Agrégation : Leçons de philosophie


LE PRINCIPE



I. Le principe se dit en divers sens


1. Le besoin de principe.

Pourquoi a-t-on besoin de penser le principe ? Comment la nécessité « du » principe se fait-elle sentir ? De quelle nature est-elle ? On a déjà envisagé un élément de réponse : dans le monde du devenir, les choses sont toutes prises dans des relations de changement et d'engendrement réciproque. Or, comme le souligne Platon dans le Phèdre, « tout doit naître d'un principe » (245d). Ainsi le principe est l'origine au sens littéral : la source de la naissance, le commencement de la genesis. Mais il est alors possible d'identifier pour chaque moment du devenir, pour chaque objet qui y est plongé, un principe propre : comme chaque vivant engendré a son géniteur, chaque mouvement son moteur, chaque effet sa cause. Se constitueraient ainsi des micro-structures d'intelligibilité, qui nous permettraient d'appréhender chaque objet possible de notre attention en le référant à un tel « principe » qui l'engendre. Mais, comme le précise Platon dans le même passage, « un principe ne peut prendre naissance » (id.). Autrement dit, le principe doit pour mériter son nom remplir deux obligations : engendrer, ne pas être lui-même engendré. Dès lors le géniteur (principe du vivant), le mouvement (principe d'un autre mouvement) sont invalidés en tant qu'ils sont eux-mêmes des éléments de ce devenir dont le principe doit être abstrait : « si le principe naissait de quelque chose, il ne serait plus principe » (id.).

L'arkhè réclamé ici par Platon prend donc la figure de la demi-droite : engendrant inengendré, condition inconditionnée, mouvement non mû. Pourquoi la pensée a-t-elle besoin de trouver (ou de se donner) un tel fondement stable ? Parce qu'il lui est impossible de mettre en ordre la diversité du monde sans la référer à un socle immobile, inchangé, incausé. Le principe n'est alors fondement de l'intelligibilité qu'en raison d'une certaine consistance ontologique qui le tient à part des différentes régions de l'être que l'expérience nous livre : il est, lui, pleinement et complètement. La contingence du divers ne prend elle-même consistance qu'à se trouver ordonnée à une telle plénitude, dont elle est même en quelque sorte l'expression, l'imitation ou le déploiement. Mais seule l'appréhension de cette plénitude de l'être toujours identique à soi autorise l'appréhension du divers mouvant et changeant qui lui est subordonné.

« Tous les hommes désirent naturellement savoir », commence Aristote (Métaphysique A, 1, 980a21). Dans un monde mouvant, qui se présente comme un perpétuel changement de formes, ce désir de connaissance ne peut se satisfaire d'une simple habileté pratique. Les hommes de l'art connaissent bien les choses, mais ne peuvent dire pourquoi elles sont. Ils se meuvent dans le mouvant, agissent dans le changement. Le désir de savoir, lui, exige une position de stabilité. Ainsi le désir naturel de connaissance est-il désir de connaissance théorique : on le comprend alors comme désir de connaissance des causes : « sous le terme de sagesse (sophia), chacun entend communément ce qui traite des premières causes et des [premiers] principes (arkhas) » (A, 1, 981b30). Il s'agit alors de remonter la série des effets vers une instance stable qui la fonde.

En quoi cette science des principes est-elle particulièrement éminente ? En ce qu'elle permet, parce qu'elle saisit la source, d'englober dans cette saisie tout ce qui découle de la source. Ainsi Aristote poursuit-il en A, 2, 982b1-5 :

« le suprême connaissable ce sont les premiers [principes] et les [premières] causes (car c'est grâce [aux principes] et à partir [des principes] que tout le reste est connu, et non pas, [inversement, les principes,] par les autres choses qui en dépendent). »

Ainsi il semble bien que le principe joue ici dans l'ordre du connaître : pour atteindre la sagesse, il faut connaître les choses par ce dont toute connaissance provient, c'est-à-dire les principes en tant qu'ils sont assimilables à des causes. On est jusque-là en terrain « connu » : rien de plus que ce que l'on vient d'entendre dans le Phèdre (mais, en revanche, quelque chose « de moins » : Aristote ne semble plus envisager ici que le principe soit commencement de l'être ; c'est sous l'angle de l'intelligibilité qu'il détermine qu'il est pensé ici). Et pourtant ce discours sur le principe (cette « archéologie » au sens littéral) va se heurter rapidement à des difficultés majeures, que l'on peut organiser en quatre questions successives :

  • que connaît-on avec le principe ?
  • comment connaît-on le principe ?
  • faut-il distinguer la connaissance du principe et la connaissance par le principe ?
  • peut-on maintenir l'unité du principe ?

