Agrégation : Leçons de philosophie


LE PHÉNOMÈNE


II. Descartes, Kant, Bachelard : la constitution subjective du phénomène.


1. Les acquis du phénoménisme.

En nous menant au bord des apories du scepticisme radical, le phénoménisme nous a cependant révélé deux choses essentielles sur la nature du phénomène. D'une part, il est ce qui se donne en premier. La phénoménalité est la première expérience, et ce n'est qu'à ce titre que le phénoménisme peut refuser d'aller enquêter plus loin : c'est parce que, précisément, le phénomène est au plus près de nous. Mais en refusant d'aller plus loin, le phénoménisme ni le scepticisme ne se privent pour autant d'une position de vérité : bien sûr, une telle vérité ne peut plus être interprétée comme un rapport correct entre ta phainomena et ta onta ou ta adela ; mais c'est justement parce que le phénoménisme constitue le phénomène comme premier lieu de l'expérience de la vérité. La phénoménalité est la sphère dans laquelle se fait l'expérience de l'indubitable en soi (sur ce point sceptiques et épicuriens se rejoignent : le senti est le premier critère ; et si la tour carrée m'apparaît ronde de loin, cela ne remet pas en cause le caractère absolument vrai de ce « phénomène-rond » dans son apparaître). On sait donc maintenant que quelque chose se donne absolument dans le phénomène, au plus près de nous, dans la proximité la plus grande ; et l'on sait aussi que cette expérience de la plus grande proximité est peut-être le lieu premier de l'expérience du vrai.

Mais si, comme le Timée l'a laissé entendre, la constitution d'un ordre des phénomènes relève par ailleurs d'un effort de production du phénomène (dans la vraisemblance), alors on possède les trois termes qu'il faut parvenir à conjoindre pour penser le phénomène : primauté et véracité d'une expérience à constituer. Le vrai dans lequel nous baigne le phénoménisme est un vrai infra-philosophique, infra-réflexif : un vrai qui s'atteste dans l'immédiateté de la visibilité, mais qui ne se pense pas lui-même, qui n'effectue pas le retour réflexif sur soi (le vrai phénoménal est un vrai aphasique, antéprédicatif). Au contraire, le vrai constitué est un vrai normatif, un vrai qui s'instaure dans l'élément du jugement, c'est-à-dire du rapport. Comment penser ce rapport de l'immédiat au médiat, de la véracité phénoménale à la véracité prédicative ? Comment construire ce passage sans perdre la primauté d'un vrai que nous n'attestons ni ne rencontrons, mais qui s'atteste et se rencontre de lui-même ? En effet ce vrai n'est pas celui de la chose qui apparaît, mais celui de l'apparaître même : pour éviter toute confusion, il nous faut ordonner ces modes de l'apparaître phénoménal.

2. Le phénomène et l'expérience du doute.

Descartes représente à ce titre un temps important de l'analyse : il cherche à élaborer ce vrai phénoménal en le référant à un ego qui le perçoit, c'est-à-dire en le déterminant subjectivement comme cogitatum d'une cogitatio de l'ego. Le phénomène se trouve ainsi immédiatement repris dans la sphère de la subjectivité comme vécu de la conscience. Descartes prend alors bien soin de ne pas se cantonner dans la seule sphère de la visibilité : sortant de la bipolarité protagoréenne, extirpant le phénomène de son statut de rencontre d'un double flux, il reçoit dans le champ des vécus de la conscience l'ensemble des données phénoménales. Alors le phénomène ne s'apparente plus à la seule vision : ce sont toutes les affections de la conscience qui sont comprises comme apparaîtres.

Pour cela, il faut commencer par rompre avec la recherche d'un fondement a priori objectif de la phénoménalité : le seul fondement, c'est le sujet lui-même. Comment rompre ? Par le doute. L'expérience du doute est nécessaire pour invalider la prétention naïve de la conscience à référer spontanément le phénomène à un chose même dont il serait l'apparaître et qu'il traduirait ou trahirait avec plus ou moins de bonheur. Descartes va donc commencer par mettre en crise la spontanéité de cette conscience naturelle :

Tout ce que j'ay receu jusqu'à present pour le plus vray & assuré, je l'ay appris des sens, ou par les sens : or j'ay quelquefois éprouvé que ces sens estoient trompeurs, & il est de la prudence de ne se fier jamais entierement à ceux qui nous ont une fois trompez (MM I, AT IX p. 14).

