Agrégation : Leçons de philosophie


PUNIR


II. Droit de punir et force de punir.


1. Position du problème : Hobbes (Léviathan, II, 28).

Chez Hobbes, la question du droit et de la manière de punir semble de prime abord recevoir le même traitement que dans l'explication de Protagoras. Mais, au chapitre II, 28 du Léviathan où elle est traitée, cette question trouve pourtant une précision nouvelle : punir se heurte en effet dans l'analyse de Hobbes à un droit de résistance qui est reconnu à chaque sujet du souverain.

Le cadre de la réflexion est d'emblée politique :

"Un châtiment (a Punishment) est un mal infligé de par l'autorité publique à celui qui a accompli (ou omis) une action que cette autorité juge être une transgression de la loi" (Léviathan, II, 28, ed. Sirey p. 331).

Il ne saurait ainsi être question d'englober sous le nom de punition les corrections infligées par le maître à l'esclave ou par le père aux enfants. Hobbes aborde donc immédiatement le problème de cette distinction entre punir en privé et punir en public, qui le conduit à rejeter le premier cas. Il met ainsi dans l'ombre de son analyse une pratique qu'il n'analysera pas, puisque son objet n'est que politique, et qu'il ne la considère précisément pas comme une pratique politique. Néanmoins la déchéance théorique de la punition privée n'en signifie pas du tout la disparition concrète, et l'on devra nécessairement se demander ce qu'il advient de ce punir-là.

Mais, cherchant donc un sens tout politique à la punition, Hobbes se trouve immédiatement confronté à un problème : la punition politique, en tant qu'elle est du domaine de l'institution collective, doit contrairement à la punition privée être légitime. Or son analyse du souverain et du transfert d'autorité qui le constitue l'a très tôt conduit à préciser qu'une sorte d'habeas corpus n'était pas entamé par ce transfert, et qu'ainsi il demeure licite par nature qu'un sujet cherche à se soustraire à la peine corporelle que le souverain entend lui infliger. L'analyse hobbesienne part du principe que l'homme dont on menace la vie court un risque plus grand que celui dont l'abandon de sa souveraineté le protégeait : dès lors, le simple bon sens veut qu'il recouvre instantanément sa liberté naturelle.

Mais cette analyse se transfère immédiatement à l'analyse du punir : la contrainte que le souverain exerce alors ne semble évidemment pas pouvoir faire l'objet du transfert de souveraineté, puisqu'aucun homme ne peut s'obliger à consentir à sa propre souffrance. La punition que le souverain a le droit légitime d'exercer est toujours transitive : c'est une punition sur autrui, jamais une punition sur soi :

"Dans l'institution de la République, chaque homme abandonne le droit de défendre autrui, mais non de se défendre lui-même. Il s'oblige aussi à assister celui qui détient la souveraineté, quand il s'agit de châtier autrui (in the Punishing of another) : mais non quand il s'agit d'être lui-même châtié" (id.)

Comment va-t-on alors justifier ce pouvoir de punir qui s'exerce pourtant ? Il est évident, selon Hobbes, que l'argument conduit à conclure que ce Right to Punish n'est l'objet d'"aucun don ni d'aucune concession". Il va donc falloir, pour l'expliquer, remonter au stade antérieur : c'est selon la loi de la nature que le Right to Punish existe, et non selon la loi civile.

"J'ai aussi montré plus haut, qu'avant l'institution de la République chaque homme avait un droit sur toutes choses, c'est-à-dire le droit de faire ce qu'il jugeait nécessaire à sa préservation, et donc, en vue de cette préservation, de soumettre tout autre homme, de lui nuire, ou de le tuer. Tel est le fondement du droit de châtier (Right to Punish) qui s'exerce dans toute République : en effet, ce ne sont pas les sujets qui l'ont donné au Souverain ; mais, en se désaisissant des leurs, ils ont fortifié celui-ci dans l'usage qu'il jugera opportun de faire du sien pour leur préservation à tous. Bref, on ne le lui a pas donné : on le lui a laissé, et on ne l'a laissé qu'à lui ; et, abstraction faite des limites imposées par la loi de nature, on le lui a laissé aussi entier qu'il existe dans l'état de simple nature et de guerre de chacun contre son prochain" (id. p. 332).

