Agrégation : Leçons de philosophie
LE PHÉNOMÈNE
I. Protagoras, Platon, Pyrrhon : le phénomène et l'être.
1.
Le visible et l'invisible.
La pensée du phénomène s'engage sous le signe du dédoublement : le phénomène, c'est ce qui apparaît, en tant qu'apparaître est autre chose qu'être véritablement (l'inadéquation du vocabulaire est totale : pas de « vérité » pensable pour le moment, ni du côté de l'apparaître ni du côté de l'être). Cette distinction, qui est la distinction grecque entre ta phainomena et ta onta, inscrit le phénomène dans l'ordre du flux et du mouvement : il est ce qui se donne à voir, ce qui se montre, dans sa manifestation même. En ce sens l'opposition entre ta phainomena et ta onta se redouble d'une opposition entre ta phainomena et ta adela, les choses cachées. D'une part, on a l'idée que la subsistance et la consistance sont du côté de la chose (l'étant) et pas du phénomène, qui est donc éternellement inconsistant et non-subsistant ; mais d'autre part on a également l'idée que seul cette inconsistance insubsistante se donne dans la visibilité : la consistance est en retrait, la substance est non-visible.
Avons-nous donc accès à autre chose qu'au phénomène ? Ne sommes-nous pas condamnés à l'enfermement dans le jeu des formes (idea, les aspects visibles). C'est de cette question qu'hérite Platon, et c'est elle qu'il affronte dans le Théétète. Ayant demandé à Théétète de définir la science, il obtient en 151e une première définition selon laquelle
« celui qui sait sent ce qu'il sait et, à dire la chose telle au moins qu'actuelle-ment elle m'apparaît, science (epistemè) n'est pas autre chose que sensation (aisthesis) » (151e).
Il faut prendre cette idée au sérieux, comme le fait Socrate, et même plus encore que lui. Socrate, sans se moquer de Théétète, réfère immédiatement sa définition à la doctrine de Protagoras (dont Théétète est un disciple). Il y a donc là un enjeu majeur du dialogue : dans le cadre d'une interrogation sur la science, affronter la définition protagoréenne du phénomène. Cette doctrine est celle du relativisme inspiré du mobilisme héraclitéen. Signe de ce mobilisme, inscrit au coeur même de la grammaire de la réponse de Théétète : sa réponse ne vaut que « telle qu'actuellement elle [lui] apparaît (phanetai) ». Ainsi Théétète, interlocuteur très conséquent, mesure l'inscription de sa réponse au point de la formuler dans les cadres mêmes de ses conséquences : adhérer à cette identification du connu au senti, c'est se livrer pieds et poings liés à ce statut médian et fluide du phénomène que Socrate va bientôt déployer. Ainsi cette certitude elle-même, en tant qu'elle est normée par un rapport à la certitude qui trouve son achèvement et sa limite dans l'être du phénomène lui-même, ne peut être qu'une certitude de l'ici et du maintenant : certitude purement singulière, apparaissante, « phénoménale » selon le mot même de Théétète.
2. Le phénoménisme de Protagoras.
Socrate va alors s'employer à mettre en lumière (sic) la cohérence doctrinale qui sous-tend la réponse de Théétète : il va exposer les raisons du phénoménisme de Protagoras. Il s'agit alors de réinterpréter la doctrine de l'anthropometron en montrant qu'elle n'est pas seulement une banalité mais qu'elle renvoie aussi à une position ontologique déterminante : en réduisant « apparaître » à « être senti » (to de ge phainetai aisthanesthai estin, 152c), Protagoras enferme le phénomène dans la versatilité des sensibilités subjectives. Telle je sens la chose, telle elle m'apparaît, et c'est toute la science que j'en peux avoir. Ainsi le vent en lui-même n'est pas froid ou tiède : il est froid pour moi, tiède pour toi. Il n'y a pas d'autre connaissance du vent que dans l'absolu de sa rencontre avec le sens : la singularité de l'événement est le domaine privilégié du phénomène.