Voilà donc invalidées les données sensibles, au nom de leur tromperie possible. C'est le lien du phénomène à la chose qui se manifeste en lui qui est mis en doute : tromperie et confiance n'ont de sens qu'en tant qu'ils visent ce lien et non l'être même du phénomène. Toutes les étapes du doute dans la première Méditation vont reprendre ce même objectif : briser la naturalité du lien des phénomènes aux choses mêmes, et faire ainsi apparaître la fragilité de la conscience naturelle. Mais, dans le même temps, ce processus aura pour résultat de laisser subsister, ininterrogé, le monde phénoménal lui-même, dans son pur apparaître.

Le doute connaît dans la première Méditation quatre étapes : on vient de voir la première, qui vise les objets des sens. Mais il semble que parmi ces objets subsistent des phénomènes absolument indubitables : des phénomènes dont la certitude soit absolue. Par exemple, que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d'une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, & autres choses de cette nature » (MM I, AT IX 14).

Il faut contre ces certitudes, dont la remise en cause semble relever de la folie atrabilaire, invoquer l'argument du rêve. Cet argument fonctionne, à son niveau, de la même façon que le précédent : il s'agit de montrer que les ordres de la manifestation ne correspondent pas à des ordres du réel. Ainsi, le phénomène est équivoque : il peut envoyer à la veille comme au rêve, donc au réel comme à l'imaginaire, ou plus précisément encore à l'extérieur comme à l'intérieur. L'argument est fondamental : il s'agit de couper le phénomène de sa fonction de référence en montrant que le même phénomène peut être l'effet interne d'une cause externe, mais aussi l'effet interne d'une cause interne. Ainsi le phénomène ne permet pas de sortir de la sphère du moi : cet acquis est fondamental, parce qu'il montre la direction dans laquelle peu à peu Descartes est en train de recentrer la phénoménalité : celle de l'immanence des vécus de la conscience à elle-même.

Descartes prend acte de ce fait, et avance une certitude supérieure : si je suis trompé par le rêve, c'est qu'il ressemble au réel. Plus précisément : la confusion entre les phénomènes qui m'apparaissent dans le rêve et dans la veille ne peut venir que de leur commune ressemblance au réel. Ainsi, tant qu'on le considère dans sa fonction représentative, il est toujours possible d'interroger le phénomène en direction de ce qu'il manifeste :

Toutefois il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représentées dans le sommeil, sont comme des tableaux & des peintures, qui ne peuvent être formées qu'à la ressemblance de quelque chose de réel & de véritable ; & qu'ainsi, pour le moins, ces choses générales (...) ne sont pas choses imaginaires, mais vraies & existantes (id. AT IX 15).

Le phénomène est donc toujours, à ce stade, un « tableau » ou une « peinture » : une représentation qui n'a de sens que parce qu'elle ne se réduit pas à sa propre présence, mais au contraire renvoie bien à autre chose qu'elle-même. Que de tels éléments de représentation soient communs à la veille et au rêve me donne des noyaux de stabilité suffisant pour me servir de fondement. Il existe même, avance Descartes,

des choses encore plus simples & universelles, qui sont vraies et existantes (...) de ce genre de choses est la nature corporelle en général, & son étendue, ensemble [ainsi que] la figure des choses étendues, leur quantité ou grandeur, & leur nombre, comme aussi le lieu où elles sont, le temps qui mesure leur durée, & autres semblables » (id.)

On s'élève alors au niveau des idées abstraites, qui ne sont pas susceptibles d'être immédiatement représentées : hors du domaine de la représentation, elles semblent pouvoir la conditionner. Ainsi, on se dirige vers une thèse selon laquelle les éléments composés sont soumis au doute tandis que les éléments simples qui conditionnent toute représentation sont indubitables, puisqu'ils ne sont plus interrogés dans leur valeur représentative (ils ne sont plus représentations d'autre chose mais conditions de toute représentation en général). Il faut alors faire intervenir l'argument du Dieu trompeur.