C'est ainsi que se dévoile l'origine du droit de punir : il tient à la loi de nature. Le Souverain ne s'est donc en aucun cas vu accorder le moindre droit de punir, puisque ce dernier n'est qu'une partie du droit naturel à la préservation par tous les moyens. Le Souverain est simplement le seul à qui ce droit n'est pas été enlevé par le pacte : chaque fois qu'il punit, il révèle que dans le corps social il est le seul qui, au sens strict, ne relève pas d'une juridiction civile mais de la seule juridiction naturelle. Il est, au plan politique, en-deçà de la cité.

Le rappel que donne la dernière phrase est clair : punir n'est pas le fait d'un "nous" qui corrigerait un de ses membres (punir s'apparentant alors à éduquer), mais bien le fait d'un "je" en guerre contre le coupable qui n'est d'ailleurs plus alors qu'un ennemi. C'est même précisément en raison de cette analyse et à sa suite que Hobbes réaffirme l'inanité politique du châtiment privé :

"De la définition du châtiment (punishment) j'infère premièrement que ni les vengeances privées ni les torts causés par des hommes privés ne peuvent être nommés, à proprement parler, des châtiments, parce qu'ils ne procèdent pas de l'autorité publique" (id.)

Dans l'ordre des conséquences qu'il tire de cette première définition, Hobbes affirme également que le châtiment divin ne saurait s'apparenter au punir dans la mesure où il n'émane pas d'une autorité humaine. Mais parmi ces conséquences, il se heurte à un douloureux paradoxe :

"Cinquièmement, que tout mal infligé sans aucune intention ou possibilité de disposer le délinquant, ou, par son exemple, d'autres hommes, à obéir aux lois, n'est pas un châtiment, mais un acte d'hostilité. En effet, sans une telle fin, aucun mauvais traitement ne saurait entrer dans la catégorie des châtiments (punishments)." (id. p. 333).

Voilà réintroduite la finalité "éducative" du punir, déjà évoquée par Protagoras. Mais elle semble ici radicalement contredire la justification qui a été donnée plus haut du Right to Punish. En effet, comment limiter par la finalité interne de l'amendement du corps civil l'exercice du droit naturel de se préserver par tous les moyens ? Le Souverain ne punit pas un égal pour l'amender mais un ennemi pour en supprimer la menace. Le fonds du paradoxe est ici, manifestement, dans la temporalité du punir. L'état de nature dont le Souverain se réclame pour punir est l'état de la pure force mécanique, dont les grandeurs ne se composent que dans l'instant. Face à l'ennemi, l'état de guerre ne cherche que la suppression de la menace actuelle. Or punir implique, on l'a vu avec Protagoras, l'anticipation et l'habitude, c'est-à-dire une considération de la durée et de l'avenir qui caractérise précisément la République. Il est donc manifestement impossible à un droit de punir considéré comme droit naturel de se trouver limité par la considération d'une finalité qui implique la temporalité habituelle d'un corps civile qui lui est, l'analyse vient de le reconnaître, postérieur et extérieur.

Ce paradoxe, qui montre un Hobbes essayant de concilier la violence naturelle du punir avec sa fin politique, est également assumé par Rousseau qui se trouve dans le Contrat Social ponctuellement proche de cette analyse de Hobbes :

"Le traité social veut la conservation des contractants. Qui veut la fin veut aussi les moyens, et ces moyens sont inséparables de quelques risques, même de quelques pertes" (Contrat Social, II, 5, ed. GF p. 71-72).

Extraordinaire formule. Il faut toujours se méfier des philosophes quand ils se réclament des dictons. C'est au fond parce qu'il a confié sa vie même à l'État que le citoyen peut être châtié :

"(...) sa vie n'est plus seulement un bienfait de la nature, mais un don conditionnel de l'État." (id. p. 72).

Mais devant les conséquences ravageuses d'une telle formule, Rousseau avance un argument plus développé, qui rejoint au fond celui de Hobbes : le citoyen coupable n'est plus une partie du corps social mais un élément extérieur qui à ce titre se voit appliquer le droit de la guerre.

