.- How then can a great heat exist in it [sc. a material substance], since you own it cannot in a material substance ? I desire you would clear this point.
HYLAS.- Hold, Philonous, I fear I was out in yielding intense heat to be a pain. It should seem rather, that pain is something distinct from heat, and the consequence or effect of it. (p. 176).

Il faut noter trois choses dans cette séquence crise-rectification : primo, sa récurrence ; secundo, son caractère elliptique (it [sc. a great heat] cannot [sc. exist] in a material substance) destiné à ne laisser en évidence que le coeur même du problème ; tertio la formulation soigneusement choisie par Philonous : you own, vous tenez, ce qui signifie que c'est au nom des propres positions soutenues ou acceptées par Hylas que Philonous entend le mettre en échec. Le mécanisme et la formulation même de la rectification (I was out) montrent assez que dans ce premier dialogue un « point fixe » thétique (Philonous) fait graviter autour de lui un interlocuteur aux positions fluctuantes (Hylas).

En quoi la formulation qu'adopte ici Hylas constitue-t-elle une victoire de fait pour Philonous ? En ce qu'elle est obligée de répéter la distinction entre versant réel et versant perçu de la chose sensible en ne prenant pas garde que la distinction même fait cette fois tomber le versant réel hors du domaine de l'immédiatement perçu (c'est-à-dire dans le domaine du niable sans scepticisme). Philonous se contente en effet de défendre l'indistinction de la chaleur et de la douleur (toutes deux composant une idée simple). Autrement dit : pour dénouer le lien référentiel entre idée et chose, on refuse de distinguer entre des idées « objectives » (la chaleur) et des idées « subjectives » (la douleur). C'est là le premier succès de Philonous, qui oblige Hylas à une concession d'importance :

A very violent and painful heat cannot exist without the mind (p. 177).

Ainsi la chaleur comme sentie ne réfère pas à la chaleur réelle : au contraire il n'y a de chaleur réelle que dans l'esprit, la relation référentielle disparaissant ainsi comme inutile. Hylas ne s'avoue cependant pas vaincu, puisqu'au lieu d'accepter la transposition de cet argument à tous les degrés de la chaleur, il tente de le circonscrire à la grande chaleur (douloureuse), recherchant toujours un type de sensation susceptible de se prêter à la distinction entre chose perçue et chose réelle. Il lui faut pour cela mettre la main sur une sensation « neutre », sur une perception « objective », ces deux oxymores traduisant l'objet vain de sa recherche : une « idée objective », seule qui puisse selon son propre concept convenir à la matière impassible. Hylas croit trouver une telle idée dans l'indolence du tiède :

(...) that such a quality or state as this may agree to an unthinking substance I hope you will not deny, p. 178.

Philonous ne creuse pas son avantage (il suffirait de montrer que même la tiédeur est une certaine affection et, comme telle, incompatible avec l'impassibilité de la matière) : il va changer d'angle d'attaque et utiliser un argument sceptique classique pour battre en brèche le référentialisme d'Hylas.

Hylas est en effet persuadé d'avoir trouvé avec la tiédeur un exemple de qualité sentie pouvant valablement référer à une qualité de même nature dans la chose (donc non-sentie). Il suppose donc une certaine convenance de la chose sentie à la chose non-sentie. L'argument sceptique (on le trouve par exemple chez Sextus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 14, trad. Pellegrin, Seuil, p. 111), qui pointe la subjectivité, donc la variabilité, de la sensation, sert précisément à casser cette convenance : qu'un même phénomène soit sujet à des variations de perception entraîne mécaniquement la variation équivalente de la chose matérielle censée le soutenir ou le causer ; or une telle variation est contraire à la notion même de la substance matérielle. Hylas doit donc céder sur ce premier exemple :

Well, since it must be so, I am content to yield this point, and acknowledge, that heat and cold are only sensations existing in our minds : but there still remains qualities enough to secure the reality of external things (p. 179).

