Agrégation : Leçons de philosophie
L'ANIMAL
II. La machine à agir (mécanisme ou vitalisme)
1.
L'animal complexe comme modèle.
Dans le processus qui consistait à ordonner les êtres naturels comme genre en y introduisant des coupures spécifiques, elles-mêmes spécifiées à leur tour (les espèces animales, leurs organes, etc...), on a saisi l'animal comme un degré de spécification de la puissance naturelle. Cette spécification, qui est aussi une spécialisation, a pour principe la finalité : ainsi l'animal « bouge » parce qu'il fonctionne. Il remplit certaines fonctions vers une fin : il s'inscrit (collectivement, génériquement) dans le cadre d'un kosmos (une perfection naturelle) ; mais individuellement il marche, il fonctionne, il est la synthèse complexe d'un ensemble d'actions médiatisées.
La médiatisation de ces fonctions signifie que l'animal prend sens comme complexe de parties en lui et hors de lui : il est saisi parce qu'il est compris, et il n'est compris qu'au prix de cette instauration en lui et autour de lui d'une structure de renvoi permanent (des espèces qui renvoient à des fins, des organes qui accomplissent des fonctions). L'animal se résout ainsi en une multitude de rapports internes et externes qui permettent d'ordonner un monde dans lequel l'homme atteint également une certaine saisie de ce qu'il est lui-même en tant qu'être naturel et en tant qu'être supra-naturel.
On doit alors se demander ce qui subsiste exactement dans l'animal de cette force de résistance qui se révélait dans l'expérience. Quand on le saisit comme complexe de fonctions, d'organes, de finalités, qu'est-ce qui résiste ? Une certaine combinaison d'opérations spécialisées, par lesquelles l'animal se révèle fondamentalement machine, c'est-à-dire entité complexe dont le fonctionnement est partes extra partes. Le foyer n'est que technique.
Ainsi on a pu s'abuser dans l'expérience primitive en plaçant le rapport à l'animal dans la perspective d'une certaine communauté naturelle (la fameuse oikeioisis des stoïciens, déjà envisagée par Théophraste, par laquelle c'est la co-appartenance à une nature vivante et sentante qui se révèle dans la rencontre de l'animal ) : et si, au fond, la chasse logique à l'animal permettait de mettre en évidence une illusion naturelle de la chasse concrète ? Autrement dit, n'est-ce pas à partir de mon intérêt naïf envers lui (pour le craindre, l'apprivoiser, l'utiliser ou le consommer) que j'ai investi l'animal de caractéristiques anthropomorphes ? N'y a-t-il pas tout simplement des états très complexes de la mécanique naturelle qui, bien qu'ils se prêtent à cet investissement, ne constituent au fond que des illusions de vie, au sens où la seule vie digne de ce nom serait la mienne ?
C'est cette perspective qui s'indique aussi dans les interdits bibliques : la coupure entre l'homme et les animaux, et entre les animaux eux-mêmes, s'y livre dans l'affirmation d'une coupure bien plus fondamentale, celle qui sépare l'homme de Dieu, et dans laquelle c'est ma nature qui est en jeu. Que signifie alors cette compréhension de l'animal comme complexe de « pièces » co-agissantes ?
2. Descartes et l'animal-machine.
Ce qui se joue dans l'analyse zoologique, c'est la décomposition et la recomposition de l'animal comme complexe d'organes et d'opérations normées. Supposer que l'animal n'est au fond rien d'autre qu'un tel modèle composé, c'est le rendre intégralement perméable à la pensée : c'est le réduire, in fine, à une structure logique qu'il n'a pas lui-même la faculté d'appréhender. L'animal, saisi par son autre, est plus précisément encore saisi à partir de cette altérité : dans la pensée de l'animal le geste fondateur est celui de cette objectivation.
Descartes identifie le coeur du problème dès la correspondance de mai 1641 avec Regius : la continuité ontologique aristotélicienne tendait à rendre prépondérante une communauté d'âmes, l'homme possédant les mêmes facultés de l'âme que l'animal. Cette communauté d'âme renforçait le sentiment naturel de proximité avec l'animal : il faut donc remplacer le lexique de la psychologie par celui de la force :
« Non admitto vim vegentadi & sentiendi in brutis mereri animae appellationem, ut mens illam meretur in hominum ; sed vulgus ita voluisse, quia ignoravit bruta mente carere, atque idcirco animae nomen effe aequivocum, respectu hominis & brutorum » (AT III, p. 370).
« Je n'admets point que la force végétative et sensitive dans les brutes mérite le nom d'âme, comme l'âme mérite ce nom dans l'homme ; mais le peuple l'a ainsi voulu, parce qu'il a ignoré que les bêtes n'ont point d'âme et que par conséquent le nom d'âme est équivoque à l'égard de l'homme et de la bête » (Alquié II, p. 331 ; on note que la traduction - reprise de l'édition de 1724-25 - ignore la distinction latine entre mens et anima, qui est pourtant le principe de l'intelligibilité de la décision cartésienne : les bêtes brutes n'ont pas d'âme parce qu'elles n'ont pas d'esprit).