Les conséquences de cette thèse sont importantes : il n'y a plus apparaître d'une chose dans la visibilité, mais impression pure dans la rencontre. La sensation n'est plus l'appel, reçu dans la réceptivité, à une interrogation en direction de l'être stable qui serait au principe de l'apparaître : elle se réduit à elle-même, elle est le critère d'elle-même, rien ne saurait l'invalider. La sensation est donc, dans la doctrine protagoréenne, infalsifiable ; et elle ne conquiert cette infalsifiabilité qu'au détriment d'une conception selon laquelle, dans le phénomène, ce serait l'être de la chose qui s'offrirait.
Ainsi, derrière l'anthropometron, Socrate débusque toute la cohérence d'une position ontologique forte : le mobilisme hérité d'Héraclite :
Donc, un en soi, rien ne l'est ; il n'y a rien que l'on puisse dénommer ou qualifier avec justesse : si tu le proclames grand, il apparaîtra aussi bien petit (...). C'est de la translation, du mouvement et du mélange mutuels que se fait le devenir de tout ce que nous affirmons être ; affirmation abusive, car jamais rien n'est, toujours il devient. (...) c'est dire que toutes choses ne sont que le produits du flux et du mouvement (152d-e).
Ainsi après avoir rabattu l'apparaître sur l'être senti, c'est l'être lui-même qui se trouve réduit à l'être senti. En quoi tout se trouve réduit à la condition de « produit du flux et du devenir ». C'est là, selon Platon, une doctrine à la fois étrange et vénérable. On est très loin d'un débat du type de celui du Ménon, où Socrate affronte les évidences doxiques d'un esprit fermé à l'interrogation philosophique : ici, l'on est au contraire face à une doctrine très cohérente, qui s'oppose au réalisme naïf de la conscience doxique. Là où la doxa dit que l'apparaître est fluctuation sur le fond de la stabilité des choses, le mobilisme dit que l'être n'est que la configuration ponctuelle qui se dégage du flux universel.
On perçoit les fondements héraclitéens de ce mobilisme : le panta rhei, qui fait de la liquidité le fond même de l'être, et qui en dissout le nom même dans le perpétuel devenir, fonde celle de Protagoras. Mais il ne faut pas se contenter de cette opposition être-devenir. Le mobilisme protagoréen est double, et c'est cette duplicité qui mérite l'attention, parce qu'elle fonde une conception durable du phénomène.
3. Mobilisme et scepticisme.
Socrate réélabore la doctrine du phénomène en 153e-154b : il étudie la sensation de la blancheur et pose la question très simple de savoir où est la blancheur. C'est à une topographie de l'apparaître que nous amène ainsi la question du phénomène : en demandant où est l'apparaître, Socrate met le doigt sur cette question-clef qui est celle de la stabilité nodale du phénomène. On ne peut interroger la fluidité même de l'apparaître qu'en direction d'une certaine « localisation » qui permette d'y penser quelque chose de l'ordre d'un « se-tenir-là » (littéralement, un ob-jet, une certaine entité déterminée et persistant dans sa détermination). Or c'est précisément à une telle persistance de l'entité « phénomène » que le double phénoménisme protagoréen nous empêche résolument d'accéder.
En effet, la réponse de Socrate à la question de la localisation est très importante : elle couple sensualisme et mobilisme. Le sensualisme détruit la permanence du pôle subjectif de l'apparaître, le mobilisme son pôle objectif. D'une part, le mobilisme issu d'Héraclite interdit de penser la moindre stabilité du côté de l'être : autrement dit, il ne peut plus être question de lier le phénomène à un pôle de stabilité dont il serait l'apparition (même déplacée ou transposée). D'autre part, le sensualisme empêche définitivement que l'on puisse inscrire la stabilité du phénomène dans l'esprit qui le perçoit. En effet, le phénomène n'apparaîtra jamais de la même façon à deux hommes différents, ni même au même homme à deux moments différents. De la conjonction de ces deux versatilités naît une extrême fragilité de l'apparaître : le phénomène n'est plus que la rencontre de deux flux, le point de contact fugace et singulier de deux mouvements différents et pas nécessairement harmoniques.
