Agrégation : Leçons de philosophie


PUNIR


III. La disparition de la punition


1. Punir pour montrer la force.

Chez Hobbes et encore chez Beccaria, punir renvoie à une nécessaire manifestation du pouvoir et du châtiment. Punir s'inscrit dans une économie du visible que l'on a jusqu'ici laissée de côté, mais qui est au coeur même de la punition. Foucault, dans Surveiller et Punir (Gallimard, 1975), analyse cette "monstration" de la punition comme un aspect essentiel du punir : il y a dramatisation de la punition, mise en scène du supplice, et la souffrance est minutieusement installée dans la durée et la démultiplication expiatoire. Tout l'acte de justice est étroitement resserré autour de l'acte même du châtiment, et ne vise donc pas le corps public mais le corps privé, pas le corps social mais le corps physique. Il s'agit de manifester le pouvoir dans sa plus grande pureté : non pas de redresser, mais de montrer. Le punir est une apophasis de la force collective, mais concentrée dans les mains du souverain :

"Que la faute et la punition communiquent entre elles et se lient dans la forme de l'atrocité, ce n'était pas la conséquence d'une loi du talion obscurément admise. C'était l'effet, dans les rites punitifs, d'une certaine mécanique du pouvoir : d'un pouvoir qui non seulement ne se cache pas de s'exercer directement sur les corps, mais s'exalte et se renforce de ses manifestations physiques ; d'un pouvoir qui s'affirme comme pouvoir armé, dont les fonctions d'ordre ne sont pas entièrement dégagées des fonctions de guerre (...)" (I, 2, p. 60)

Ainsi la "proportion" du délit à la peine n'est pas une proportion simplement rétributive : sous couvert de s'enfermer dans le châtiment du coupable, c'est bien une autre fin que visait le rattachement du punir à la force de nature, une fin symbolique qui est la mise en spectacle de la puissance matérielle, et qui sans surprise renvoie le punir à une logique de guerre :

"Le droit de punir sera donc comme un aspect du droit que le souverain détient de faire la guerre à ses ennemis (...). Le châtiment est une manière aussi de poursuivre une vengeance qui est à la fois personnelle et publique, puisque dans la loi la force physico-politique du souverain se trouve en quelque sorte présentée" (I, 2, p. 52).

C'est précisément cette "vengeance" de la force du souverain qui tend à s'estomper entre la fin du XVIIIè et le début du XIXè au profit d'une administration des peines qui va adoucir la mise en scène de la souffrance.

"S'efface donc, au début du XIXè siècle, le grand spectacle de la punition physique ; on esquive le corps supplicié ; on exclut du châtiment la mise en scène de la souffrance. On entre dans l'âge de la sobriété punitive. Cette disparition des supplices, on peut la considérer à peu près comme acquise vers les années 1830-1848." (I, 1, p. 19-20)

Mais Foucault montre à partir de cette situation (symbolisée par la description du supplice de Damien, op. cit. chapitre I, "le corps des condamnés") deux choses : d'abord, qu'à la suite de Beccaria s'ouvre un vaste mouvement qui tout au long de la seconde moitié du XVIIIè met en branle le processus d'adoucissement des peines. Ensuite, que ce processus va avec une sorte de malaise de la peine : l'exécution même de la sentence se cache, comme si le souverain acceptait de prononcer la sentence mais refusait d'en assumer les conséquences concrètes. Autrement dit, l'on accepte les présupposés (disposition mauvaise et bien futur) mais pas les actes (crime, contre-violence du punir) : il est au fond dangereux de réduire la justice à cet acte ostentatoire et sanglant qui rappelle au peuple que sa seule arme est analogue à son châtiment.

En effet, dans ce punir dramatique (voir poétique), c'est le souverain lui-même qui punit directement : mais ce qui est vrai symboliquement ne l'est pas administrativement, et cette centralisation du punir implique une lourde diffraction du geste même de la punition. Tant que le punir se jouera force contre force il sera hyperbolique mais aussi hyper-bureaucratique :

"La paralysie de la justice est moins liée à un affaiblissement qu'à une distribution mal réglée du pouvoir, à sa concentration en un certain nombre de points, et aux conflits, aux discontinuités qui en résultent. Or ce dysfonctionnement du pouvoir renvoie à un excès central : ce qu'on pourrait appeler le "surpouvoir" monarchique qui identifie le droit de punir avec le pouvoir personnel du souverain" (II, 1, p. 82)

Punir devient ici non-rentable, parce que le mode fondamental de structuration du danger social lui-même change. La mutation du punir est en effet avant tout une mutation du délit, qui voir au long du XVIIIè le crime de sang disparaître au profit du crime de fraude (vol, recel, détournement, pillage, etc...). Dans une économie se convertissant lentement à la production industrielle et ses nécessaires stockage et flux de biens et de richesses, le principal danger social est le piratage de ces flux. Foucault analyse alors la mutation qui affecte la punition en mettant en avant non pas une simple humanisation des peines, mais bien une mutation dans les raisons mêmes du punir (mutation qui affecte tous les modes de la coercition, du règlement d'internat à la prison, du cabinet de la comtesse de Ségur à Cayenne) : le punir va se modifier pour s'adapter à la nouvelle situation.

