Agrégation : Leçons de philosophie


LE PRINCIPE



II. Descartes : le principe comme acte.


Cette hiérarchie des principes est tout-à-fait conforme à ce que l'on pensait chercher en s'interrogeant sur ce concept : une pyramide dont les effets se font analogiquement sentir comme des relations répétant le « gouvernement » fondamental de leur origine. Ainsi le principe se diffuse le long de la série qu'il commande, se poursuivant ainsi dans ce qui lui succède, et orientant de façon quasiment magnétique les éléments qui dans la série lui sont subordonnés. C'est la base de l'ontologie scalaire, qui fait correspondre à cet ordre ontologique un ordre des mérites, un ordre de la connaissance, etc... : la fonction du principe se diffuse dans l'échelle, série par série.

Deux questions :

  • le principe appartient-il encore à la série (différence ontologique du principe)
  • pourquoi le principe est-il au début (et qu'est-ce qu'un début) ?

La réponse à la première question reprend une difficulté entrevue plus haut : les principes seraient hétérogènes aux « principiés », ou bien ils s'y fondent totalement. Dans le premier cas, la théologie négative (qui ne laisse place qu'à l'analogie pour saisir le principe premier). Dans le second cas, la règle, ou la loi, qui ne « commence » pas la série, mais qui ne cesse de l'accompagner. Ainsi le principe moral, qui ne prend sa consistance pleine que dans l'acte moral qu'il règle in concreto. Mais, dans ce cas, pourquoi pourrait-on encore soutenir que le principe est « au début » ?

La réponse à la seconde question est une mise en crise de la hiérarchie des principes. Un des moments forts de cette crise est la Renaissance (crise de l'ontologie scalaire, principe rappatrié dans l'opérativité humaine), et Descartes en hérite avec pour tâche de rebâtir une échelle des principes. Or, pour ne pas se contenter de reproduire l'aristotélisme délavé des scolastiques (qu'il critique fort), il exige que la science des principes passe par une logique qui ne soit pas une logique de l'exposition (faite à partir de principes déjà trouvés) mais une logique de l'invention (« pour la logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu'on sait ou même (...) à parler sans jugement de celles qu'on ignore, qu'à les apprendre », DM, II, AT, VI, 17).

Se contente-t-on de reposer la question aristotélicienne de l'accessibilité du principe ? Non, puisqu'on va cette fois procéder de façon narrative : le Discours, les Méditations, la Lettre-préface aux Principes décrivent les « histoires » de l'invention du principe. En effet le principe doit être évident, et c'est par une réduction progressive de l'obscur que Descartes va mettre en lumière son principe premier, qui est la res cogitans. Mais ce principe (de l'enquête) exige un second principe (de l'être) : Dieu.

L'articulation de ces deux principes est problématique : elle oblige à considérer que l'on peut ne pas commencer par le début. Elle dissocie l'ordre des êtres de l'ordre des raisons. Plus profondément encore, elle ordonne les principes (règles morales, invention du cogito, saisie de Dieu) selon une logique qui est celle de l'enquête et pas de l'être.

  • mise à part des vérités morales (DM III).
  • saisie du « premier principe de la philosophie » (DM IV)
  • démonstration du principe de l'être (DM VI)

La raison de cet ordre est simple : le premier principe est le cogito, mais on ne peut en déployer la puissance que sous la garantie de Dieu, premier principe de l'être. Il n'y a pas conflit entre deux principes, mais ordre distinct de deux façons différentes de commencer.

Ainsi ce n'est pas tant la subjectivité du principe qui est mise en évidence, que sa ductilité : le principe, comme commencement, est avant tout là où l'on entre dans la connaissance. On peut comparer le « pour ce que nous avons été enfants avant que d'être hommes » avec le rôle de l'éducation dans le Criton ou le Timée : il y a un regard historique ur le principe, qui montre que nous sommes toujorus traversés de principes. Notre pensée, notre monde, sont entretissés d'ordres linéaires et hiérarchiques que nous faisons fonctionner de façon « obscure » (au sens où nous ne décidons jamais qu'a posteriori de leur valeur). Ainsi s'il est manifeste que c'est à partir de la série que le principe s'atteint, c'est parce que l'invention du principe se fait toujours à partir de la distance réflexive instaurée vis-à-vis de principes que nous ne pratiquons primitivement que dans la matière même de leurs effets.

L'honnêteté de Descartes réside alors dans sa volonté de reconstruire le cheminement vers les principes à partir de ce constat : c'est ainsi qu'il commence par admettre que nous sommes d'abord plongés dans des principes hérités, et que ce n'est qu'au sein de cette histoire que nous choisissons de prendre du recul. Le souci du principe est donc l'objet d'une rupture, qui prend elle-même la forme d'une décision au sein d'une histoire. Ainsi au fond le principe lui-même n'est pas tant le genre des fondements que l'on atteint (dans les Principes, par exemple), que le noeud de la volonté qui s'abstrait des vérités reçues pour aller aux vérités construites.

Mais si, dès lors, le principe est dans l'ordre de la connaissance le moment de cette rupture contingente avec un « ordre des choses » qui s'est toujours nommé nature, n'est-il pas seulement l'épisode singulier d'une vie humaine ? En quoi peut-il encore être question du principe comme tel ?