Descartes fait en effet appel à « une certaine opinion » qui dit qu'existe un Dieu très puissant, lequel aurait donc la possibilité de m'illusionner, et de me faire croire ainsi que sont vraies absolument des erreurs. Il n'est pas besoin d'expliquer ce qu'est ce Dieu ni comment il me trompe, ou comment cette tromperie est compatible avec sa bonté, sa puissance, et ses autres attributs :

de sorte qu'il est nécessaire que j'arrête & suspende désormais mon jugement sur ces pensées, & que je ne leur donne pas plus créance, que je ferais à des choses qui me paraîtraient évidemment fausses (id., AT IX 17)

Ainsi le simple fait que je ne puisse pas réfuter immédiatement cette possibilité montre qu'elle est envisageable. Cela signifie que le degré d'évidence de toutes ces affections de la conscience, que je tenais à l'instant pour absolu, n'est pas assez puissant pour résister à une mise en doute métaphysique. La nature même de l'argument met en lumière le but de la recherche : il me faut trouver un socle d'évidence assez solide pour résister à toute mise en crise. C'est donc bien le critère absolu de la certitude que l'on cherche : or ce critère ne se trouve dans aucune position d'objectivité, que ces objets soient ceux des sens ou ceux de la pensée. Je me trouve donc, par cet ultime argument, enfermé dans la sphère de l'apparaître pur, coupé de toute certitude concernant une quelconque position d'être.

Le quatrième degré du doute, le Malin Génie, ne sert plus alors que d'aide-mémoire : puisque ces Méditations sont très ardues, je dois me garantir contre la pente de la conscience naturelle qui à tout instant risque face aux phénomènes de reconduire la conséquence infondée de l'apparaître à l'être. Pourquoi ne pas avoir récupéré le Dieu Trompeur à cet usage ? Parce que le Dieu Trompeur est une hypothèse métaphysique, et que c'est dans l'attitude naturelle elle-même qu'il faut intervenir : le Dieu invalide les certitudes naturelles en posant la question de leur socle métaphysique ; le Malin Génie les invalide sans même préciser pourquoi ni comment : il est réduit à une pure puissance de tromperie absolue.

3. D'un monde à un esprit.

Qu'ai-je perdu avec cette réduction drastique ? Un monde. L'ensemble des objets qui se tenaient dans l'être autour de moi, fidèlement (ou pas) représentés par leur apparition phénoménale, a disparu : ainsi le phénomène dans l'attitude naturelle de la conscience est porteur d'un monde, mais d'un monde qui ne se laisse plus penser maintenant qu'affecté de l'indice « monde-représenté-pour-moi ». En effet la phénoménalité n'a pas été invalidée comme telle : comme on l'a vu, Descartes n'a fait que trancher les liens qui la rattachaient au réel extérieur. Le phénomène est maintenant posé dans son pur apparaître, image dépouillée de ses références à un être objectif qui serait son principe : pure image. Les phénomènes ne subsistent donc plus que comme des tableaux en mon esprit. Leur élucidation ne peut plus se tourner vers un monde : elle devra nécessairement se tourner vers l'esprit qui les accueille.

C'est précisément cet esprit qui va présenter la caractéristique que l'on recherche, c'est-à-dire une puissance d'évidence absolue, fondatrice, dans laquelle l'apparaître soit immédiatement un être. En quoi cette évidence première constitue-t-elle un phénomène plus originaire que tous les autres ? En ce qu'elle est le seul phénomène dont la donation corresponde immédiatement pour moi à la saisie pleine et entière d'une position d'être, c'est-à-dire le moi. Lui seul est pour moi pleinement substance, tous les autres événements qui m'affectent n'en sont que des rapports. Je peux toujours croire que lorsque je vois la lumière, que j'entends le son, que je sens la chaleur, je suis illusionné, mais du moins il y a de tels phénomènes pour moi. Le passage vaut d'être cité (il est analysé par M. Henry, Généalogie de la psychanalyse, PUF, 1985, chapitre I) :

(...) je voy la lumiere, j'oy le bruit, je ressens la chaleur. Mais l'on me dira que ces apparences sont fausses & que je dors. Qu'il en soit ainsi ; toutesfois, à tout le moins, il est tres-certain qu'il me semble que je voy, que j'oy, & que je m'échauffe ; & c'est proprement ce qui en moy s'appelle sentir, & cela, pris ainsi precisement, n'est rien autre chose que penser (MM II, AT IX, p. 23).