On passe ainsi de l'âme à la simple vis, la force : l'animal n'est que le lieu des forces, et cette coupure est rendue doublement nécessaire. D'une part en effet il est impossible de supposer que l'âme soit substantiellement triple :
« Primum itaque, quod ibi minus probo, est quod dicas Animam homini esse triplicem ; hoc enim verbum, in mea religione, est haeresis » (id. p. 371).
« La première chose donc que je ne saurais approuver dans vos thèses, est ce que vous dites que l'âme de l'homme est triple : ce mot est une hérésie parmi ceux de ma religion » (Alquié, II, p. 332).
« Sed nulli praeiudicio magis omnes assevimus, quam ei, quod nobis ab ineunte aetate persuasit, bruta animantia cogitare » (lettre à Morus du 5 février 1649, AT V, p. 275-276).
« Mais le plus grand de tous les préjugés que nous ayons retenu de notre enfance, est celui de croire que les bêtes pensent » (Alquié, III, p. 884 : là encore, la traduction masque la problématicité du texte ; Descartes ne dit en effet pas « croire que les bêtes pensent » mais « penser les bêtes comme dotées d'âme », ce qui est techniquement beaucoup plus précis).
Il s'agit donc de détruire ce préjugé, de cesser cette inférence illégitime de l'apparence à l'être (par où le discours sur l'animal est paradigmatique du discours sur les apparences), et de révéler la nature de l'animal en produisant la seule structure logique véritablement nécessaire à son analyse : celle du jeu des forces partes extra partes.
Les lieux essentiels de cette analyse cartésienne sont connus : il s'agit de la cinquième partie du Discours de la Méthode et de la Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646. Le Discours, cherchant à « démontrer les effets par les causes », imagine un homme seulement organique, un composé de parties matérielles dans lequel ne se trouve aucune puissance de penser, mais seulement « un de ces feux sans lumière» comparable à la puissance calorifuge de la fermentation du foin ou du raisin. Or un tel composé organique, strictement matériel, est précisément ce par quoi l'animal nous ressemble : en effet on explique par ce principe toutes les « fonctions (...) de ce corps ». Voilà expliqué le « bougé » de l'animal, par de seuls effets matériels (sur tout ce passage, les références viennent du Discours V, AT VI, p. 43-44).
C'est cette suffisance de l'explication causale par le jeu des forces matérielles qui légitime la thèse des animaux-machines. Le passage vaut d'être cité in extenso :
« Et je m'estois icy particulierement aresté a faire voir que, s'il y avoit de telles machines, qui eussent les organes & la figure d'un singe, ou de quelque autre animal sans raison, nous n'aurions aucun moyen pour reconnoistre qu'elles ne seroient pas en tout de mesme nature que ces animaux (...) » (id., p. 56).
Ainsi l'explication matérielle suffit et l'animal n'est qu'un mécanisme où se composent des forces brutes : pas de puissance propre de penser qui justifie cette dentification naïve d'une « âme des bêtes ». Plus encore, Descartes ajoute qu'une machine qui tenterait semblablement de mimer l'homme serait immédiatement démasquée par l'absence de la parole. Il ne s'agit pas d'attribuer à l'homme seul la capacité phonatoire au plan organique : c'est la puissance de parler qui est en jeu. C'est au fond le même argument qui se trouve d'ailleurs immédiatement repris sous une autre forme :
« (...) bien qu'elles fissent plusieurs choses aussi bien, ou peutestre mieux qu'aucun de nous, [de telles machines] manqueroient infalliblement en quelques autres, par lesquelles on découvriroit qu'elles n'agiroient pas par connoissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel, qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particuliere disposition pour chaque action particuliere ; d'où vient qu'il est moralement impossible qu'il y en ait assez de divers en une machine, pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie, de mesme façon que nostre raison nous fait agir » (id. p. 57).
C'est ainsi la plasticité des capacités humaines qui est opposée à la spécialisation des fonctions animales : la raison offre à l'homme une potentialité multiple que l'animal n'atteint jamais puisqu'il se caractérise au contraire par la détermination rigide d'un certain nombre d'actions qu'il peut accomplir. La Lettre à Newcastle, après avoir répété la thèse selon laquelle l'animal se caractérise par des dispositions fixes que la nature a inscrites en lui sous forme de combinaisons organiques, reprend ce critère du langage :
« Enfin il n'y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que nostre cors n'est pas seulement une machine qui se remue de soy-mesme, mais qu'il y a aussi en lui une ame qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion » (AT IV, p. 574).
