Agrégation : Leçons de philosophie


LE PHÉNOMÈNE


III. Husserl, Heidegger, Sartre : l'être du phénomène.


1. Retrouver le phénomène.

Ce qui semble faire problème dans le phénomène, c'est sa versatilité même. Rien n'horrifie plus la pensée que le piège de l'apparence. Il semble ainsi que la pensée ne puisse se satisfaire du seul spectacle de l'apparaître sans chercher à le neutraliser en le réduisant à un paraître aussitôt interrogé en direction de son principe. Comme on l'a plusieurs fois constaté, c'est le geste constant de la conscience naturelle, qui « tombe » toujours à travers le phénomène vers un monde qui est dans le phénomène. Elle en revient avec un léger sentiment de dégrisement, qui la conduit à formuler de forts aphorismes prudentiels (« il ne faut pas se fier aux apparences ») dans lesquels il est fait bon marché de l'impossibilité d'accéder, « derrière » les phénomènes, à quoi que ce soit qui ne se livre pas dans une certaine phénoménalité.

Comment pourrait-on imaginer un effort qui tendrait à se tenir dans le phénomène lui-même ? Est-il possible de résister à la détermination spontanée qui nous jette dans le monde derrière les phénomènes ? Husserl entreprend cette tâche, en réaction contre le psychologisme ambiant des philosophies de la fin du XIXè siècle. Pour cela, il reprend la filiation cartésienne, et s'arrête sur une idée essentielle : Descartes doutait pour sortir du doute, et dans ce but il doutait « trop ». En effet, il s'agissait pour lui d'invalider la valeur représentative des phénomènes afin de réduire progressivement le champ du certain jusqu'à ne plus se tenir qu'en soi-même. Mais cette tâche impliquait qu'au-delà du seul doute Descartes nie la valeur représentative du phénomène.

Husserl, quant à lui, se contente de la suspendre. Reprenant à travers Descartes le vieux geste sceptique, qui ne se demande pas si les phénomènes sont « fidèles » ou pas, mais qui se contente de les accueillir comme ils sont, Husserl choisit de suspendre l'adhésion spontanée et naturelle à l'existence d'un monde en-dehors de moi. Je ne doute pas alors pour savoir (en courant le risque de la crise du savoir) : je réalise l'épochè portant sur l'être non pas comme un commencement du savoir mais comme sa condition permanente : ainsi je laisse surgir un domaine de l'absolument donné. Le fait premier de la pensée est ainsi la pure donation de l'apparaître :

De quelque façon que je perçoive, me représente, juge, raisonne, quoi qu'il puisse en être de la certitude ou de l'incertitude de ces actes, de l'existence ou de la non-existence de leur objet, il est absolument clair et certain, en portant le regard sur l'acte de percevoir, que je perçois ceci ou cela, en portant le regard sur le jugement, que je juge ceci ou cela, etc. (L'idée de la phénoménologie, 2è leçon, PUF p. 52).

J'atteins ainsi une sphère de « présence absolue » qui est débarrassée de tout caractère énigmatique : je ne considère plus le phénomène comme une donnée obscure renvoyant de façon compliquée à un être réel subsistant en dehors de lui, mais au contraire je m'établis dans la présence même du phénomène. C'est cette immanence de la connaissance qui me révèle que toute la difficulté résidait, inversement, dans la transcendance de l'objet :

Toute connaissance naturelle, la connaissance pré-scientifique et à plus forte raison la connaissance scientifique, est une connaissance qui objective de façon transcendante ; elle pose comme existant des objets, elle élève la prétention d'atteindre, en connaissant, des états-de-choses (Sachverhalt), qui ne sont pas en elle « donnés au vrai sens », qui ne lui sont pas « immanents » (id., p. 59).