2. Que connaît-on avec le principe ?

Si la connaissance est connaissance des principes, c'est au sens où la connaissance du principe contient la connaissance de ce qui en découle. Autrement dit, lorsque l'on cherche à connaître une chose en son être, on doit remonter à une instance qui enveloppe la connaissance de cet être parce qu'elle est par rapport à lui comme une cause par rapport à son effet : le principe comprend la chose parce qu'il la produit. Ainsi c'est parce qu'il est cause de l'être, ou de ses modes, que le principe est cause de la connaissance de l'être, ou de ses modes. On a déjà mis en relief cette consistance ontologique particulière qui, à la lecture du Phèdre, semble fonder la puissance gnoséologique du principe. Mais quelle est l'extension de cette puissance ? En effet, que l'on connaisse les effets par leur principe, cela ne veut pas dire pour autant que, connaissant le principe, on connaît immédiatement par là l'être des choses dont il est le principe (ainsi la connaissance d'une règle géométrique n'est pas identique à la connaissance de tous les exemples singuliers d'application de cette règle). Que signifie alors, dans la citation d'A, 3, l'expression « tout le reste » ?

Aristote utilise ici la distinction essentielle de l'acte et de la puissance : si le principe est fondamentalement acte, la connaissance du principe n'est pas pour autant connaissance actuelle de tous les éléments qui se trouvent subordonnés au principe. Connaître le principe, c'est donc atteindre un acte dans lequel reposent, comme puissances, les éléments que cet acte gouverne. La connaissance par le principe n'est donc pas une connaissance de la totalité de la série des éléments subordonnés mais une connaissance en puissance de ces éléments. Ainsi, si l'on a besoin de saisir une instance identique à soi pour saisir à travers elle le divers qu'elle gouverne, ce n'est pas pour autant une connaissance complète de la série qui se joue dans la connaissance de son principe, mais une connaissance potentielle. On peut même aller plus loin : cette puissance de connaître qui est dans le principe et qui, atteinte, nous confère une certaine connaissance en puissance, permet de définir le principe comme une certaine limite de la puissance : en effet, face à la puissance illimitée, le principe agit comme une certaine détermination. S'il est puissance de connaître, c'est parce qu'il fait passer la puissance de l'apeiron du côté de la peras : il vient limiter la puissance, lui donner une direction qui est aussi une forme, la configurer.

Que le principe soit ainsi un certain agencement des puissances, c'est ce qui explique comment l'on passe de sa fécondité ontologique à sa fécondité gnoséologique : il rend le devenir intelligible parce qu'il y joue le rôle d'un socle stable dont la consistance ontologique détermine la puissance protéiforme du devenir. Qu'en revanche cette appréhension de l'agencement par la pensée soit une appréhension en puissance, cela oblige à poser la question de l'usage du principe : comment, pratiquement, redescendra-t-on de la saisie du principe à celle de ses effets ? Mais, avant cette question qui lui est d'ailleurs symétrique, il faut poser l'autre question, celle de la montée vers le principe : puisque le principe commence ensemble l'être et la connaissance, comment peut-on « arriver » au principe ?

3. Comment connaît-on le principe ?

En effet, lorsqu'Aristote explique que la connaissance du principe précède nécessairement celle des effets du principe, il semble viser une connaissance immédiate de l'acte à partir duquel les puissances de connaissance qui sont ainsi atteintes peuvent être développées. La démarche semble ici au premier regard être strictement déductive (on ne connaît pas le principe par ce qu'il conditionne mais au contraire le conditionné par le principe). Mais, puisque l'on est ici dans l'ordre de la connaissance, quelle saisie concevoir pour ce principe qui ne peut pas être atteint par la série de ses effets ? Si ce n'est par un cheminement inductif, comment concevoir que l'on puisse partir du principe ? A deux reprises (Seconds Analytiques, II, 19, 100b13 et Éthique à Nicomaque, VI, 6, 1141a6) Aristote conclura que c'est une forme d'intuition qui saisit les principes à partir desquels la connaissance se construit :

Puisque la science est le concept de l’universel et du nécessaire ; puisqu’il y a des principes de ce qui est susceptible de démonstration et, par conséquent, de toute science, - celle-ci s’accompagnant de raison -, il s’ensuit que, du principe même de ce qui est objet de science, il ne saurait exister ni science, ni art, ni prudence. Car ce qui est objet de science peut être démontré, tandis que l’art et la prudence ont pour matière ce qui est de l’ordre du possible. La sagesse non plus n’a pas sa place ici, car le propre du sage est de pouvoir fournir une démonstration sur certaines questions. Si donc c’est par la science, la prudence, la sagesse et l’intelligence que nous atteignons la vérité, sans nous tromper jamais, et cela aussi bien dans l’ordre du nécessaire que dans celui du possible ; si des trois facultés, j’entends la prudence, la science et la sagesse, aucune ne peut avoir la connaissance des principes premiers, il reste que c’est l’intelligence (noûs) qui peut les atteindre.