2. Punir et contrôler.

Dans ce cadre, l'adoucissement de la punition ne va pas du tout dans le sens d'une proportion mieux réglée entre crime et contre-crime, mais plutôt dans le sens d'une dissémination du contrôle exercé par le pouvoir : le punir descend dans les corps et y inscrit sa marque en permanence, non plus sous la forme ostentatoire du supplice, mais sous la forme administrative de la discipline.

"C'est dire que si, en apparence, la nouvelle législation criminelle se caractérise par un adoucissement des peines, une codification plus nette, une diminution notable de l'arbitraire, un consensus mieux établi à propos du pouvoir de punir (à défaut d'un partage plus réel de son exercice), elle est sous-tendue par un bouleversement dans l'économie traditionnelle des illégalismes et une contrainte rigoureuse pour maintenir leur ajustement nouveau. Il faut concevoir un système pénal comme un appareil pour gérer différentiellement les illégalismes, et non point pour les supprimer tous." (II, 1, p. 91).

Bien sûr, ce que l'on retrouve ici, c'est le souci de l'avenir qui était affirmé par Protagoras. Le punir se recentre sur sa fonction durative : il quitte l'économie naturelle de la violence pour réintégrer l'économie politique de la gestion. On passe d'un punir militaire à un punir économique (1) :

"Punir sera donc un art des effets" (id. p. 95).

Et plus loin :

"Sous l'humanisation des peines, ce qu'on trouve, ce sont toutes ces règles qui autorisent, mieux, qui exigent la "douceur", comme une économie calculée du pouvoir de punir" (id. p. 103)

C'est cette économie que la troisième partie du livre de Foucault se donne pour tâche d'analyser : ni ostentation du pouvoir, ni contrôle judiciaire des sujets, cette économie est avant tout celle de la discipline qui descend dans les corps et, acclimatée à la gestion de la durée, y organise des contraintes et des habitudes.

Le corps est soumis parce que l'homme est assujetti : la punition se dissout dans une pratique coextensive à la société "obsédée de déperdition". Comme le montre Alain Corbin, ("L'arithmétique des jours au XIXè siècle", in Le Désir, le temps et l'horreur, essais sur le XIXè, Champs-Flammarion), la société du XIXè est obsédée par une arithmétique du moi qui, du sexe à la nourriture en passant par l'emploi du temps, capitalise toutes les fonctions du corps et de l'âme. Dépenser, perdre, gâcher, c'est un crime ; toute liberté est au fond apparentée à un délit : à force de se garder du particulier, le collectif finit par chercher à le résoudre, donc à l'assujettir.

Le pouvoir s'inscrit alors dans une économie quotidienne et permanente du punir, qui finit par se confondre avec le contrôler. Punir n'est plus essentiellement différent de surveiller lorsque la discipline militaire, la discipline scolaire et la discipline pénitentiaire sont construites sur le même modèle :

"Lentement une contrainte calculée parcourt chaque partie du corps, s'en rend maître, plie l'ensemble, le rend perpétuellement disponible, et se prolonge, en silence, dans l'automatisme des habitudes (...)" (III, 1, p. 137)

Ce modèle va culminer dans le Panopticon de Bentham, qui matérialise cette mutation du punir : punir désormais n'est plus démembrer le corps par la violence mais discipliner les individus par l'examen, l'enquête, l'observation : le pouvoir n'est plus alors qu'une vaste opération de quadrillage social qui descend jusque dans les corps.

"Quoi d'étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ?" (III, 3, p. 229).

(1) Sur ce changement de paradigme devenu l'objet d'une analyse classique, cf. G. Faraklas, Machiavel. Le pouvoir du Prince, PUF, 1997, chapitre III ("Guerre et politique") ; Kant, Projet de paix perpétuelle ; Adam Smith, La Richesse des Nations, I, 2 ; M. Foucault, « Il faut défendre la société » (cours au Collège de France, 1976), Hautes Études-Gallimard-Seuil, 1997.



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Conclusion