Agrégation : Leçons de philosophie


LA PUISSANCE


Troisième partie


Pour pouvoir se penser de manière véritablement autonome, trouvant en elle-même sa consistance ontologique, la puissance doit être pensée en dehors de toutes détermination extérieure, comme source de sa propre dynamique. Pour cela, il est nécessaire de penser une immanence de la puissance, que l'harmonie préétablie de Leibniz ne peut permettre d'atteindre ; néanmoins, l'avancée de notre étude nous a permis de montrer que la puissance trouvait son expression la plus autonome dans le domaine du vivant. C'est en effet au sein de la spontanéité vivante que peuvent fusionner l'idée de potentialité et celle de force d'expression, et le modèle de l'embryon nous en fournit un parfait exemple, son développement n'étant rien d'autre que la manifestation progressive de sa puissance interne. Mais n'avons-nous pas finalement, malgré l'intérêt suscité par cette idée, laissé de côté le modèle du vivant au profit d'un modèle technique et artificialiste ? La pensée aristotélicienne se fondait sur le schème technique et artistique, imposant à la puissance une actualisation issue de l'extérieur ; mais notre détour leibnizien ne nous a-t-il pas conduit, malgré l'avancée dynamique qu'il a permis, à des conclusions du même ordre ? Si l'harmonie préétablie ne permet pas une pensée autonome de la puissance, c'est avant tout parce qu'elle se fonde sur une hypothèse préformationiste, et qu'elle place l'Acte au fondement même de la puissance, en pensant un Dieu artiste de l'univers, ordonnant l'ensemble des manifestations du créé à l'instant même de la Création. Pourtant, la redéfinition de la puissance comme force nous permet de donner à celle-ci une profondeur qui peut la rendre pensable par soi, à condition de la détacher de son ancrage théologique. En prononçant avec Zarathoustra la mort de Dieu et la fin de cette dépendance ontologique, une nouvelle pensée de la puissance est rendue possible, conçue cette fois comme relation pure. Nous avons en effet établi que la puissance devait se penser selon la catégorie de la relation, mais nous n'avons pour l'heur réussi à mettre en place de pure relation, tant la soumissions de cette catégorie à celle de la substance est forte. Le trajet entrepris depuis le début de notre étude nous a permis de dégager un concept de puissance qui s'étend de la potentialité à la virtualité, et qui nous a entraîné sur la conception d'une puissance qui serait avant tout volition. La puissance apparaît alors comme la racine même de l'être, comme "volonté de puissance" qui fonde toute la conception de la force. Nous avions noté en effet que la puissance pouvait s'enrichir et perdre sa dépendance ontologique vis-à-vis de l'acte en étant comprise comme force. Mais il nous faut à présent aller plus loin, et ne plus se contenter de rabattre le concept de puissance sur celui de force : la puissance, en tant que volonté de puissance, est la condition de possibilité de la force, ce qui en elle assure la dynamique de la manifestation. Si la volonté de puissance est condition de possibilité de la force, c'est parce qu'elle est fondamentalement volonté d'accroissement et de domination, elle est "l'essence la plus intime de l'être" ainsi que le dit Nietzsche (Fragments posthumes, dans Œuvres philosophiques complètes, PUF, tome 14, frag. 14 [80]). Nous retrouvons l'idée selon laquelle la puissance est avant tout relation, rapport, ainsi que le note Nietzsche dans la Volonté de puissance (frag. 296).


La puissance doit être de nouveau pensée selon le paradigme de la vie, qui se caractérise par la volonté d'accumuler des forces, et de là peut être pensé l'ensemble de l'être, comme jeu de la puissance considérée comme volonté d'accroissement. Toutes les forces ont une quantité et se caractérisent par leur mise en rapport : il n'y a pas de force solitaire, et chaque force se comprend dans le rapport de forces au sein duquel elle s'exprime. La quantité de force ne peut donc être pensée séparément de la différence des quantités mises en relation, c'est-à-dire de la qualité de la force (frag. 297). La puissance n'est plus pensée comme un ordre hiérarchique des puissances, qui ne tirait sa consistance que de sa liaison avec la Puissance, comprise comme Acte, comme Dieu Créateur, mais comme immanence même de l'être. La notion de monade, intrinsèquement liée à cette hiérarchie, ne pouvait que masquer la nature véritable de la puissance : la puissance comme volonté d'accroissement permet de considérer des "substances", si nous voulons réutiliser ce terme classique, mais qui ne sont rien d'autre que des systèmes d'unité de puissances, des nœuds de puissances qui se font et se défont. Contre l'idée d'une puissance qui se réaliserait dans l'histoire, Nietzsche met en place l'Éternel retour, qui n'est pas retour du même mais retour du devenir, rompant par là la pensée d'une puissance réalisant une fin, que l'on trouvait dans le courant philosophique allant d'Aristote à Hegel (frag. 311). Il n'y a pas de fin dans la volonté de puissance, car elle a deux faces qui sont ses deux manifestations possibles : négative, elle se retourne sur elle-même, engendrant le réactif ; positive, elle s'exprime comme volonté de vivre, comme activité. Ces deux pôles, affirmation de soi et négation, marquent le mouvement perpétuel de l'être, ce qui a été affirmé pouvant être nié et vice-versa. La puissance comme volonté de puissance fonde l'être et permet de le comprendre comme une lutte perpétuelle, ou plutôt comme le rapport perpétuel des quantités de puissance. L'étude de la puissance nous permet alors de repenser l'ontologie, en la fondant sur la relation. Certes, les considérations leibniziennes sur la force permettaient d'entrevoir un fondement de l'être comme relation, mais celle-ci se trouvait, in fine, soumise à la Puissance qui, ainsi que nous l'avons vu, n'était autre que l'Acte ayant changé de nom. En posant une relation de puissances purement immanentes comme maillage sous-jacent de l'être, il devient possible de donner à la puissance sa dignité propre, tout en reconnaissant qu'elle ne saurait engendrer de substantialité. En effet, si la relation l'emporte sur la substance dans le rapport des puissances, alors la puissance n'est rien en elle-même, et ne fait sens que dans le rapport incessant des puissances entre elles. La substantification de la puissance n'est que son versant négatif, sa face positive étant la volonté de s'accroître, sans fin, entrant pas là en lutte avec les autres puissances.