Ainsi Hylas est revenu sur sa première affirmation : dans le cas de la chaleur au moins, exister n'est pas différent d'être-perçu. Mais il prévient toute extension trop rapide de cette première conclusion, en affirmant qu'il reste « assez de qualités » pour assurer la réalité des choses matérielles (ce qui indique d'abord que cette réalité tient à ses yeux à une certaine quantité de qualités y référant, et ensuite qu'il va falloir parcourir un à un les sens pour réfuter méthodiquement le référentialisme d'Hylas : tant qu'il restera une seule qualité sensible dont on n'aura pas montré qu'elle n'existe que dans un esprit, Hylas s'appuiera sur elle pour y lire la référence à une réalité substantielle extérieure à l'esprit).

c) Saveur et point de vue.

Le passage de la chaleur à la saveur, Philonous commence par reprendre l'argument de la distinction entre idée sensible et matière impassible (le sucre, en tant que substance matérielle extérieure, ne peut pas être « doux » par lui-même puisqu'une telle douceur est une sensation, qui ne peut exister que dans un esprit). Cette reprise de l'argument est l'occasion d'une contre-attaque imprévue d'Hylas sur le point de vue : sentant le danger qui le menace (la reproduction d'un argument identique le conduisant à renoncer progressivement à l'« objectivité » des qualités sensibles, donc in fine à l'existence même d'une quelconque substance possédant objectivement ces qualités), il affirme qu'il faut distinguer entre la qualité as perceive by us et la qualité as existing in the external objects (p. 180).

L'argument est nouveau, et son intervention brutale met en évidence le fait que le discours d'Hylas est heurté et non rigoureux (il invente ses arguments au fur et à mesure qu'il parle : d'abord parce qu'il est doctrinalement instable du point de vue de Berkeley, ensuite parce que cette instabilité doctrinale vient à point nommer pour lui faire soutenir toutes les thèses et utiliser tous les arguments avec lesquels Berkeley entend se mesurer - c'est de ce point de vue que le texte d'Hylas est aussi « du Berkeley », même si ce dernier s'incarne naturellement dans le personnage philosophique de Philonous : Hylas en effet donne des arguments et des thèses la version que Berkeley veut combattre).

Or, ici, la formulation même de l'argument d'Hylas le condamne : en distinguant l'en-soi et le pour-nous, Hylas reconnaît explicitement que le domaine des « realia » est extérieur au domaine de l'immédiatement sensible dans lequel seul se joue l'accusation de scepticisme sur laquelle s'est ouvert le débat. Philonous détruit donc facilement l'argument d'Hylas, en le réduisant à la distinction entre qualité perçue et qualité non-perçue :

Whatever other qualities therefore you speak of, as distinct from these [sc. things we immediately perceive by our senses], I know nothing of them, neither do they at all belong to the point in dispute (p. 180).

Au fond, le couple visé désigne les idées en tant qu'elles sont strictement immanentes à l'esprit qui les pense, ou en tant qu'elles sont dotées d'une valeur référentielle - en tant donc qu'elles renvoient par nature à autre chose qu'elles. On pourrait parler d'opposition entre idées subjectives et idées objectives (ces dernières impliquant la position d'un objet réel donc ontologiquement distinct du foyer de la sensation). Or, d'après Philonous-Berkeley, une « chose » ontologiquement distincte du foyer de la sensation qu'est l'esprit ne peut pas être perçue du tout. Cette affirmation repose sur la thèse, fondamentale chez Berkeley, de la stricte immanence de l'esprit à ses affects : de même qu'il est absurde d'expliquer l'appréciation des distances par un calcul que l'esprit ferait inconsciemment (argument de la Nouvelle Théorie de la Vision), de même il est absurde de supposer des idées qui nous livrent immédiatement la position d'objets réels distincts au-delà (ou en-deçà) d'elles. C'est même la raison pour laquelle il était, au début du dialogue, si important d'imposer l'adverbe « immédiatement » dans la définition de la perception des choses sensibles dont il allait être question entre Hylas et Philonous.