Comparer avec les Sec. An. I, 71b21 :

c’est l’intuition rationnelle (noûs) qui doit connaître les principes (...) parce que le principe de la démonstration n’est pas démonstration, de sorte qu’il n’y a pas science de la science.

Il est significatif que deux formulations parallèles se trouvent dans deux textes qui traient l'un de principes éthiques et l'autre de principe logique : cela signifie que dans les sciences particulières la même limite est énoncée concernant la connaissance du principe comme tel : si ces connaissances ont besoin de principe comme point de départ, en revanche elles ne possèdent pas en elles-mêmes de quoi expliciter le mode de saisie de ce principe. Cette question fait en effet l'objet d'une science à part, qui est la science des premiers principes. C'est pourquoi elle est dévolue dans ces deux textes à la saisie immédiate et non discursive du noûs. On retrouve ainsi un des axes du raisonnement que Platon a déjà formulé dans l'ordre de l'être : pas plus que le principe ne naît (ontologiquement) il ne peut être atteint discursivement (gnoséologiquement). S'il doit être premier, il faut que cette primauté soit absolue, or la démonstration qui produirait le principe l'invaliderait instantanément comme tel. C'est pourquoi il n'y a pas, dit Aristote, de science du principe, ni de sagesse du principe, ni d'art du principe. Il faut alors admettre une dissociation entre deux acceptions de la « connaissance du principe », selon les deux sens du génitif : une telle connaissance peut être comprise comme connaissance « à partir » du principe, ou comme connaissance « portant sur » le principe. Or, ce que l'on vient e dire semble indiquer que si toute connaissance se fait « à partir » du principe, en revanche une connaissance « à propos » du principe nous échappe : elle relève de la seule activité du Noûs.

La difficulté est alors affrontée de face : une telle science serait divine au sens où elle relève d'une connaissance tellement première qu'elle se place au point de conversion de la source de la connaissance en source de l'être. Dieu seul, dit Aristote, possède ce double caractère (Métaphysique, A, 2, 982b30 sq.). Il y a là une difficulté d'une telle ampleur qu'Aristote semble dédoubler son propre objet : il est en effet tentant de séparer la question des principes de la science de la question de la science des principes. On considère alors que si toute science est une certaine connaissance de certains principes, en revanche la science des premiers principes eux-mêmes est inatteignable : il est possible de rechercher de quels principes s'occupe telle ou telle connaissance, puisque chaque connaissance avoue connaître les objets dont elle traite à partir de leurs principes ; mais en revanche une science dont l'objet serait ces principes eux-mêmes est suprêmement problématique. Elle ne peut en effet se concevoir que comme science de l'être, science de surplomb qui vent coiffer l'édifice de toutes les sciences particulières saisissant chacune ses principes particuliers.

Ainsi la connaissance se fait à partir de principes, mais n'a pas le principe pour objet. Si elle est « du » principe, c'est au sens où elle en provient, et pas au sens où elle tente un certain éclaircissement « sur » lui. Voilà donc que l'enquête sur LE principe dissémine et multiplie son objet : autant d'objets étudiés, autant de principes singuliers. Dans cette multiplicité la question du principe lui-même semble s'estomper, comme s'il n'était pas possible à l'homme de remonter jusqu'au bout la série des connaissances : connaissant par les principes (au pluriel), il ne saurait connaître le principe lui-même. On connaît l'immense fécondité de cette aporie, qui est une des sources conceptuelles les plus évidentes de la théologie négative élaborée dans la postérité théologique du néoplatonisme (Pseudo-Denys).

La tentative qu'entame alors Aristote en A, 3 met en évidence cette difficulté en cherchant à ordonner les différentes doctrines du principe : Aristote commence par montrer que les causes ou principes se disent en quatre sens (l'ousia ou to ti en einai qui est le logos eschaton à quoi se réduit le dia proton ; la matière ou l'hupokeimenon ; le principe (arkhè) du mouvement ; la fin du mouvement ou de la génération, qui est le bien).