Tout est dans l'articulation : bien sûr le senti peut encore être invalidé par le doute dans son être représentatif. Mais cette invalidation ne supprime pas le phénomène comme tel : il ne supprime que sa valeur représentative. Ainsi « il me semble que je voy », et cette semblance elle-même ne peut être invalidée, si le voir peut l'être. Le texte latin, plus concis et plus ramassé, dit ici :

Falsa haec sint, dormio enim. Ac certe videre videor, audire, calescere. Hoc falsum esse non potest (id., AT VII, p. 29).

Ce videre videor qu'analyse M. Henry est précisément l'indice de cette conservation de la phénoménalité comme pur apparaître. Il faut prendre garde à une erreur possible de l'interprétation : ce videre videor n'établit pas les deux voir sur le même plan. Il ne s'agit pas du même geste : je ne me vois pas voyant, je ne me vois pas voir. L'évidence ne s'atteint pas ici par réitération du même, comme retour du voir sur soi, mais il faut a contraire établir une différence entre le videor infalsifiable et le videre qui l'est.

Ainsi le sentir immédiatement vrai est rabattu sur le penser : le phénomène originairement vrai, c'est cet apparaître du moi dans ses actes. Dès lors tout phénomène se trouve conservé, comme acte de cet esprit. Le phénomène est recompris comme cogitatum, en tant que toutes les affections de cet esprit seront alors assimilable à des phénomènes, c'est-à-dire à des actes d'« apparaître-pour-un-moi ».

4. Le morceau de cire.

Le drame de cette assomption du phénomène, c'est qu'elle semble cependant m'enfermer dans une sphère toute interne : la phénoménalité est au sens strict au ras de l'esprit. La réussite du doute est une « victoire à la Pyrrhon » (sic...). On songe au fameux problème de Molyneux, et à la solution berkeleyienne qui, de façon pour ainsi dire hypercartésienne, supposait que l'aveugle à qui l'on rendrait la vue serait incapable de coordonner ses nouvelles sensations : livré sans défense à une phénoménalité inordonnable, il ne percevrait qu'une couche de couleur, de lumière et de mouvement à même l'oeil (Nouvelle Théorie de la vision, (section) 127-137). Mais la tâche de Berkeley consiste à prouver que les phénomènes sont réellement coupés des choses parce que les choses n'existent pas, et que ne subsistent que des apparaîtres dont la seule organisation est de nature grammaticale : la nature phénoménale est un langage que nous parle Dieu (Traité des principes, (section)(section) 30-33). La tâche de Descartes, au contraire, va maintenant consister à rebâtir patiemment le lien que la méthode a coupé entre les choses et leur apparaître. L'analyse du morceau de cire en est le lieu central : elle nous permet de comprendre pourquoi la conscience naturelle accomplit toujours trop vite l'implication du phénomène à la chose.

En effet dans l'expérience du morceau de cire c'est à la fluidité des phénomènes déjà mise en avant par Platon que Descartes s'intéresse. Le morceau de cire est tout d'abord identifié, dans le cadre de l'attitude naturelle, à travers la série de ses qualités : dureté, chaleur, couleur, odeur, silhouette, etc... Dans un premier temps, ces qualités appréhendées par les sens sont tout l'être du morceau de cire. Elle rassemblent un grand nombre de phénomènes différents, issus de divers sens ; et leur combinaison « constitue » naturellement l'objet. Mais cela ne signifie pas pour autant que l'être du morceau de cire soit son apparaître même : au contraire, la conscience naturelle considère spontanément que le morceau de cire est une réalité subsistant par soi, au principe de l'apparaître, dont les divers phénomènes ne sont que la manifestation de qualités identiques et réelles, reposant dans l'être « derrière » les phénomènes. On retrouve ainsi cette attitude spontanément sémantique de la conscience naturelle, qui inscrit toujours le phénomène dans une structure de renvoi : ce qui se montre et la monstration elle-même sont dans un rapport de signifié à signifiant dont la conscience naturelle emprunte immédiatement et mécaniquement le cours.

Approcher le morceau de cire du feu, et constater le changement qui affecte rapidement l'ensemble de ses qualités, c'est l'expérience qui révèle l'erreur de la conscience naturelle : si les qualités sont le morceau de cire, ou le manifestent avec fidélité, où est-il passé ? Il est toujours possible de juger que le morceau de cire existe bel et bien au principe de l'apparaître, et qu'un seul de ces ensembles combinatoires de phénomènes correspond à la manifestation « authentique » de l'être du morceau de cire, mais d'une part ces ensembles sont aussi innombrables que les phénomènes (on se souvient de la leçon du phénoménisme de Protagoras), et d'autre part nous ne possédons aucun critère pour décider à quel ensemble nous attribuerons cette authenticité : en effet, le critère de l'authenticité, précisément parce qu'il est de nature spontanément sémantique, exigerait que nous puissions nous référer à l'être pour juger du paraître, or nous n'avons pas d'accès à cet être autrement que dans son paraître.

