Agrégation : Leçons de philosophie
LA PUISSANCE
Seconde partie
Les multiples sens de la puissance que nous avions établis avec l'aide
des définitions aristotéliciennes nous ont orienté vers
une revalorisation de la puissance, permettant ainsi de penser son autoproduction.
Pour mener à bien cette recherche, ne faut-il pas distinguer, au sein
de la notion de puissance, un sens du terme qui suppose une actualisation extrinsèque,
et un second sens qui indiquerait un développement autonome, qui puisse
ouvrir cette notion sur celle de spontanéité ? Pour établir
cette nouvelle facette de la puissance, il est nécessaire de revenir
sur le terme de virtualité que nous avions utilisé, afin de lui
donner un sens nouveau. L'exemple d'Aristote concernant le savant ayant la science
en puissance en tant qu'il ne l'exerce pas nous oriente sur cette voie en donnant
la possibilité de penser la puissance comme principe interne d'activité,
mais cette conception peut être étendue à l'ensemble des
substances, donnant ainsi un sens dynamique au concept de puissance. Par puissance,
il faut entendre alors, non plus seulement la potentialité, mais aussi
le principe de l'activité, au sens où nous parlerons de puissance
non plus comme ce qui doit recevoir son actualisation de l'extérieur,
mais comme ce qui la produit elle-même, de manière spontanée.
C'est là le sens nouveau que nous pouvons donner à la virtualité.
Une telle modification permet un retour sur la distinction entre puissance active
et puissance passive que nous avions établie plus haut, en dégageant
ces notions de leur ancrage strictement aristotélicien. Ce couple conceptuel
doit être redéfini, en tant qu'il permet de penser une potentialité
réceptrice (la puissance passive), mais aussi une spontanéité
qui consiste en une tendance vers l'action. Reprenant ces notions, Leibniz,
dans son texte intitulé De
la nature du corps et de la force motrice, introduit la possibilité
d'une nouvelle pensée de la puissance, se en la liant à la notion
de force. La puissance active peut être ainsi revalorisée,
et Leibniz distingue en elle deux aspects, montrant qu'elle peut être
force primitive ou force dérivative. En faisant de la puissance un certain
mode de l'acte, Leibniz est conduit à poser aux racines même de
l'être une puissance capable de s'exprimer par soi. La puissance peut
ainsi être conçue comme une activité de développement,
produisant par soi ce qui est contenu dans la nature de la chose. La puissance
peut ainsi être interprétée, pour reprendre le vocabulaire
leibnizien, comme "force primitive", qui met en jeu le fondement même
de l'être. Alors que la force vive (qui se conserve dans l'univers) est
un absolu par rapport au mouvement, la force ou puissance primitive est un absolu
par rapport à la force vive. En donnant un sens plus vaste, et surtout
plus dynamique, à la notion de puissance, Leibniz permet une revalorisation
de ce concept, qui, loin de sombrer dans un quasi non-être, se révèle
comme fondement même de tout ce qui est. Cette puissance, conçue
comme activité de la substance, permet d'ouvrir le concept de puissance
sur celui de force, comme ce qui est capable d'auto-expression. La puissance
peut alors être comprise comme ce qui donne le loi de changement de la
substance, étant tout à la fois une force productrice et une loi
organisatrice.