Le réel apparaît alors comme jeu des puissances entre elles, rapport de pouvoir-être, engendrant le rapport de forces. Chaque force peut se décomposer en deux puissances, qui reprennent les notions de puissance active et de puissance passive évoquées auparavant : l'une est la puissance d'être affectée, que nous pourrions appeler la "matière" de la force au sens où la matière est passive, pure potentialité ; l'autre est la puissance d'affecter, que nous pourrions appeler "forme" de la force, au sens où la forme est active. Le vocabulaire aristotélicien nous permet de comprendre le double aspect de la puissance, à condition de le comprendre à partir d'une dynamique biologique et non selon un modèle technique. Puissance passive et active, matière et forme au sens que nous leur donnons à présent, ne sont pas à penser selon le modèle de l'artiste, qui imprimerait une forme sur une matière extérieure. Ce ne sont là que deux points de vue sur une même puissance, capable de s'exprimer selon des affects actifs, comme capacité à produire, à agir, à susciter ou à engendrer, vis-à-vis desquels se tiennent des affects réactifs, comme capacité à être agi, être suscité ou être engendré. En ce sens, la puissance d'action politique peut être comprise comme un processus actif qui se transforme sans cesse, rendant caduque une notion comme celle "d'État" : l'État, en tant qu'il est un système d'exercice de la puissance politique, n'est pas une substance figée mais un processus dynamique d'étatisation, qui dépend des rapports de force en présence. Alors que, pensée sous la catégorie de la substance, l'État se donne comme un concept figé et invariant, qui détermine les relations politiques à partir de son essence statique, il apparaît, pensé sous la seule catégorie de la relation comme un processus dynamique adaptable en fonction du jeu des diverses puissances qu'il recouvre. Mais cela ne veut pas dire pour autant que la puissance en tant que telle soit saisissable : ce n'est que sa manifestation que nous pouvons appréhender, et donc déjà sa disparition. Les puissances à l'œuvre au cœur de l'être et qui en constituent le fond stratégique sont des ponctualités en relation, qui ne tirent leur visibilité que par intégration, dans leur arrêt. Ainsi que le montre Foucault dans La volonté de savoir (IV, 2), la puissance, comprise comme pouvoir pur, stratégise et ne se laisse appréhender que comme savoir, stratification, arrêt de sa dynamique. La puissance ne saurait être autre chose qu'une virtualité, auto-expression de soi, qui n'a pas de manifestation connaissable autre que celle que lui permet le savoir. Manifestée, cette puissance est déjà autre, perdant son statut de virtualité, car l'arrêt de la dynamique de la puissance est aussi sa mort, car elle y perd sa relation avec les autres puissances, elle se substantifie dans un acte qui n'est plus que l'ombre d'elle-même. Cet arrêt, que l'esprit doit réaliser pour connaître, parler, exprimer la puissance, est donc toujours en décalage par rapport à ce qu'elle est, et nous ne parlons finalement de la puissance qu'au passé, comme d'un moment de l'expression de la puissance déjà disparu.


Conclusion


La complexité de la notion de puissance s'explique donc par sa nature profonde, celle d'être une évanescence perpétuelle, qui s'épuise dans sa manifestation, n'existant que comme disparition perpétuelle. Est-ce pour autant faire basculer la puissance dans le non-être ? Certes non, car elle est – ou plutôt le jeu, le rapport des puissances est – le fond même de l'être, la relation primordiale sur laquelle celui-ci peut se constituer. Fonder l'être sur une relation pure et immanente est certes difficile, parce que la catégorie de la relation, depuis Aristote, a souvent été placée dans la dépendance de la catégorie de la substance. C'est ainsi que peut être comprise sa métamorphose en Puissance, élaborée afin de mettre un terme à son évanescence, afin de la penser dans le langage de l'acte. Pourtant ce n'est pas ainsi que le concept de puissance peut être correctement forgé ; pour l'atteindre, il est nécessaire de penser sa virtualité constante, faisant d'elle le principe sous-jacent de toute intelligibilité, n'étant pas par lui-même intelligible. S'il n'y a pas de définition possible de la puissance, c'est qu'il en va d'elle comme de l'individualité vivante chez Aristote : définir Socrate, c'est déjà parler d'un mort, d'un "ce que c'était", une fois sa dynamique propre achevée. De même, on ne parle jamais de la puissance, mais seulement de la manifestation d'une puissance morte dans son acte ; mais la mort de chaque puissance n'est pas la fin de la dynamique, elle n'est qu'un moment de l'éternel retour de LA puissance qui, par-delà ses stratification, poursuit sa stratégisation perpétuelle.


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