Mais le mot essentiel est dit : il s'agit de juger. La conscience naturelle s'illusionne elle-même parce qu'elle croit se borner à recevoir l'être qui se montre alors qu'elle juge que ce qui se montre manifeste l'être. Elle se croit passive alors qu'elle agit déjà et met en forme l'expérience phénoménale. Elle « traverse » toujours le phénomène vers son principe, en laissant de côté la question du mode d'être de la phénoménalité (et, précisément, c'est sur ce mode d'être que Descartes a recentré la question de l'apparaître en soumettant les phénomènes à l'épreuve du doute : au sens strict, il n'a pas douté des phénomènes mais de leur valeur représentative, c'est-à-dire de la structure prédicative que la conscience naturelle leur applique).

Pourtant, Descartes ne s'arrête pas à cette confirmation a posteriori de la pertinence du doute : l'enjeu du passage est ailleurs. Il s'agit pour Descartes de montrer que c'est bien l'entendement, et non la sensation, qui opère la « position d'être » du morceau de cire. Ainsi si nous pouvons juger de la fidélité du phénomène, c'est parce que l'entendement, faculté des jugements, saisit derrière eux l'étendue immuable. Ce ne peut être que lui, précisément à cause du nombre infini des phénomènes qui manifestent cette étendue :

Et je ne concevrois pas clairement & selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensois qu'elle est capable de recevoir plus de varietez selon l'extension, que je n'en ay jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne scaurois pas mesme concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, & qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive (...). (MM II, AT IX, p. 24).

Ainsi la faculté des phénomènes se trouvant excédée par la singularité répétée de ses expériences, c'est l'entendement seul qui peut opérer la constitution de l'ordre du sensible par la prédication, c'est-à-dire par la conception d'un pôle de subsistance objectif propre à unir, comme un foyer, les phénomènes qui ne sont plus dès lors que des jeux de silhouettes à la surface de l'être. On retrouve ici un écho du double mobilisme du Théétète, mais les points de contact fugaces des deux flux sont désormais apprivoisés : si comme phénomènes ils sont inconcevables (puisqu'ils ne relèvent que du pur apparaître infalsifiable comme tel, videre videor oblige), ils sont en revanche référables à une substance étendue qui fait face à la mienne. Et le critère même de l'évidence, dont l'application permet maintenant de neutraliser la versatilité du phénomène, est tiré de l'évidence du premier phénomène : l'être affecté du moi par lui-même.

Ce serait donc l'esprit lui-même qui descendrait dans les phénomènes pour y instaurer un ordre objectif. La conscience naturelle ne traverse plus les phénomènes, mais la conscience philosophique, si elle s'y est arrêté, y a trouvé de quoi les transpercer à nouveau, en les ramenant comme un bouquet à leur ancienne nature sémantique : ils n'y jouent plus que le rôle de fanfreluches utilitaires, malheureusement inévitables en raison de l'imperfection de nos sens et de l'exigence de nos corps :

Toutesfois [les choses corporelles] ne sont peut-estre pas entierement telles que nous les percevons par les sens, car cette perception des sens est fort obscure & confuse en plusieurs choses ; mais au moins faut-il avouer que toutes les choses que j'y concoy clairement & distinctement (...) s'y retrouvent véritablement. Mais pour ce qui est des autres choses, (...) il est certain qu'encore qu'elles soient fort douteuses & incertaines, toutesfois de cela seul Dieu n'est point trompeur, & que par consequent il n'a point permis qu'il peust y avoir aucune fausseté dans mes opinions, qu'il ne m'ait aussi donné quelque faculté capable de la corriger. (MM VI, AT 63-64).

La nature m'enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, &c., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son navire, mais, outre cela, que je luy suis conjoint tres-étroittement & tellement confondu & meslé, que je compose comme un seul tout avec luy. Car, si cela n'estoit, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirois pas pour cela la blessure, moy qui ne suis qu'une chose qui pense, mais j'apercevrois cette blessure par le seul entendement (...). Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, &c., ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent & dependent de l'union & comme du mélange de l'esprit avec le corps. (id. p. 64).