Dans ce cas je me borne au phénomène psychologique, celui que précisément je cherche toujours à traverser en tant que je ne le comprends que comme un « paraître de ». Il me faut au contraire saisir le phénomène pur, c'est-à-dire comme apparaître-pour-moi :

A tout vécu psychique correspond, sur la voie de la réduction phénoménologique, un phénomène pur, qui révèle son essence immanente (prise individuellement) comme une donnée absolue (id., 3è leçon, p. 69).

Ainsi une véritable connaissance du phénomène n'est pas une connaissance qui reconstruise un rapport entre le phénomène immanent et l'objet transcendant, mais une science qui traite du phénomène lui-même en tant qu'il est, de façon immanente, un « se-rapporter-à-l'objet-transcendant » (id., p. 71). Dès lors

Nous nous mouvons dans le champ des phénomènes purs. Mais pourquoi dis-je champ ; c'est plutôt un perpétuel flux héraclitéen de phénomènes (id., p. 72).

Dès lors plus de doute et d'énigme, mais l'absolue évidence de visions (Schauen) chaque fois absolument singulières. Mais ce qui est fondamental pour Husserl (dans la perspective de la constitution d'une phénoménologie qui ne soit pas seulement science des phénomènes mais sciences à partir des phénomènes), c'est que les états-de-choses généraux, eux aussi, peuvent parvenir à cette absolue « présence-en-personne » du phénomène pur : tous les vécus de la conscience sont en effets de tels phénomènes purs, et par là la généralité même devient présence singulière à la conscience.

2. Le phénomène comme acte.

Dans cette perspective c'est l'acte singulier de mon regard qui est au fondement de la singularité de chaque phénomène : si l'ensemble des vécus de la conscience sont de tels apparaîtres singuliers (que leur contenu soit la rose rouge ou le concept du bien), alors ma conscience est peuplée de phénomènes qui sont autant d'actes. Que ces actes soient en eux-mêmes des monstrations indubitables est maintenant évident : il fallait cette strate fondatrice du se-montrer pour pouvoir par après la mettre en doute :

C'est seulement dans la mesure où quelque chose en général prétend par son sens propre à se montrer, c'est-à-dire à être phénomène, qu'il peut se montrer comme quelque chose qu'il n'est pas, c'est-à-dire « seulement avoir l'air de... » (Etre et Temps, (section) 7a, tr. Martineau, Authentica, 1985, p. 43).

Ainsi Heidegger peut définitivement distinguer le phénomène de l'apparition, en mettant du même coup en évidence le caractère « sémantique » ou « prédicatif » de l'attitude naturelle :

Phénomène -- le se-montrer-en-soi-même -- signifie un mode d'encontre privilégié de quelque chose. Apparition, au contraire, désigne un rapport de renvoi qui est au sein même de l'étant, de telle manière que ce qui renvoie (ce qui annonce) ne peut satisfaire à sa fonction possible que s'il se montre en lui-même, est « phénomène » (id. p. 44).

Ainsi l'absolue présence de ce qui se donne à voir est nécessairement antérieure à l'effet de renvoi (Hinweis) par laquelle le phénomène est pris dans une structure sémantique ou prédicative. Sartre en tire les conséquences :

L'être d'un existant, c'est précisément ce qu'il paraît. (...) Du même coup va tomber la dualité de la puissance et de l'acte. Derrière l'acte il n'y a ni puissance, ni « exis », ni vertu (L'être et le néant, introduction, (section) 1, TEL, p. 12).

Ainsi le phénomène est bien un se montrer qui repose en lui-même, qui originairement ne renvoie à rien « en amont » de lui -- nulle réserve d'être ou de puissance qui subsisterait dans le caché. En cela le geste, l'acte, l'idée sont également des phénomènes : ils sont les manifestations absolues de l'être en tant que nul être ne doit être recherché en-dehors ou en-deçà d'eux.

