Agrégation : Leçons de philosophie
LA PUISSANCE
Première partie
La puissance semble pouvoir être définie, dans son acception la
plus large, comme "capacité de
", comme "pouvoir
faire", comme par exemple lorsque nous disons que tel homme a la "puissance"
de réaliser telle action. Mais il est nécessaire de noter aussitôt
que cette conception de la puissance introduit un corrélât, qui
est la capacité de recevoir cette puissance. En effet, a toute capacité
d'action correspond une capacité de réaction qui lui fait face,
et il apparaît donc que la puissance doive se penser au sein de la catégorie
de la relation. Par exemple, pour que la puissance de guérir d'un médecin
puisse se réaliser, il est nécessaire que ce vers quoi il porte
sa puissance possède une capacité d'être guéri, toute
capacité d'affecter jouant en rapport avec une capacité d'être
affecté. La puissance apparaît alors sous un double point de vue,
et ces deux facettes de la puissance entretiennent un rapport d'extériorité
mis en évidence par Aristote dans la Métaphysique, lorsqu'il
interroge la notion de puissance (dunamis) (Δ,
12). La puissance semble dès lors toujours se scinder en un couple
qui regroupe, ainsi que les appelle Aristote, la puissance active d'une
part et la puissance passive de l'autre. Il faut tout d'abord noter que
ce dédoublement de la puissance se pense, chez Aristote, selon un modèle
technique, qui suppose un rapport d'extériorité entre les deux
termes, et les exemples que prend le Stagirite viennent de l'art, qu'il s'agisse
de celui du médecin ou de l'art de bâtir. Dans ce rapport, l'une
des partie est principe du mouvement, l'autre étant le mû. Cependant,
cette distinction entre la puissance active et la puissance passive ne saurait
se limiter au domaine de l'art, et elle s'étend à l'ensemble de
la phusis comme condition de possibilité du mouvement. Lorsque
le bois, approché d'un feu, brûle, c'est du fait de la rencontre
de ces deux aspects de la puissance, l'une résidant dans ce qui introduit
le changement, l'autre dans la chose au sein de laquelle le mouvement est introduit.
Le bois brûle parce qu'il a la puissance d'être enflammé
(puissance passive), et à condition d'être mis en rapport, en relation,
avec ce qui a la puissance d'enflammer (puissance active), comme par exemple
le feu. Ce rapport d'extériorité entre les termes nous fait distinguer
ici deux puissances, mais il faut en fait préciser qu'il ne s'agit là
que de deux points de vue exprimant une même puissance (Δ,
12) : la relation d'extériorité entre l'agent et le patient
ne doit pas masquer le fait que le processus d'inflammation est une unité,
qui ne se divise que par l'opération de notre esprit cherchant à
en saisir le déroulement. Selon le point de vue adopté, la puissance
active et la puissance passive forment une ou deux puissances, ainsi que le
note Aristote dans la Métaphysique (Θ,
1). La mise en évidence de la relation d'extériorité existant
entre les deux puissances, ou les deux facettes d'une même puissance,
marque le caractère relatif de cette notion, devant être pensée
sous la catégorie de la relation, comme relation de l'actif et du passif,
ainsi que le note Aristote lorsqu'il s'interroge sur le relatif (Métaphysique,
Δ,
15). Cette relation d'extériorité peut-elle cependant être
maintenue lorsque celui qui réalise l'action et celui qui la subit sont
identiques ?