Ainsi c'est dans l'ordre des pouvoirs de connaître de l'esprit que le phénomène se trouve désormais inscrit. Non seulement la monstration est une étape de l'ordre des raisons, mais elle indique même la raison comme l'agent qui la met en ordre, et lui interdit de subsister dans son pur apparaître. Au sens strict, ce qui se donne maintenant à voir dans le phénomène, ce n'est plus l'être, c'est l'esprit lui-même. On retrouve là un énoncé très proche du criticisme, qui explore justement cette piste : comment la raison peut-elle constituer la sphère de la phénoménalité en se passant de la référence à un être subsistant en dehors d'elle ? Mais, d'autre part, cette thèse de la mise en ordre des phénomènes par l'entendement a également des conséquences épistémologiques importantes.

5. Se passer des choses : le criticisme.

L'effort de Kant dans la Critique de la Raison Pure consiste à « sauver » un monde de phénomènes comme transcendantalement constitué : on y atteint le point extrême de la coupure entre phénomène et chose (si l'on accepte que Berkeley, qui refuse l'être même de la chose, ne s'inscrit pas dans la logique de cette « coupure », comme en témoignent ses dénégations permanentes). L'esthétique transcendantale est le premier moment de cette constitution subjective du monde phénoménal : il faut voir en quoi cette constitution ne supprime pas pour autant le recours nécessaire à une chose en soi.

Kant commence par entériner la double nature du phénomène, constante depuis l'antiquité, mais il la reprend comme double regard avec pour but d'invalider un de ces regards :

(...) le phénomène doit être envisagé toujours selon deux points de vue : l'un, où l'objet est considéré en lui-même (indépendamment du mode d'intuition où nous le percevons, et par cela même sa nature reste toujours pour nous problématique), l'autre, où l'on a égard à la forme de l'intuition de l'objet, laquelle doit être cherchée, non dans l'objet lui-même, mais dans le sujet auquel l'objet apparaît, et n'en appartient pas moins réellement et nécessairement au phénomène de cet objet. (Esth. Tdtale., (section) 7, trad. Barni & Archambault, GF p. 95).

Il faut donner sa pleine puissance à cette « problématicité » de la nature de l'objet pris isolément : la problématicité est une modalité du jugement exposée dans la table des catégories, qui se définit par la simple possibilité de l'objet considéré dans le jugement. Le jugement problématique ne peut donc jamais conclure à l'existence absolue ou nécessaire de son objet :

Les jugements sont problématiques lorsque l'on admet l'affirmation ou la négation comme simplement possibles (Anal. des concepts, ch. 1, 2è section, GF p. 133).

Ainsi le jugement ne peut jamais s'arracher à la sphère des conditions de l'intuition sensible ; or dans cette intuition ne nous sont livrés que des phénomènes puisque « phénomène » signifie précisément « objet intuitionné » et, réciproquement, « intuition » signifie « faculté des phénomènes ». Il n'y a donc rien d'autre que le phénomène qui nous soit offert comme objet possible de l'intuition. Nous voilà d'emblée enfermé par l'esthétique transcendantale dans un monde phénoménal d'où rien dans les pouvoirs de connaissance de notre esprit ne nous autorise à sortir (du moins dans l'usage pur de la raison, puisqu'il en ira légèrement différemment dans son usage pratique).

Par là Kant détruit d'avance toute possibilité d'enquête en suspicion sur la « fidélité » du phénomène. La force de sa conception réside en effet dans sa dissociation de la nature du phénomène d'avec toute valeur représentative de ce dernier :

La vérité est ainsi, non que la sensibilité nous fait connaître obscurément la nature des choses en soi, mais qu'elle ne nous la fait pas connaître du tout ; et dès que nous faisons abstraction de notre constitution subjective, l'objet représenté, avec les propriétés que lui attribuait l'intuition sensible, ne se trouve plus et ne peut plus se trouver nulle part, puisque c'est justement cette constitution subjective qui détermine la forme de cet objet comme phénomène (Esth. Tdtale., (section) 8, GF p. 98).