La puissance primitive est une force suprasensible immanente, et se marque comme
virtualité, qui ne s'exprime plus par un autre mais par soi, comme spontanéité
; elle est un embryon d'actualité. L'être-en-puissance peut alors
gagner une dignité nouvelle, en n'étant plus affecté d'un
manque d'acte, comme cela était le cas chez Aristote. La physique leibnizienne
du conatus ouvre sur une métaphysique de la puissance, qui n'est
cependant compréhensible que si l'on cherche à l'interpréter
à partir de la spontanéité du vivant. Déjà
chez Aristote, le concept de puissance élaboré en physique et
en métaphysique semblait se modifier quelque peu en passant dans le champ
biologique. Nous retrouvons ici une telle modification, qui nous permet de comprendre
que la revalorisation dynamique de la puissance n'est possible que si elle se
fonde sur une analogie avec le vivant. En effet, l'auto-production de la puissance
semble être une caractéristique du vivant, qui possède le
principe interne de son activité, et c'est par la considération
de la notion de vie que peut s'effectuer une redéfinition de la puissance
active comme "force active". La force primitive leibnizienne reste
cependant difficilement saisissable, sauf par une analogie avec la spontanéité
du vivant, ainsi qu'il le montre dans les Nouveaux essais sur l'entendement
humain (II, 21, §
4 et 5). Ce que nous avions appelé "virtualité"
dans un premier temps, à partir de l'étude de la puissance aristotélicienne,
apparaît à présent comme ce qui permet de penser une puissance
conçue comme tendance à l'action, et qui peut devenir modèle
d'une pensée générale de la puissance. En effet, le système
leibnizien offre une traductibilité à différents niveaux,
et l'étude de la spontanéité de notre âme permet,
par analogie, de comprendre le fonctionnement de la puissance au niveau métaphysique
des substances. La volonté est puissance de faire ou de ne pas faire,
tandis que la volition est l'usage actuel de cette puissance, de même,
la puissance active est le fondement permettant, spontanément, l'auto-production
de la puissance. La puissance apparaît donc sous deux sens différents
: comme puissance passive, elle doit être conçue comme recevant
son actualisation de l'extérieur, mais en tant que puissance active,
virtuelle, elle est une activité qui peut s'exprimer par soi, si rien
n'y fait obstacle, de la même manière que la volonté pour
les êtres doués d'esprit.
La traductibilité de la notion de puissance à différents
niveaux suppose, dans la pensée leibnizienne, un univers ordonné
qui puisse manifester une harmonie d'ensemble. C'est parce qu'au fondement même
de l'être se trouve une Puissance absolue et ordonnatrice qu'il est possible
de passer de manière quasi continue du plan physique au plan métaphysique.
La notion de puissance prend alors un sens nouveau, celui de "Puissance",
comme capacité absolue de création. La Puissance est alors comprise
comme Volonté, ne s'exprimant plus dans la réalisation de soi
mais dans la Création Libre, ex nihilo, de tout ce qui est, elle
est Dieu et règle l'ensemble des relations entre les monades. Les rapports
entre puissance active et puissance passive permettent de comprendre, sur le
plan des monades, l'ordre réglé des actions et des passions, chaque
monade pâtissant pour autant qu'une autre agit, selon une interaction
universelle (Monadologie,
§ 52). "Sans portes ni fenêtres", les monades interagissent
donc à partir de leur puissance interne, accordant les différentes
puissances monadique entre elles dans un rapport règlé. La notion
de puissance semble donc toujours devoir se penser sous la catégorie
de la relation, mais celle-ci ne dépend plus, comme cela était
le cas chez Aristote, d'un rapport externe, et se trouve intériorisée
au sein même des monades. Cependant, la puissance ainsi comprise, comme
autoproductrice, conçue comme force, reste dans la dépendance
ontologique de la Puissance, de la Monade des Monades, Dieu, qui a ordonné
l'ensemble de l'univers et qui fonde l'harmonie préétablie. Ainsi,
la notion de puissance se voit de nouveau dévalorisée en elle-même
par l'idée d'une Puissance absolue qui la conditionne et la fonde, Dieu
comme causa sui. Le concept de puissance ne doit-il alors être
compris que par rapport à celui de Puissance, c'est-à-dire d'une
Volonté Créatrice et Ordonnatrice ? Ne s'agit-il pas là
de nouveau d'une certaine dévalorisation de la notion de puissance, même
si elle se voit revalorisée, d'un autre point de vue, en tant qu'elle
est Puissance divine ? La puissance comme capacité d'action, comme force
se réalisant par soi reste tributaire de son encrage métaphysique
; si Dieu est Acte Pur, alors n'est-ce pas redonner, malgré le changement
des termes, la primauté à l'Acte sur la puissance ? La notion
de Toute-Puissance ne nous semble pas être de l'ordre de la puissance,
et il ne faut pas se laisser abuser par l'homonymie des termes. En effet, ce
qui constitue la richesse de la puissance est son double sens, qui la fait tout
à la fois active et passive, et qui de ce fait lui permet d'exister par
soi sans devoir se raccrocher sans cesse à un Acte qui la conditionne,
qu'il soit Premier Moteur ou Dieu. Mais est-elle pensable en tant que telle,
ou faut-il concéder, à ce niveau de l'étude, que nulle
puissance ne peut perdurer par soi si elle ne se place dans la dépendance
de l'acte ?
Bibliographie et introduction Première partie Seconde partie Troisième partie et conclusion