Agrégation : Leçons de philosophie
L'ANIMAL
1.
L'animal semble appartenir d'emblée à notre monde. Le concept
n'en intervient que pour désigner facilement, et sous un nom général,
la classe de ces êtres naturels dont par ailleurs nous avons une expérience
facile et commune. Avant de penser l'animal, nous avons toujours déjà
commencé par tisser avec les animaux une multitude de rapports riches
et divers : de la prédation à la compagnie, de l'usage à
l'image, de l'élevage au parasitisme, nous vivons dans un monde où
nous ne cessons de côtoyer les animaux.
Redescendre de cette multiplicité vécue à l'unité
d'un concept est difficile ; cette difficulté nous apparaît vite,
et elle nous lasse : il ne nous semble pas nécessaire de « penser
» l'animal puisque nous connaissons déjà les animaux. Qu'il
leur faille un nom générique nous semble compréhensible
(la science a besoin de ranger les êtres dans des hiérarchies
qui exigent le passage constant de collections de singularités à
des désignations générales), mais précisément
cette généralité et ces difficultés paraissent
tout d'abord ne poser que des problèmes terminologiques.
2.
C'est donc l'expérience elle-même qu'il nous faut affronter à
nouveau pour comprendre pourquoi l'animal n'est, dans sa généralité,
pas seulement un programme de la science mais aussi un problème de
la philosophie (le second n'excluant bien évidemment pas du tout le
premier). Il nous faut ainsi nous déprendre des animaux pour penser
l'animal, et cette opération passe par la reconquête d'une certaine
étrangeté des animaux. Qu'est-ce qui, dans mes rencontres singulières
d'animaux divers, fait question ?
Ce n'est pas seulement la vie. J'admets que l'animal vit, de même que
l'arbre et que, peut-être, tout être naturel (la nature est bien
cette puissance de croissance et de décroissance, cette phusis qui
se multiplie en myriades d'individus singuliers et vivants). Mais l'animal
bouge, et c'est par là que le problème se laisse saisir. Dans
la classe des êtres que je rencontre, certains se montrent capables
d'agir et de réagir indépendamment de mes propres actes et de
ma volonté. Qu'il m'agresse, s'enfuie, se cache, fasse du bruit, déploie
enfin toute une série de comportements à la fois familiers et
incompréhensibles, dans tous ces cas l'animal incarne de façon
singulière et manifestement autonome une puissance d'agir qui m'intrigue
: il résiste, autrement que la pierre ou que l'arbre. Résistant,
il me renvoie en même temps à lui (qu'est-ce que cet être
?) et à moi (pourquoi semble-t-il doué, sans me ressembler vraiment,
de la même capacité à s'affairer sur son milieu que moi
?).
3.
Ainsi la question que l'animal pose d'emblée est celle de sa généralité
(peut-on parler d'animal alors que je ne rencontre, et peut-être ne
connais, que des animaux singuliers et différents), mais cette question
se redouble immédiatement de celle de la différence : puisqu'en
effet il me semble pertinent de rassembler les différents animaux dans
la commune figure de cette animation incompréhensible qu'ils déploient
autour de moi, comment dois-je les « découper » sur le fond
d'un monde ?