Aristote s'explique sur ce point dans son étude sur la puissance (Δ,
12), en notant que la relation d'extériorité peut être intégrée
dans le sujet agissant ("dans le même être en tant qu'autre"),
comme par exemple lorsqu'un médecin se soigne lui-même. Dans ce
cas, le soignant et le soigné sont le même individu, mais le médecin
soigne et est soigné selon deux points de vue différents : il
soigne en tant que médecin et est soigné en tant que malade, donc
"en tant qu'autre" que médecin, et ce n'est jamais en tant
que médecin qu'il est soigné. Le modèle technique, qui
suppose l'extériorité du moteur par rapport au mû ne doit-il
cependant pas être remis en question lorsqu'il s'agit d'un rapport interne
? Si nous portons notre attention sur le processus d'expression de la puissance,
le mouvement est pensé selon la spontanéité de la chose
en mouvement, mais le modèle technique reste de mise, car il y a nécessairement
distinction, cette fois de l'acte et de la puissance. Le mouvement en train
de se produire ce qui concerne l'ensemble de la phusis, qui est
dans le genre de la mobilité est toujours un mixte d'acte et de
puissance, en tant qu'energeia, s'exerçant entre deux pôles
qui sont la puissance (dunamis) et la réalisation complète
(entélécheia). Il faut donc distinguer la puissance envisagée
dans le couple formé par la puissance active et la puissance passive,
et la puissance (cette fois comprise comme unité) face à l'acte
qui la réalise. Il est donc nécessaire d'étendre la notion
de puissance et voir qu'elle peut se dire à plusieurs niveaux ainsi que
le note Aristote dans son traité De l'âme (II,
5). Lorsque nous parlons d'un homme ignorant, nous pouvons dire qu'il possède,
en tant qu'il est un animal raisonnable, la science en puissance, mais nous
disons également qu'un savant qui n'exerce pas d'activité savante
possède la science en puissance, par opposition à l'acte de cette
science. Il est donc nécessaire de distinguer encore ces deux sens de
la puissance, en notant leurs différences. L'ignorant possède
la puissance passive de la science, et celle-ci peut être actualisée
par l'enseignement, par exemple, le maître (savant) représentant
la puissance active. Dans le passage de l'état d'ignorant à l'état
de savant, l'ignorance est détruite et l'individu devient savant en acte.
Si nous passons à présent au point de vue du maître qui
enseigne, nous pouvons dire qu'il a la science en acte lorsqu'il enseigne son
élève ignorant, mais nous disons qu'il a la science en puissance
lorsqu'il n'enseigne pas. Dans les deux cas, nous parlons bien de puissance,
et ce n'est pas pour autant la même chose que nous désignons, aussi,
pour clarifier le propos et éviter les erreurs de l'homonymie, nous pouvons
distinguer, du moins provisoirement, la puissance en tant qu'elle est une simple
potentialité (l'ignorant qui est savant en puissance) de la puissance
en tant qu'elle est ce que nous appellerons une virtualité (le
savant qui n'exerce pas effectivement sa science). La potentialité est
détruite dans son actualisation, tandis que la virtualité s'exprime
en s'actualisant ; la potentialité suppose une actualisation qui lui
vient de l'extérieur tandis que la virtualité est capable de s'auto-actualiser.
La notion de puissance recoupe donc de multiples aspects qui ne peuvent donner
lieu, du moins dans le contexte aristotélicien, à une définition
une et simple de la puissance. Toujours affectée par l'homonymie qui
la rend relative au point de vue considéré, elle semble de plus
toujours soumise à la primauté de l'acte. L'acte est en effet
antérieur à la puissance en divers sens, que ce soit selon la
notion, selon le temps ou selon la substance (Métaphysique, Θ,
8), et cette antériorité découle de celle de la cause finale.
Si en effet toutes les choses sont, d'une certaine manière, dépendantes
du Premier Principe, qui est Acte pur, alors la puissance se voit nécessairement
dévalorisée, ne pouvant engendrer par elle-même sa propre
actualisation. Impuissante à se manifester par soi, dépendant
toujours d'un acte ou d'une puissance active qui lui est extérieure pour
se réaliser, la puissance telle que nous l'avons jusqu'à présent
envisagée, sans pour autant sombrer dans le non-être, ne parvient
pas à accéder à une véritable dignité ontologique.
Mais ne peut-on penser la possibilité d'une puissance s'actualisant par
soi ? Ne faudrait-il pas distinguer, à côté de la puissance
devant recevoir son actualisation de l'extérieur, une puissance capable
de s'auto-actualiser ? Une telle hypothèse reste difficilement conciliable
avec le traitement aristotélicien de la puissance, même si un passage
problématique de la Génération des animaux (III,
1, 750 b 3-751 a 30) évoque le cas des "ufs clairs",
c'est-à-dire des ufs n'ayant pas été fécondés
(donc n'ayant pas reçu la forme du mâle, qui est l'acte, et restant
de simples puissances de génération, des matières). Sur
la distinction élaborée précédemment entre la potentialité
et la virtualité, ne faut-il pas chercher à donner plus à
la puissance, qui, dans le vocabulaire courant, ouvre sur celle de force ? Ne
faut-il penser une puissance qui contiendrait en elle-même sa capacité
d'expression, qui pourrait trouver son développement par soi et non dépendre
d'une action extérieure ?
Bibliographie et introduction Première partie Seconde partie Troisième partie et conclusion