Non seulement le principe se disperse selon quatre significations distinctes qui sont autant de rapports possibles de la série à ce qui la fonde, donc quatre modes du fonder ; mais cette quadripartition du principe est également conçue comme synthèse d'une vaste diversité doctrinale, qu'Aristote va explorer et réfuter patiemment tout au long des derniers chapitres du livre A ; à cette réfutation pointilleuse, qui fait surgir toute la diversité d'interprétation du principe (et partant toute la difficulté d'une connaissance qui ne soit pas « depuis » le principe mais « du » principe), va succéder la collection d'apories du livre B. Ainsi l'interrogation qui semblait porter sur la nature du principe (donc sur une science du principe dont Eth. Nic. et Sec. An. semblaient refuser la possibilité pour eux) se disperse en interrogations portant sur des modes d'être du principe qui sont autant de façon de demander comment le principe se rapporte à ce dont il est principe : c'est déjà là la « descente » dans les sciences régionales et leurs rapports singuliers entre principes et objets. Encore une fois la « science du principe » se dérobe.

Peut-on, à la lumière de ces problèmes aristotéliciens, maintenir notre interrogation qui depuis le début vise l'unité du principe, ou ne faut-il pas plutôt admettre que le principe, en tant que nous en faisons le fondement (et non l'objet) de notre connaissance, se pluralise nécessairement ?

4. Peut-on maintenir l'unité du principe ?

La Métaphysique, dès A, 3, propose avec la distinction des quatre causes une fragmentation du principe relativement à sa manière d'être principe. On retrouve ici l'interrogation déjà soulevée portant sur la manière dont le principe se continue dans la série qu'il commence et commande. Les quatre façons d'être un principe désignent quatre façons, pour le principe, de se continuer dans ses effets. Ces quatre modes obligent à remettre en cause la simplicité du principe en tant qu'il est indissociablement commandement et commencement : le principe s'atteint depuis la série qu'il commence, puis se répand dans l'effet qu'il commande. Son essence même est le point fixe, mais ce point semble pris dans une double fluidité, rétrospective, comme si le principe n'était que la condensation de l'intellection en un acte, et prospective, comme si le principe n'était que la diffusion de cet acte dans l'être de ses effets.

Ainsi non seulement il paraît être hors de notre portée de saisir le principe dans sa pureté simple, mais encore il semble que, rapporté à la série à partir de laquelle il se saisit, le terme de principe soit essentiellement équivoque. Le premier chapitre du lexique aristotélicien de D, 1 est justement consacré à cette ambiguïté. Aristote va en effet distinguer six sens du mot principe (arkhè) :

  1. « arkhè se dit d'abord du point de départ du mouvement de la chose (...) auquel répond un autre principe à l'extrémité opposée » : ainsi principe n'est pas seulement commencement, mais plus généralement terminaison. On comprend alors que ce qui est donné avec le principe, et qui devient évident, c'est une mise en ordre du divers, qui n'a de sens pour nous qu'en fonction de ce divers lui-même.
  2. « le principe est aussi le meilleur point de départ pour une chose » : Aristote prend alors l'exemple de la science, qui ne prend pas forcément pour point de départ le commencement de la chose qu'elle a à connaître, mais « ce qui peut le mieux en faciliter l'étude ». Voilà objectivement reconnue la distinction entre le principe de l'être de la chose et le principe de la connaissance de la chose.
  3. « le principe est encore l'élément premier et immanent du devenir (...) », et c'est alors dans le sein même de la série qu'il est possible de considérer comme principe un élément constituant jugé fondamental (le coeur ou le cerveau de l'animal, par exemple) : on voit alors que le principe est aussi, dans l'ordre de la connaissance, le résultat d'un certain choix ; comme si le principe était institué par le procès de connaissance et non pas seulement atteint comme préexistant.
  4. « principe se dit aussi de la cause primitive et non-immanente de la génération, du point de départ naturel » : cette fois le principe est bien transcendant à la série qu'il commence, mais c'est la série toute entière qui est arbitrairement découpée par l'étude sur le fond du devenir (autant de séries, autant de principes).
  5. « on appelle encore principe l'être dont la volonté réfléchie meut ce qui se meut et fait changer ce qui change » : voilà à nouveau le sens politique du principe, qui désigne celui qui prend la décision. Le principe, dans ce nouveau sens, est considéré dans son pouvoir de détermination : il tranche dans les puissances.
  6. « enfin, le point de départ d'une chose est aussi nommé le principe de cette chose : les prémisses sont les principes de démonstrations » : ici le principe est clairement inscrit dans l'ordre du discours, comme le point d'accord institué qui est nécessaire à la construction du savoir.