Ainsi, s'il existe quelque chose comme une idée « objective » en ce sens, elle est non-sensible, ergo elle ne rentre pas dans la discussion. Philonous peut se contenter de rappeler la règle posée ensemble au début. Ce concept (l'objectivité de l'idée) est le véritable adversaire de Philonous : il reviendra sous la forme de l'idée-tableau, puis sous la forme de l'idée objective elle-même (reprenant alors le défi central des Principes, formulés dans les paragraphes 22-23, qui porte sur la concevabilité d'une idée dont le contenu serait non-conçu).

Hylas abandonne alors rapidement la partie, terrassé par un nouvel argument sceptique (le sucre paraît différemment à des individus différents, ce qui aide Hylas à accepter qu'on dise que le sucre n'est pas doux - on note au passage qu'il s'agit là d'un trope sceptique classique, déjà présent dans le pyrrhonisme à propos du miel, voir Esquisse..., loc. cit.).

d) Odeur.

Le problème de l'odeur est simplement annexé à celui de la saveur. Hylas n'oppose aucune objection, et Philonous répète en les transposant les quatre étapes du cheminement précédent : manifestement, ces deux registres du sensible sont par nature si semblables qu'il ne sert à rien de reprendre in extenso l'analyse : autrement dit, odeur et saveur ne semblent pas posséder de « teneur réelle » différente.

e) Le corps sonore et la crise du langage d'Hylas.

L'analyse d'Hylas concernant le son est nouvelle : il n'entend pas soutenir que le son réside dans le corps sonore, mais ce n'est pas parce qu'il admet d'emblée l'immatérialisme du son. Si le son n'est pas dans le corps sonore c'est qu'il réside en fait dans l'air mû par une vibration de ce corps. L'argument, apparemment complexe, tend en fait une perche énorme à Philonous (c'est Berkeley qui écrit les textes d'Hylas...) : en déplaçant le son de l'objet sonore vers le médium qui le transporte, Hylas a entamé un rapprochement du son physique vers le son senti, ou de l'objet sonore vers le sujet percevant le son. Il n'y a plus qu'à poursuivre ce déplacement conceptuel du son de l'objet vers le sujet : Philonous montre ainsi que le son est sensation, donc uniquement perçu, et ne peut exister en dehors de nous.

Hylas oppose alors le même argument que plus haut à propos de la saveur : il y a d'un côté un son perçu (pour nous) et de l'autre un son « réel » (en soi). La reproduction témoigne toujours du refus de l'immanence de l'idée par Hylas. Philonous ne répète pas son rappel aux règles (le son « réel » est autre chose que le son senti, donc il est en dehors du domaine de l'immédiat sensible, donc il n'est pas à sa place dans le débat) : comme plus haut, il change d'angle d'attaque :

  • d'une part, il montre qu'on doit selon Hylas reconnaître que le mouvement est sonore, et qu'ainsi un mouvement peut être dit « bruyant », ce qui va à l'encontre du langage commun (or c'est un des aspects essentiels de l'accusation de scepticisme que l'extravagance des propositions formulées).
  • d'autre part, il appuie encore le trait en poussant Hylas à utiliser lui-même la distinction entre le « common language (...) framed by, and for, the use of the vulgar » (p. 182) et les « expressions adapted to exact philosophic notions » (id.) : ainsi il s'est lui-même écarté du sens commun qu'il avait accepté de prendre comme critère.

Et Philonous de conclure « I imagine myself to have gained not a small point » (id.). En effet, s'étant détourné de la question central de la détermination du domaine de l'immédiat sensible (détournement d'autant plus aisé dans l'économie du dialogue que tout lecteur honnête se sera de lui-même souvenu qu'un argument avait déjà été produit contre le distinguo d'Hylas), Philonous a mis en évidence un effet secondaire de cette distinction : la distinction conjointe du langage philosophique et du langage commun, qui constitue le premier pas vers le scepticisme. Il est bien entendu vital que ce soit Hylas lui-même qui ait accompli ce premier pas.

f) La couleur, le nuage et le microscope.

Lorsque l'on passe aux couleurs, « the case (...) is very different » (id.) selon Hylas (qui continue de défendre un territoire qui se réduit). Pourquoi ?