Ainsi le principe du criticisme, qui considère que ce ne sont pas nos facultés de connaissances qui se règlent sur les objets mais les objets qui se règlent sur nos facultés de connaissance, aboutit ici à sa thèse fondatrice : dans la réception du phénomène rien ne nous est dit de la chose, ni clairement ni obscurément (et la thèse est explicitement dirigée contre la théorie classique de la connaissance illustrée par Leibniz et Wolff). Pour autant ce que nous avons appelé la nature spontanément prédicative du phénomène n'est pas abolie, et l'on ne retombe à aucun moment dans le pyrrhonisme : simplement, l'on doit désormais admettre que ce à quoi nous renvoie le phénomène n'est pas autre chose que la détermination que lui a donnée notre propre constitution subjective. Ainsi, parce que ce sont eux qui se règlent sur nous et non l'inverse, les phénomènes « signifient », mais ils ne signifient plus rien d'autre que nous-mêmes.

Il faut comprendre à quel point cette thèse est destinée à lutter aussi bien contre l'usage abusif du phénomène que font les pensées classiques « pré-critiques », que contre l'idéalisme radical de Berkeley, Kant cherchant en effet avant tout à ne pas perdre avec la chose en soi le concept même de réalité. Il ne veut donc absolument pas réduire le phénomène à l'apparence : que je ne trouve en lui que les conditions de ma constitution subjective ne le déréalise en rien.

(...) dans le phénomène, les objets et même les qualités que nous leur attribuons sont toujours regardés comme quelque chose de réellement donné ; seulement, comme ces qualités dépendent du mode d'intuition du sujet dans son rapport à l'objet donné, cet objet n'est pas comme phénomène ce qu'il est comme objet en soi. (...) Ce serait ma faute si je ne voyais qu'une simple apparence dans ce que je devrais considérer comme un phénomène. (Esth. Tdtale., (section) 8, GF p. 103).

La question qui se pose alors nécessairement est : comment puis-je simplement parler des choses en soi, puisque je n'en ai précisément aucune intuition sensible ? Par quel détour parviens-je à considérer ne serait-ce que la possibilité de leur existence ? C'est le point que règle le chapitre III de l'Analytique des principes : « Du principe de la distinction de tous les objets en général en phénomènes et noumènes ».

L'élucidation transcendantale de la constitution de l'objectivité se fait, dans l'esthétique même, à partir de l'antique distinction aristotélicienne entre matière et forme : l'espace et le temps sont les formes a priori de l'intuition empirique, et « phénomène » désignera « l'objet indéterminé d'une intuition empirique » (Esth. Tdtale., (section) 1, GF p. 82). Or si nous pouvons élucider transcendantalement la forme a priori que prendront tous les phénomènes, nous devons reconnaître que nous ne produisons pas pour autant le phénomène : cette forme informe un certain divers matériel, et cette diversité matérielle sentie n'est pas engendrée dans sa singularité par la subjectivité, mais simplement rencontrée.

C'est cette distinction elle-même qui exige, après la mise en place de la table des jugements et des principes, cette précaution méthodologique :

L'usage transcendantal d'un concept dans un principe quelconque est de le rapporter aux choses en général et en soi ; l'usage empirique au contraire l'applique simplement aux phénomènes, c'est-à-dire à des objets d'une expérience possible. Il est aisé de voir qu'en toutes circonstances ce dernier usage seul peut trouver place (Du principe..., GF p. 267).

Kant a en effet parfaitement conscience de la dérive réaliste qui est à l'oeuvre dans le mot même de phénomène :

quand nous désignons certains objets sous le nom de phénomènes, d'êtres sensibles (phænomena), en distinguant la manière dont nous les appréhendons de leur nature en soi, il est déjà dans notre idée d'opposer précisément, à ces phénomènes, ou ces mêmes objets envisagés du point de vue de cette nature en soi, quoiqu'elle ne soit pas donnée à notre intuition, ou d'autres choses possibles qui ne sont nullement objets de nos sens ; nous les considérons comme des objets simplement conçus par l'entendement, et nous les appelons êtres intelligibles (Noumena). (id., p. 275)