Il semble bien à la lumière de ces distinctions que la science du principe comme tel nous échappe, et qu'il faille se limiter à des significations différentes du principe, qui sont autant de rapports rétrospectifs au principe (en effet, chacune des définitions de D, 1 envisage le principe à partir de son usage dans la connaissance de ce qu'il commande). N'y a-t-il aucun moyen de « sauver » une connaissance qui ne soit pas seulement « à partir » le principe mais aussi « à propos » du principe ? Ou bien faut-il reconnaître que cette science est hors de notre portée (pourquoi ?) et n'appartient qu'à Dieu ?

5. La science analogique.

Il faut alors distinguer entre ce qui est en-soi et ce qui est pour nous (pros hemas). La science parfaite serait une science du principe à partir de laquelle il serait possible de redescendre à la connaissance des objets singuliers, mais si cet ordre est bien celui de l'être, il n'est pas celui de la cognition dans les faits : nous connaissons l'effet avant la cause, le volume avant le point. Mais si la connaissance parfaite des premiers principes est donc divine, cela ne signifie pas pour autant qu'elle constitue pour nous une chimère. Notre nature contient en effet plus que notre condition ne nous laisse développer : nous avons droit à la science des principes, même si nous ne parvenons pas de fait à l'actualiser. On pourrait donc dire que Dieu est le seul théologien, et que la sagesse n’est pas une science des Idées mais un idéal pour l’homme. Nous comprenons donc mieux, avec cette distinction entre l’en soi et le pour nous, pourquoi la science des principes, des causes, est tout à la fois la plus humaine et la plus difficile à atteindre, et la dernière atteinte dans l’ordre des sciences : elle est facile et première en soi, difficile et dernière pour nous. Si nous avions la science qui correspond à notre nature, nous connaîtrions les premiers principes, et nous irions d’eux (des causes suprêmes) vers leurs manifestations, nous aurions une science abstraite, totale et exacte. En fait, c’est l’inverse qui se produit, car nous partons toujours d’abord des manifestations. Ainsi cette science des premiers principes eux-mêmes, comme le montre Aubenque dans Le Problème de l'être, est une science introuvable mais à chercher.

Ainsi il semble bien que l'on ne parte jamais des principes, mais que l'on y remonte toujours, en raison de notre condition même. Dès lors, LE principe ne peut plus être envisagé au singulier que comme terme de notre connaissance ascendante : c'est la tâche qu'envisage le livre L.

L, 4-5 : ce passage traite de la multiplicité analogique des principes (comme mise en ordre du divers) : matière, forme, privation, sont ainsi des figures du principe qui se diffusent analogiquement dans les êtres (« les causes et les principes des différents êtres sont, en un sens, différents, mais, en un autre sens, si on parle en général et par analogie, sont les mêmes pour tous les êtres » (L, 1, 1070a31). On doit donc concevoir une différence entre le principe comme substance et le principe comme relation : ici, c'est comme relation que le principe s'atteint (il n'y aurait peut-être pas un principe mais des effets de principat).

L, 6-10 reprend cette même perspective pour montrer la suspension de ce système analogique des principes à l'existence d'un principe premier, acte pur, comme limitation de la puissance. Il faut en effet que l'illimitation de la puissance trouve sa limite dans un inconditionné absolu, exigé par l'idée même d'une structure ordonnée du réel. C'est là la fonction même du principe : « enfin, en dehors de ces causes, se place ce qui, comme premier de tous ces êtres, les meut tous », L, 1, 1070b35).

La clef de cette exigence est L, 6 : Aristote y montre la nécessité d'un principe premier en acte. En effet, comme le principe joue le rôle d'une limitation de la puissance, il ne faut pas que l'antériorité appartienne à la puissance, donc le principe doit être acte pur (L, 7). Cet acte pur est pure pensée (« le principe, c'est la pensée », L, 7, 1072a30).

Aristote conclut alors sur la citation d'Homère en L, 10, 1076a5 : « le commandement de plusieurs n'est pas bon : qu'il n'y ait qu'un seul chef » (Iliade, II, 204).

Comprendre le principe comme clôture de la série permet de se poser trois questions :

  • le principe appartient-il encore à la série ?
  • le principe est-il nécessairement au début de la série ?
  • la série est-elle effectivement close ?