Conclusion
Ainsi
l'erreur, qu'Heidegger aide à nous révéler, consistait
au fond à instituer un rapport humain à l'animal. Il ne
s'agit pas là d'anthropomorphisme ni d'anthropocentrisme au sens
strict, mais bien d'un certain mode du rapport. Pour comprendre en quoi
cette voie permet peut-être de penser le seul rapport possible
à l'animal dans sa généralité (puisque l'on
a vu que l'objectivation dissolvait l'animal dans sa multitude de formes
et de fonctions), il faut repartir de la « transposition »
qu'envisageait Heidegger. Une pensée qui essaye un rapport animal
à l'animal est une pensée qui considère l'animal
comme une possibilité plutôt que comme un objet. L'approche
du comportement se joue dans une tel usage de l'animal : un rapport
au milieu comme accaparement, discrimination, chasse. L'animal est alors
pensé comme une relation, une ouverture, un devenir. Le terme
de « devenir » fait bien sûr référence
au plateau deleuzien consacré au devenir-animal. Deleuze retrouve
Machiavel sur un autre plan : usare la bestia se comprend alors comme
possibilité d'un devenir permanent, qui est aussi production
de la singularité : l'antonyme de la norme, c'est l'animal comme
anomal. C'est cette singularité du rapport qui et au fond le
dernier mot de la résistance de l'animal que nous avons constatée
dès le début : devenir-animal ne signifie pas « se
transformer en » animal, mais saisir l'animal comme une des puissances
de singularisation qui nous est offerte. Cette puissance réside
essentiellement, Heidegger le saisit déjà (section 53
p. 329), dans le fait que l'animal est une certaine relation au temps
: jamais substance, toujours devenir, mobilité, bougé.
C'est comme temporalité immanente de ses aptitudes que l'animal
s'ouvre à nous comme possibilité (ou pour le dire comme
Deleuze, c'est parce que ses affects sont eux-mêmes des devenirs
que l'animal se saisit pour nous comme possibilité).
On
pourrait traiter le problème de la temporalité animale
sous trois angles : primo l'animal nous précède (il est
toujours dans le monde avant nous), secundo l'animal vit dans un autre
temps (c'est ce que nous apprend le concept d'Umwelt de Von Uexküll,
repris aussi bien par Heidegger que par Deleuze, voir Mille Plateaux
p. 314), tertio l'animal n'est pas figé dans le temps (il évolue,
comme on l'a dit au début de la troisième partie). Ainsi
si spatialement nous le cloîtrons et le contrôlons, temporellement
il nous excède. C'est là la source de sa résistance,
qui en fait plus qu'un objet rencontré : une question pour la
philosophie.