"D'ailleurs tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle et traître à sa patrie, il cesse d'en être membre en violant ses lois, et même il lui fait la guerre. Alors la conservation de l'État est incompatible avec la sienne, il faut qu'un des deux périsse, et quand on fait mourir le coupable, c'est moins comme citoyen que comme ennemi. (...) un tel ennemi n'est pas une personne morale, c'est un homme, et c'est alors que le droit de guerre est de tuer le vaincu." (id).

Rousseau retrouve donc Hobbes, et même va peut-être plus loin, en imputant au citoyen lui-même le retour à l'état de nature qu'Hobbes plaçait au fondement du droit de punir. Mais dans un cas comme dans l'autre le problème demeure entier : il n'y a plus là moyen de penser une rédemption, un amendement, une éducation du coupable. Il n'est même plus question ici de faire exemple : punir, c'est pour l'État survivre. Cela signifie-t-il que la fin éthique du punir est perdue, et qu'il n'y a plus là qu'une alternative mécanique entre obéir ou quitter la cité (par la porte ou par la mort) ?

2. Réponse de Beccaria (Des Délits et des peines).

C'est chez Beccaria, un des principaux représentants des Lumières italiennes, et un des plus grands admirateurs de Rousseau, que l'on peut trouver l'étude de ce problème. Dans son traité Des délits et des peines, publié à Naples en 1765, Beccaria reprend le problème de la proportionnalité et de la légitimité du punir sous l'angle politique. Reprenant le début du Contrat Social, Beccaria analyse la constitution du pacte social comme l'abandon d'une part de liberté par chacun des contractants, en vue de garantir la liberté, la sécurité et le bonheur communs. Ce dépôt de liberté commune doit être protégé contre les usurpations : voilà la source du droit de punir :

"Il fallait des moyens sensibles pour empêcher cet esprit despotique de replonger dans l'ancien chaos les lois de la société. Ces moyens sensibles sont les peines (...) Je dis moyens sensibles, parce que l'expérience a démontré que la multitude n'adopte pas d'elle-même des règles stables de conduite (...) et qu'il faut des moyens qui frappent immédiatement les sens et se présentent constamment à l'esprit pour contrebalancer les fortes impressions des passions individuelles s'opposant à l'intérêt général" (Des Délits et des peines, paragraphe 1, ed. GF p. 62).

Ainsi il semble que l'on retrouve la position de Protagoras, mais augmentée d'une immense restriction : seul le souverain punit, parce que punir revient à protéger le commun contre le particulier. Le maître qui punit l'esclave ne "punit" pas, au sens de Beccaria : il s'arroge un droit de commettre le mal qui est usurpé, car c'est alors un excès de puissance individuelle qui est exercée par une liberté contre une autre. En cela l'analyse ne diffère pas de celle de Hobbes. Mais en cherchant à distinguer le modèle paternel-despotique du modèle politique, Beccaria oriente tout différemment le fondement même du punir : l'État ne punit pas comme il combattrait un ennemi extérieur, il corrige de façon interne des passions privées qui s'opposeraient au bien commun. L'intérêt du coupable et l'intérêt du Souverain ne s'opposent plus comme deux forces mécaniques extérieures, ce qui d'ailleurs revenait à donner au délinquant autant de force légitime qu'à son juge : cette fois, c'est une puissance d'intégration des passions qui s'opposent à une puissance de désintégration du bien commun. Tout crime est, plutôt qu'une atteinte à la conservation de l'État, un danger de surgissement du despotisme.

Beccaria va donc se soucier de faire de la punition un acte éminemment politique, et pas une résurgence du droit naturel. Il faut donc, impérativement, donner au punir des normes qui soient plus contraignantes que l'illimitation de la force naturelle que lui accordaient implicitement Hobbes et Rousseau. On cherche une limite, qui se trouve dans l'aspect juridique du problème, et qui conduit Beccaria à exposer quatre conséquences tirées de ses principes :

  1. Première conséquence (paragraphe 3) : seules les lois peuvent déterminer les peines. Ainsi, il est impossible d'illimiter le châtiment, qui ne peut donc plus être simplement fondé sur un retour au droit naturel. Au contraire, la loi est conçue comme règle de la proportion du punir, proportion à ses objets et à ses fins, c'est-à-dire aux délits d'une part et au bien commun d'autre part. L'examen des mesures de cette proportion va occuper la majeure partie du traité (paragraphe 6-26). Exigeant ainsi une norme, le punir se trouve définitivement enfermé dans les bornes civiles.