Cette doctrine n'est pas seulement exposée par Platon pour être rejetée : elle constitue à ses yeux une description parfaitement acceptable de la phénoménalité, que l'on va retrouver dans le Timée (45b-d et 67c) :
[Les dieux] ont façonné en premier lieu les yeux porteurs de lumière (phôsphora), et ils les ont implantés dans le visage (...). A cet effet, ils ont fait en sorte que le feu pur qui réside au dedans de nous et qui est frère du feu extérieur, s'écoulât au travers des yeux de façon subtile et continue. Mais ils ont épaissi tout l'oeil et spécialement le centre de l'oeil, de façon qu'il ne laissât rien échapper du feu le plus grossier, mais laissât seulement filtrer un tel feu parfaitement pur. Lors donc que la lumière du jour entoure ce courant de la vision, le semblable rencontre le semblable, se fond avec lui en un seul tout, et il se forme, selon l'axe des yeux, un seul corps homogène. De la sorte, où que vienne s'appuyer le feu qui jaillit de l'intérieur des yeux, il rencontre et choque celui qui provient des objets extérieurs. Il se forme ainsi un ensemble qui a des propriétés uniformes dans toutes ses parties, grâce à leur similitude. Et si cet ensemble vient à toucher lui-même quelque objet ou à être touché par la lui, il en transmet les mouvements à travers le corps tout entier, jusqu'à l'âme, et nous apporte cette sensation, grâce à laquelle nous disons que nous voyons. (Timée, 45b-d).
C'est donc bien dans la rencontre de deux flux que se constitue l'apparaître du phénomène. A prendre le phénoménisme ainsi décrit au sens strict, on se dirige vers le scepticisme le plus radical. Ainsi la doctrine pyrrhonienne va creuser cette thèse selon laquelle le phénomène n'est qu'apparence dansante, mais il va prendre cette rencontre au sérieux et va refuser d'y chercher quoi que ce soit d'autre : pour Pyrrhon, il n'est même plus question de douter des phénomènes en tant que, fiables dans leur apparaître, ils ne livrent peut-être pas correctement les choses qui apparaissent en eux. Il s'agit plus radicalement encore de réduire tout étant à l'apparence. En cela d'ailleurs Pyrrhon est irréductible au reste du scepticisme antique : lorsque Sextus Empiricus expose l'attitude sceptique à la charnière des IIè et IIIè siècles de notre ère, il dit :
quand nous cherchons si la réalité est telle qu'elle apparaît, nous accordons qu'elle apparaît, et notre recherche ne porte pas sur ce qui apparaît (peri tou phainomenou) mais sur ce qui est dit de ce qui apparaît (peri ekeinou o legetai peri autou tou phainomenou) (Hypotyposes Pyrrhoniennes, I, 10).
Sextus prend alors l'exemple du miel : il est certain que le miel paraît doux, et l'enquête ne portera pas sur ce « paraître-doux » mais sur l'être-doux éventuel qui serait au principe de cet apparaître. Mais ce type d'enquête n'est pas pyrrhonien : pour Pyrrhon, l'enquête en direction de l'être de la chose n'a pas de sens puisque il n'y a rien d'autre que de l'apparaître pur. Comme l'écrit Marcel Conche :
Ce que veut Pyrrhon, c'est penser l'unité de la sphère totale, manquée par Parménide, grâce non à l'idée d'être - essayée jusque-là en vain - mais l'idée d'apparence - comme apparence pure et universelle (Pyrrhon ou l'apparence).
Ainsi on ne peut plus interroger le phénomène en direction de la chose même qui, au principe de l'apparaître, en réglerait la manifestation : pas de critère fixe pour juger de la fidélité du phénomène à ce dont il est le phénomène. Voilà sommairement évoquées les deux voies qui s'ouvrent à partir de la doctrine phénoméniste exposée dans le Théétète. Laquelle choisir, et comment entreprendre de la parcourir ?
4. Juger de l'apparence.
Ayant exposé la thèse mobiliste, Socrate entreprend d'en mesurer les limites : si le phénomène n'est véritablement qu'une rencontre fugace, un point de contact entre deux ordres de flux, au point même que l'on puisse refuser d'envisager que dans son apparaître il nous révèle rien des choses cachées (ta adela) au principe de son apparaître, on risque de se trouver enfermé dans un monde d'apparences, un univers de formes dansantes inconsistantes et volatiles. Ce qui en résulte, au témoignage de Timon (le principal disciple de Pyrrhon), c'est la suspension de tout jugement, pratique comme théorique : tout jugement porte nécessairement sur des choses, et les pose dans leur être stable. Une telle stabilité étant devenue impossible, le pyrrhonien cohérent n'attache plus aucune importance aux êtres qui paraissent se manifester autour de lui : il atteint alors, dit Timon, l'ataraxie et l'aphasie.