Mais ce concept d'être intelligible est un concept entièrement indéterminé et comme tel « négatif » ; il ne pourrait devenir concept positif qu'en faisant l'objet d'une intuition purement intelligible qui n'existe pas pour notre espèce (mais dont Kant imagine que ce pourrait être le mode d'intuition de Dieu). Le concept d'un noumène n'est donc pas contradictoire mais problématique, puisque si l'on peut concevoir le concept d'une chose en soi comme absolument inconnue, aucun objet ne vient correspondre à cette représentation indéterminée. Nos catégories s'étendent problématiquement plus loin que la sphère des phénomènes, mais elles n'atteignent alors qu'une concept-limite, un concept négatif destiné à borner notre sensibilité. Ainsi le phénomène, s'il s'adosse bien à une chose en soi que je suppose au principe du divers matériel de l'apparaître ne peut en aucun cas me livrer le passage vers ces choses comme concept. Leur concept est donc purement négatif. Si donc je puis de façon critique me pencher sur les phénomènes, ce n'est que pour comprendre en eux la forme qui les détermine et qui est celle de ma constitution subjective. Le phénomène n'est plus traversé vers les choses qui sont en soi en dehors de nous, il est traversé en direction des mises en forme transcendantales qui me révèlent à moi-même la structure de ma subjectivité connaissante.

6. Transpercer les phénomènes : l'esprit scientifique.

Cette façon de concevoir les rapports entre phénomènes et choses a des effets considérables en épistémologie. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, G. Bachelard reprend les catégories kantiennes elles-mêmes en montrant comment la raison scientifique ne cesse de heurter le réalisme naturel en traversant ses phénomènes « mal vus ». Mais Bachelard estime alors que ce rationalisme scientifique, réélaborant le phénomène, modifie les conditions de la partition phénomène-noumène :

Le réel qui lui correspond n'est pas rejeté dans le domaine de la chose en soi inconnaissable. Il a une tout autre richesse nouménale. Alors que la chose en soi est un noumène par exclusion des valeurs phénoménales, il nous semble bien que le réel scientifique est fait d'une contexture nouménale propre à indiquer les axes de l'expérimentation (Nouvel esprit scientifique, introduction, (section) 1, PUF p. 9).

Cette « contexture nouménale » est l'objet d'une recherche attentive en même temps que d'une procédure de production : l'attitude scientifique ne regarde plus surgir un monde chosique derrière des apparences évanescentes, elle dialectise au contraire les unes par les autre, et nous introduit à un usage réglé du noumène comme norme du phénomène :

Entre le phénomène scientifique et le noumène scientifique, il ne s'agit donc plus d'une dialectique lointaine et oisive, mais d'un mouvement alternatif qui, après quelques rectifications des projets, tend toujours à une réalisation effective du noumène. La véritable phénoménologie scientifique est donc bien essentiellement une phénoménotechnique (id., p. 17).

Mais il faut comprendre que ce noumène n'est précisément pas une chose en soi : comme le montre l'article « Noumène et microphysique » (in Études, Vrin, 1970), la physique contemporaine (Bachelard écrit en 1931) a « apporté des messages d'un monde inconnu » ans lequel la chose se trouve dissoute. On ne peut plus considérer séparément la chose de son action, la matière de son énergie. Il n'y a de substance « qu'au-dessus, et non au-dessous, des objets microphysique ». Le monde nouménal est ainsi le monde de la relation réelle, contexture au sens propre : c'est le phénomène qui se trouve invalidé, hypothétique, soumis à conditions d'invention et d'ordonnancement. La traversée du phénomène est allé si loin qu'elle a fait au sens littéral « exploser » son concept : les relations rationnelles que nous « réalisons » en phénomènes sont bien plus consistantes que les phénomènes que nous produisons par leur entremise.

7. L'oubli du phénomène.

Dans toutes ces analyses (Descartes, Kant, Bachelard), le phénomène est pour ainsi dire traversé : le regard ne s'y est arrêté que pour le fonder, mais c'est toujours dans autre chose que lui-même qu'il est finalement établi. La question de son mode d'être propre comme apparaître, brièvement analysée par Descartes, a été refermée. Comme si, du phénoménisme au criticisme, la question du statut propre du phénomène était un gouffre pour la pensée. De la conscience naturelle à la raison pure, l'être même du phénomène est demeuré en retrait, comme oublié. C'est la tâche propre de la phénoménologie que de revenir à ces « choses mêmes » qui sont de toute mémoire les lieux de l'expérience fondatrice du vrai et du moi. C'est donc de la découverte de cette expérience fondatrice par Descartes que l'on va repartir.



Introduction
Première partie / Deuxième partie / Troisième partie et Conclusion