  2. Seconde conséquence (paragraphe 3) : le lien d'obligation est totale, et lie "le trône à la chaumière". Ce qui signifie que dans l'exercice du punir le souverain ne saurait être excepté du droit civil, comme c'était le cas chez Hobbes : la norme du punir tient ensemble le puni et le punisseur. Cela signifie également que le punir, fait marquant ne se joue plus seulement entre deux acteurs (un coupable et son juge) mais entre trois personnes : le souverain, le coupable, et le magistrat. Ce point essentiel comporte la réfutation de la thèse, commune à Rousseau et à Hobbes, selon laquelle le souverain punit dans le coupable un ennemi extérieur :

    "Le souverain, qui représente la société même, ne peut faire que des lois générales obligeant tous les membres, mais non pas juger que l'un d'eux a violé le contrat social, parce que la nation se diviserait alors en deux parties, l'une représentée par le souverain qui affirmerait la violation du contrat, l'autre par l'accusé qui la nierait. Il est donc nécessaire qu'un tiers juge de la vérité du fait, et qu'il y ait par conséquent un magistrat dont les sentences soient sans appel et consistent en la simple affirmation ou négation de faits particuliers" (paragraphe 3, p. 66).

    Le dilemme de la légitimité du punir trouve ainsi sa première solution dans le principe de la séparation des pouvoirs (probablement hérité de Montesquieu, que Beccaria a lu très tôt, et qui a marqué sa conversion à la philosophie : Beccaria a fait ses études à Pavie, et Montesquieu était alors très lu et abondamment commenté dans le duché d'Este).

  3. Troisième conséquence (paragraphe 3) : la cruauté des peines n'est acceptable que si elle est directement utile au bien public et ne s'y oppose pas (c'est ce principe de modération qui conduit Beccaria à s'opposer à la peine de mort). Voilà réaffirmé le principe de proportion, et mis au principe même du droit de punir la fin éthique et éducative (puisqu'une peine inutile serait selon Beccaria contraire à la vertu).

  4. Quatrième conséquence (paragraphe 4) : seul le syllogisme peut interpréter la loi. Le rapport du délit à la peine est donc un rapport rationnel et intangible, là où Protagoras semblait s'attacher à la forme du punir, tout en laissant chacun libre de déterminer la punition concrète. Cela signifie donc que le punir ne s'articule plus du tout à l'exercice d'une force naturelle de préservation, mais qu'il fait intervenir une proportion réglée et une déduction logique dont le mal actif et le mal réactif ne sont que les termes extrêmes.

3. L'adoucissement des peines (Beccaria, conclusion).

On retrouve donc au fond le même principe que chez Protagoras, qui dit que punir vise à disposer au bien en tirant l'homme hors de l'animalité. Beccaria, au paragraphe 12, reprend l'idée selon laquelle le châtiment ne peut avoir d'autre but que l'amendement du coupable et l'édification des spectateurs, ce qui implique que punir ne vise que l'avenir et pas le mal commis en la personne de son auteur. Punir n'est donc plus un mal réactif, mais un bien prospectif : le mal commis se résorbe dans le bien futur, pourvu qu'il soit encadré par des principes de proportion très stricts. Une bonne partie des querelles juridiques du XVIIIè et du XIXè siècles va être centrée sur la question de ces principes : mettant en avant la notion d'utilité sociale de la peine, Beccaria ouvre la voie à une réflexion sur l'adoucissement des punitions qui ne peut avoir de sens que dans la mesure où elles sont prospectives. Ces réflexions conduiront graduellement à abandonner les châtiments les plus cruels, et qui mènent jusqu'à la fin du XXè à la reconnaissance de l'inutilité politique et sociale de la peine de mort (que Beccaria anticipe avec courage dans le long paragraphe 28).

Cette logique de l'adoucissement de la peine conduit à remettre en cause une fonction du punir que l'on a pas évoquée frontalement jusqu'ici, et qui pourtant peut être analysée comme un de ses fondements : la visibilité de la punition. On verra, en traitant de cet adoucissement des peines, qu'elles nous conduiront à retrouver cette face "obscure" du punir, restée dans l'ombre de la politique depuis Hobbes : le punir privé.



Introduction / Première partie
Deuxième partie / Troisième partie
Conclusion