Et c'est bien là le principal problème : dans un phénoménisme strict c'est le jugement lui-même qui devient impossible. Or, dans l'ordre de l'enquête platonicienne du Théétète, un tel constat est dramatique : le jugement impossible rend la science impossible, et c'est effectivement la thèse de Théétète qui prévaut. Nulle science en dehors de la sensation, et nulle sensation sinon dans la rencontre éphémère des deux flux : ainsi, nulle communicabilité, nul échange. C'est d'ailleurs là la limite du phénoménisme de Protagoras, qui tire de son constat phénoméniste l'exigence du conventionnalisme. La réponse que, de son côté, cherche à élaborer Platon, nous y ramène.
Platon en effet montre Socrate aux prises avec un contre-exemple significatif : celui des osselets. Socrate en étudiant l'exemple des osselets montre aisément que l'on ne perçoit pas environ six osselets, ni quatre pour certains et sept pour d'autres, mais bien six, toujours, et pour tous. Où est le « six » dans le phénomène ? Quelle est l'apparaître du nombre lui-même ? Que tout coule, c'est ce que contredit cette permanence du nombre : ici l'intelligible perce sous le sensible. Théétète est troublé. Socrate peut alors exposer (156-157) les thèses des relativistes radicaux en montrant qu'elles conduisent, comme plus tard celles de Pyrrhon, à l'aphasie : l'essentiel est joué. Il y a dans la rencontre des deux flux la donation phénoménale d'un indice intelligible qui représente, justement le pôle de stabilité auquel articulier le jugement. Ou, pour le dire dans les termes de la République : il faut bien qu'il y ait un chemin praticable pour sortir de la caverne.
Que l'on puisse lire le phénomène comme l'indication d'une certain stabilité, que l'on y articule la cosmogonie du Timée, qui voit le démiurge construire le monde en mêlant l'intelligible au sensible, soit. Mais on n'est pas pour autant remonté en-deçà du phénoménisme : s'il récuse un relativisme strict qui serait le dernier mot de l'apparaître, Platon ne se remet pas à prêcher la validité de la naïveté réaliste. Autrement dit, Platon refuse que le phénomène ne soit pure apparence : il le maintient dans sa nature transitive d'« apparaître-de », en le comprenant comme l'instance fugace dans laquelle se livre ponctuellement la figure de l'intelligible. Le propre de la pensée est sa capacité à se lancer, à cause de cette intelligibilité entrevue, à la recherche des essences. C'est là l'indication du long détour de la République. Mais, comme on vient de le dire, cette quête est une reconstruction. Ainsi dans le Timée Platon nous met en garde :
Si donc, ô Socrate, en beaucoup de points, sur beaucoup de questions concernant les dieux et la naissance du monde, nous ne parvenons point à nous rendre capables d'apporter des raisonnements cohérents de tout point et poussés à la dernière exactitude, ne vous en étonnez pas. Mais, si nous vous en apportons qui ne le cèdent à aucun autre en vraisemblance, il faut nous en féliciter, nous rappelant que moi qui parle, et vous qui jugez, nous ne sommes que des hommes, en sorte qu'il nous suffit d'accepter en ces matières un conte vraisemblable, et que nous ne devons pas chercher plus loin (Timée, 29c-d).
Le récit même du mélange du sensible et de l'intelligible est donc un conte vraisemblable (ton eikoton muthon) : le vraisemblable est ici de l'ordre de l'eikos, l'apparent. Le vrai lui-même s'est finalement phénoménalisé : le coeur de notre long détour, de notre saisie des essences, c'est le phénomène en tant qu'il n'est plus l'objet d'une simple donation, mais peut-être aussi celui d'une production. C'est par la production de discours réglé, de phénomènes organisés, que nous pouvons fabriquer dans le réel tourbillonnant des espaces de stabilité, des lieux stables où construire nos propres plages d'intelligibilités et de jugement. Est-ce donc nous qui engendrons au fond le phénomène dans son apparaître ?