Parce que la couleur est « sur » les objets. Contrairement au toucher pour la chaleur, au goût pour la saveur, à l'odorat pour l'odeur, il semble que la vue ne reçoive pas « à l'intérieur » de la perception une sensation « venue de l'extérieur », mais qu'au contraire ce soit elle qui « sorte » de la sphère du sentir pour aller attester de la présence du senti à même l'objet. Ainsi la vue nous livrerait directement la chose sensible dans sa matérialité extérieure, attestant ainsi conjointement de son immédiateté sensible et de son extériorité substantielle : avec le problème de la couleur, Hylas croit donc tenir la qualité qui, par excellence, est propre à convaincre Philonous de scepticisme. C'est donc cette fois-ci Philonous lui-même qui, pour couper court aux espoirs d'Hylas, va distinguer le sens objectif et le sens subjectif : si la couleur est sur l'objet, c'est qu'il est visible (ce qu'admet facilement Hylas, sans s'apercevoir qu'il reformule son référentialisme, ouvrant la voie à une nouvelle distinction de l'objet réel non-senti et de la sensation perçue non-objective : « Each visible object hath that colour which we see in it », p. 183).

Or, ne sont à proprement parler « visibles » que les qualités sensibles : ainsi les substances corporelles seront des qualités sensibles, ou bien elles seront invisibles. Le terme même d'objet visible est donc l'occasion pour Philonous d'amener Hylas à reconnaître que selon sa propre définition la substance extérieure n'est rien d'autre que la sommation sommaire des qualités sensibles : mais Hylas bronche sur cette mise en crise de sa définition de la substance corporelle (d'une part, parce que cette définition n'a pas encore été discutée pour elle-même - c'est trop tôt dans l'argumentaire que construit Berkeley -, d'autre part parce qu'encore implicite cette définition constitue le fond même de sa pensée, le socle « moderniste » du préjugé philosophique que Philonous entend précisément déraciner).

Philonous va donc devoir utiliser un autre argument. On passe alors à la question de la « bonne distance » et de « l'état réel » : puisque les couleurs sont sur les objets, un argument sceptique simple suffit à répéter le même paradoxe qu'au sujet de la saveur (la variation de couleur perçue entraînant la variation de la substance réelle). Pour contrer cet argument, Hylas doit reproduire le même schéma logique qu'au sujet de la chaleur : pour un objet donné il existe sûrement des couleurs simplement apparentes, mais il existe également une couleur « vraie » (adéquate à l'objet réel). Trouver cette « vraie » couleur implique selon Hylas que l'on se tienne dans un rapport adéquat à l'objet, et ce « rapport adéquat » qui suppose l'impassibilité et la stabilité de la substance (laquelle stabilité n'est qu'une illusion liée au mot même de substance) se trouve dans le discours d'Hylas matérialisée par le critère le plus absurde, « rapport adéquat » se trouvant réduit à « bonne distance » :

Those [colours] are to be thought apparent, which appearing only at a distance, vanish upon a nearer approach (p. 184).

Cette précision est riche d'enseignements : elle indique à quel point Hylas est tributaire d'une physique du toucher, dans laquelle le rapport le plus authentique à la chose ne peut avoir lieu qu'à son contact. C'est ce contact, réalisé dans la « proximité », qui tient lieu d'immédiateté sensible à Hylas. Il s'agit bien ici de déterminer le contenu sémantique de l'idée de « couleur réelle » : or, en faisant intervenir le critère de la distance, Hylas fait appel à un préjugé naturel que Philonous va facilement débusquer. Le microscope, outil de la proximité la plus grande avec l'objet observé, annihile en effet ces couleurs « réelles » qu'Hylas souhaitait voir dans les objets ; puis c'est au tour de l'animalcule de se présenter comme le critère de la plus grande proximité du regard : les couleurs que voit l'animalcule sont-elles « plus réelles » que les nôtres ? Enfin un ultime argument sceptique, celui de la jaunisse, achève de convaincre Hylas (l'argument de la jaunisse, ou argument de l'ictère, est lui aussi un classique, cf. Esquisse..., loc. cit. et p. 79).

