Agrégation : Leçons de philosophie


PUNIR


I. La logique du punir.


1. Sémantique de la punition.

Platon se pose, dans le Protagoras, la question de la punition, dans le cadre d'un débat entre Socrate et Protagoras qui porte sur la possibilité d'enseigner la vertu. Pour démontrer que la vertu s'enseigne, Protagoras se lance dans une étude de la punition dont il ressort que la punition n'est intelligible que si l'on suppose que la faute à laquelle elle s'applique a pour cause suffisante le sujet de la punition :

"Les défauts que les hommes considèrent comme étant chez leurs semblables un effet de la nature ou du hasard ne provoquent envers ceux qui en sont atteints ni colère, ni conseils, ni leçons, ni châtiments en vue de les en débarrasser, mais seulement de la pitié. Si, par exemple, un homme est laid, petit ou faible, qui serait assez sot pour agir ainsi à son égard ? On sait bien, j'imagine, qu'en cela qualités comme défauts contraires sont chez les hommes l'effet de la nature et du hasard. Mais quand il s'agit des qualités qu'on estime pouvoir être acquises par l'application, par l'exercice et par l'enseignement, si elles manquent à un homme et qu'elles soient remplacées chez lui par les défauts contraires, c'est alors que se produisent les colères, les punitions et les exhortations." (Protagoras, 323d-e).

Mais on voit ici que la punition, si elle s'appuie sur l'idée que la faute est commise volontairement par un individu libre et responsable, ne porte pas seulement sur (ou contre) des actions matérielles, mais plus profondément sur les dispositions que ces actions manifestent. Ainsi, si punir est opposer un mal à un mal, punir ne prend pourtant son sens que rapporté à une structure plus vaste, dans laquelle le mal commis est censé traduire une disposition mauvaise, et le mal réactif est conçu pour redresser cette disposition mauvaise et la convertir en disposition bonne. Punir est donc un acte essentiellement sémantique, dans la mesure où il ne peut résulter que d'un décodage qui lui ôte son immédiateté (faire du mal) pour l'inscrire dans une logique plus vaste, où l'on vise l'opposition de deux dispositions dont l'affrontement des maux actif et réactif n'est que la traduction sensible.

2. Le temps de la punition : anticiper et habituer.

Mais Protagoras nous apprend plus encore :

"Personne en effet, en punissant un coupable, n'a en vue ni ne prend pour mobile le fait même de la faute commise, à moins de s'abandonner comme une bête féroce à une vengeance dénuée de raison : celui qui a souci de punir intelligemment ne frappe pas à cause du passé - car ce qui est fait est fait - mais en prévision de l'avenir, afin que ni le coupable ni les témoins de sa punition ne soient tentés de recommencer. Penser ainsi, c'est penser que la vertu peut s'enseigner, s'il est vrai que le châtiment a pour fin l'intimidation." (id., 324a).

Voilà explicité le problème du dépassement : punir, c'est avant tout commettre un crime, faire du mal. Ce mal ne se comprend que dans le cadre de l'humanité : autrement dit, punir en visant le mal commis par la punition pour lui-même, c'est retomber au niveau simplement animal (c'est le thème de la "bête féroce", associé à l'homme sans cité chez Platon comme chez Aristote) qui voit s'affronter des forces instantanées, sans passé ni avenir. Punir n'existe donc au sens strict que chez l'homme, puisque lui seul est capable de punir la faute actuelle non pas pour elle-même ("car ce qui est fait est fait", et en effet le mal réactif ne répare en rien le mal actif), mais d'une part pour la disposition manifestée (ainsi qu'on l'a vu à l'instant) et d'autre part pour l'avenir. Punir est donc une question de prévision : aussi bien pour le coupable que pour les spectateurs, punir marque la limite collective du faisable, en tant que cette limite n'est pas fixée par la nature. En effet notre puissance naturelle s'étend plus loin que notre droit politique, et c'est pour se substituer à l'impossibilité naturelle que punir intervient, entraînant le même type d'apprentissage (l'homme puni ne recommencera pas, ni les spectateurs de son châtiment, pas plus qu'une homme qui s'est brûlé ne remettra la main au feu).

Il s'agit donc uniquement de constater que la faute a été commise, et qu'il ne faut surtout pas que quiconque (ni celui qui l'a commise, ni ceux qui ont constaté qu'elle a été commise) ne puissent croire que la faute peut être commise n'importe quand, à volonté. Il faut donc provoquer immédiatement une association entre la faute et le châtiment. En constatant la faute, qui n'est qu'une action parmi d'autres, on pourrait croire que par nature, aucune action n'est bonne ni mauvaise : les actions ont lieu, point. Pour éviter que le spectacle ou le souvenir de la faute commise ne provoque une habitude, et n'engendre la multiplication des fautes, il faut marquer à chaque faute la punition : elle est l'avertissement (réprimande et rappel) qui renvoie chaque homme à sa disposition. Elle est l'action collective par laquelle les hommes se rappellent entre eux que la vertu et le vice sont deux chemins inégaux, et que l'un est meilleur que l'autre ; et ce rappel ne concerne pas uniquement les coupables, mais au sens strict toute la communauté qui a choisi de se doter d'un système de norme qui autorise cette rétribution.

3. Punir en privé et punir en public.

Mais Protagoras ne mène aucune investigation en direction de ce principe de "rétribution". On sent même que, dans la "belle totalité éthique grecque" (Hegel), qui ne connaît pas la distinction du privé et du public, punir est un acte identique dans la cité et dans la famille :

"Il faut donc attribuer cette opinion à tous ceux qui usent de punitions dans la vie publique ou dans la vie privée : or l'usage de punir et de frapper ceux qu'on juge coupables est universel" (id., 324c).

Ainsi punir est universel (c'est donc bien un trait humain), mais universel au point que l'acte du père qui punit son enfant est strictement identique à l'acte du maître qui punit son esclave ou à l'acte de l'État qui punit ses criminels. Comment envisager la spécificité d'un punir qui, loin de témoigner d'un pur pouvoir de rétorsion, se joue entre égaux, c'est-à-dire entre des citoyens qui, punis, le sont toujours en partie par leur propre puissance ? Et comment envisager le système de rétribution auquel ils ont forcément dû adhérer pour que ce châtiment ne leur soit pas une simple brutalité naturelle mais bien une réponse appropriée à leur acte - ce qui implique la structure éthique d'un mal commis proportionné à un mal commis ?

En effet, le terme qui dans cette conclusion de Protagoras est fondamental, c'est le jugement : on sait qu'il faut bien qu'il y ait un acte de jugement, puisqu'il faut primo décrypter une structure sémantique (c'est-à-dire remonter de l'action mauvaise à la disposition mauvaise) et ensuite proportionner le mal réactif au mal actif de sorte que la disposition mauvaise soit contre-balancée dans le fautif, et empêchée dans les spectateurs. Mais, avant même cela, le jugement a d'après Protagoras lui-même la culpabilité pour objet. Autrement dit, il y a une décision nécessairement préalable au fait de punir, qui consiste à poser les limites de l'action bonne ou mauvaise. Cette décision ne peut pas être de même nature selon qu'elle est prise dans le cadre d'une domination "naturelle" du châtieur sur le châtié (esclavage, paternité : dans ces cas le "puni" n'a pas à adhérer au jugement qui le fait fautif, mais seulement à le subir) ou qu'au contraire elle est prise dans la communauté politique d'où cette domination "naturelle" disparaît : dans la cité, le citoyen ne peut être puni que selon un jugement auquel il adhère (ce qui ne signifie pas qu'il le soit par sa propre force).



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Conclusion