Sommes-nous pour autant retombés dans les apories du phénoménisme radical ? Retombons-nous dans un phénomène dansant, apparence fugace et indécidable ? Non, puisque cette apparence fugace tenait sa versatilité même de son caractère intermédiaire : médiateur entre le flux du sujet et le flux de l'objet, il n'était qu'un simple point de contact éphémère entre des devenirs sans cesse changeants. Désormais le phénomène ne s'inscrit plus dans un tel interstice : il est tout le matériau de la vie de l'esprit, et toute la profusion de l'être. Mais la question ne peut pour autant pas être éludée aussi vite : subsiste-t-il, et comment, un certain ordre des phénomènes ?

3. L'ordre des phénomènes.

Il ne faut pas oublier la leçon du Timée : le discours sur les phénomènes est lui-même, en quelque façon, une production de phénoménalité. C'est la « puissance des raisonnements vraisemblables » qui guidait Timée, et c'est parce qu'il est apophantique que le logos peut selon Heidegger être un mode de manifestation approprié au phénomène (Etre et temps, (section)7b).

Ainsi nous disposons d'une certaine puissance de manifestation qui est production de phénomène, « faire-se-montrer » qui répond au « se-montrer » de la donation. C'est parce que nous sommes des animaux capables de phénoménaliser nous-mêmes que nous sommes disposés à nous mouvoir dans le flux des phénomènes. Mais cela n'a rien de « naturel », au sens où un tel monde de phénomène est habituellement et naturellement traversé par le regard en direction d'un être qu'il exprimerait : c'est au contraire dans la rupture de cette naturalité que nous installe le langage, qui nous révèle que les phénomènes sont eux-mêmes comme une grammaire du visible dont nous tirons la première science.

On peut retrouver ici quelque chose de l'intuition de Berkeley : je peux produire certaines de mes idées (définies comme ce qui apparaît à la conscience), j'en rencontre d'autres que je ne produis pas. J'organise les premières selon les grammaires subtiles et complexes de l'imagination ou de la mémoire ; je trouve que les secondes le sont d'elles-mêmes, organisées en une série ou suite régulière, dont l'admirable connexion atteste suffisamment la sagesse et la bienveillance de leur auteur (Traité des Principes, (section) 30, GF, p. 81).

Le fait fondamental du phénomène n'est donc pas livré au pur chaos, mais il se trouve organisé en une « série ou une suite » dont la régularité me renvoie immédiatement, non pas à la subsistance d'une réalité qui lui serait antérieure, mais à la régularité d'un ordre qui lui est immanent. Le phénomène ne s'appréhende lui-même que dans la singularité d'une rencontre, mais cette rencontre elle-même glisse immédiatement vers la connexion complexe d'une syntaxe. Que cet ordre des phénomènes ne soit pas remis à autre chose qu'eux-mêmes est peut-être, pour reprendre le mot de Sartre qui ouvre L'être et le néant, «le progrès considérable de la pensée moderne» (op. cit. p. 11).



Conclusion


Ainsi donc le monde des phénomènes est-il originairement notre monde : il y va dans la conscience naturelle d'une double position, celle qui accueille le phénomène comme tel et celle qui le réfère immédiatement à un ordre du caché dont il ne serait que l'apparaître. Le vrai se détermine alors comme un certain rapport de l'apparence changeante à la substance stable.

Les immenses problèmes que cette conception pose à la constitution d'une théorie de la connaissance ne dispensent cependant pas de poser la question d'un ordre des phénomènes, et cet ordre peut se laisser rejoindre depuis l'immanence même des phénomènes : autrement dit, réfuter l'existence des « arrières-mondes » n'est pas se livrer pieds et poings liés à un flux chaotique qui invaliderait d'avance toute construction structurée et nous condamnerait, dans la lignée du pyrrhonisme, à l'aphasie. Le phénomène, ainsi, n'est pas muet : c'est dans la rencontre singulière de sa monstration que je formule primitivement les éléments à partir desquels je pourrai construire, non pas peut-être un monde, mais un langage.



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Première partie / Deuxième partie / Troisième partie et Conclusion