Quel est le point commun de tous ces arguments ? Ils servent à faire éclater le postulat d'un rapport naturel aux choses : le microscope, l'animalcule et l'ictère font tous trois de l'observateur adéquat d'Hylas un cas particulier de la perception, inapte à servir de critère à toutes les autres. Le moteur même de l'argumentation de Philonous est donc bien relativiste, mais il faut prendre garde au fait que Philonous ne tire jamais la conclusion selon laquelle nous ne pourrions pas statuer sur la véritable nature des choses sensibles (conclusion sceptique : c'est la suspension du jugement) : il se borne à interdire systématiquement à Hylas la construction d'un rapport fixe entre chose perçue et chose réelle - non pas pour douter de la saisie des choses réelles, mais pour réduire ces dernières aux premières.

Hylas va alors passer à un autre sujet de ce même débat : percevant parfaitement le risque que lui fait courir l'argument de Philonous, c'est-à-dire, tout simplement, la disparition de tout « pôle de stabilité » substantielle au principe de l'apparaître de la couleur (amenant ainsi à reconnaître que les couleurs, puisqu'elles varient infiniment, ne sont littéralement « sur » rien), il préfère déplacer lui-même ledit pôle de stabilité, en prenant les devant : affirmant que les couleurs ne sont qu'apparentes, il va affirmer que la seule substance de la couleur est la lumière, laquelle véhicule effectivement les choses visibles jusqu'aux organes de la vision. On retrouve ici le même argument que dans le cas du son (la couleur n'est pas dans l'objet coloré mais dans la lumière qui la transporte / le son n'est pas dans l'objet sonore mais dans l'air qui le véhicule), tous deux trahissant toujours la même inféodation à une physique du contact. De même que le corps sonore est « loin » de l'ouïe, le corps visible est « loin » de la vue, contrairement à la chaleur, la saveur ou l'odeur, qui s'attestent par contact. Hylas cherche donc à retrouver ce contact en déplaçant le sujet de la sensation sonore ou colorée de l'objet vers le véhicule.

Mais ce changement de définition du « pôle de substantialité » de la sensation ne change pas le problème (puisque, de toutes façons, un tel déplacement a déjà été battu en brèche par Philonous à propos du son) : si en effet on admet que la couleur n'est que le résultat de l'excitation des nerfs par la lumière, on ne peut plus dire comme le faisait Hylas quelques lignes plus haut que ladite couleur est « sur » l'objet. Pire encore, on ne peut même plus situer cette couleur « dans » la lumière puisque cette dernière est définie par Hylas comme une certaine substance extérieure, se trouvant par là radicalement hétérogène à la sensation intérieure de la couleur. Hylas entérine lui-même ce paradoxe :

Lights and colours (...) in themselves are only the motions and configurations of certain insensible particles of matter (p. 187).

Le terme décisif de cette phrase est bien entendu l'adjectif « insensible » : en l'employant Hylas reconnaît implicitement sa défaite, puisqu'il sort du domaine défini pour le débat. Philonous ne développe même pas ce point : il se contente de formuler une mise en garde importante. Hylas en effet semble distinguer systématiquement les sensations passives dans l'esprit (correspondant à la compréhension commune des idées sensibles) des objets matériels réels qui les causent (correspondant à l'explicitation seulement philosophique de leur origine). Ce faisant, il se place lui-même du côté des « extravagances philosophiques » qu'il attaquait au début du dialogue. Dans cette opposition entre « all mankind » et « the philosophers », Hylas est du côté des philosophes et Philonous se fait l'interprète de l'humanité. Conscient du risque qu'il court, Hylas va alors signer sa défaite :

I frankly own, Philonous, that it is vain to stand out any longer. Colours, sounds, tastes, in a word, all those termed secondary qualities, have certainly no existence without the mind (p. 187).

Reste que cette défaite n'est que partielle : dans un de ses revirements typiques (dans le premier dialogue du moins), Hylas rassemble tout ce qu'il vient d'abandonner sous le nom de qualités secondes, afin de les distinguer des qualités premières qui n'ont pas, elles, été attaquées dans leur valeur objective.


suite du premier dialogue

Préface / Premier dialogue

Second dialogue / Troisième dialogue