Ainsi nous apprenons d'abord que notre corps lui-même est une telle machinerie animale, et que la parole n'est alors que le signe extérieur de l'existence d'une âme intérieure : la parole, et non pas l'expression, car l'animal est capable d'exprimer par des cris et des gestes les passions qui l'agitent, en tant qu'elles ne sont elles-mêmes que des résultats mécaniques de compositions organiques. Toute action animale n'est donc que la résultante du jeu des forces en lui : force, et jamais âme. On a alors trouvé le moyen de comprendre cette résistance de l'animal : c'est la disposition des organes. Le « bougé » animal ne se conçoit que comme une conséquence, un effet de la composition des forces en lui : la résistance n'est qu'un effet de réel de l'animal. Mais pourtant la coupure semble laisser subsister une certaine parenté : après tout, à l'exception de la parole, rien ne distingue mon propre corps humain d'une telle machine animale, selon les termes de la Lettre à Newcastle. Il faut pour comprendre ce point revenir à la Lettre à Morus du 5 février 1646. Descartes y distingue en effet brute et animal.
« (...) certum est in corporibus animalium, ut etiam in nostris, esse ossa, nervos, musculos, sanguinem, spiritus animales, & reliqua organa ita disposita, ut se solis, absque ulla cogitatione, omnes motus, quos in brutis observamus, cire possint » (AT V, p. 277).
« (...) il est certain que dans le corps des animaux, ainsi que dans les nôtres, il y a des os, des nerfs, des muscles, du sang, des esprits animaux, et autres organes disposés de telle sorte qu'ils peuvent produire par eux-mêmes, sans le secours d'aucune pensée, tous les mouvements que nous observons dans les bêtes » (Alquié, III, p. 885).
Voilà dans la même phrase deux mots pour dire l'animal : animales et brutes, animaux et bêtes, ne désignent pas la même chose. D'un côté l'animal, qui désigne l'ensemble des organes et de leurs fonctions, et qui nous est commun avec les animaux. De l'autre les bêtes, qui sont ces vivants privés d'esprit et radicalement distinct de nous. Dans le Discours comme dans l'ensemble des Lettres, Descartes respecte strictement cet usage selon lequel l'animal est le genre, auquel en tant que tel nous appartenons par notre corps, tandis que la bête désigne spécifiquement les corps qui ne sont qu'animaux. Bien que la zoopsychologie ne soit plus de mise, on retrouve donc transposée la distinction des théria et des zôa grecs. Si l'intelligibilité de l'animal a obligé la pensée à entrer dans les corps pour y découper des parties séparées qui jouent les unes sur les autres, si le découpage métaphysique entre ces corps mécaniques et les hommes est bien essentiel, il ne faut donc pas aller trop vite : Descartes accorde à l'homme la possession de cette substance pensante étroitement unie à son corps, mais ce corps lui-même est bien de nature animale, et si l'animal est machine ce n'est pas pour autant un pur objet offert à notre domination aussi neutre et étrangère que si elle s'exerçait sur une pierre.
3. Les limites du mécanisme.
Les limites de l'animal-machine sont donc importantes : il ne peut servir à tracer une ligne de démarcation univoque entre l'homme et l'animal, puisque l'homme est lui-même animal, et que par ailleurs ce n'est que dans l'ordre du connaître que cette réduction à la machine a un poids. Elle ne sert qu'à démontrer les effets par les causes, et en montrant que la fiction de la machine suffit à expliquer l'animal (dans l'homme comme corps, ou dans la bête comme être), il ne faut pas pour autant en déduire que les animaux sont des machines. Il faut maintenir en effet que le mécanisme ne relève que de la ratio cognoscendi, pas de la ratio essendi (il est de toutes façons impensable pour Descartes que l'homme puisse dire le « dernier mot » de la création : l'être même de l'animal, ses fins et sa dignité propre, n'appartiennent qu'à l'ordre des essences que Dieu seul entend complètement). Cette précision fondamentale oblige à une certaine prudence, en particulier dans l'interprétation du statut qui est ainsi fait à l'usage de l'animal. Descartes n'a en effet jamais voulu faire de l'homme le « maître et possesseur de la nature », et on sait depuis les commentaires heideggeriens les conséquences désastreuses d'une mauvaise lecture de cette fameuse citation de la sixième partie du Discours : il ne faut en aucun cas y omettre le « comme » (« (...) nous rendre comme maistres et possesseurs de la nature », AT VI p. 62).
Autrement dit, cette maîtrise n'est elle-même qu'une fiction explicative : le seul véritable maître et possesseur de la nature est Dieu. Partant les démarches explicatives de Descartes, qui ne valent que dans l'ordre de la connaissance, ne peuvent avoir pour corrélat une improbable autorisation donnée à l'homme d'« arraisonner » la nature, animaux compris. Bien plus, un passage d'une lettre à Élisabeth invalide explicitement cette interprétation :
« (...) si on s'imagine qu'au dela des cieux il n'y a rien que des espaces imaginaires, & que tous ces cieux ne sont faits que pour le service de la terre, ny la terre que pour l'homme, cela fait qu'on est enclin a penser que cete terre est nostre principale demeure, & cete vie nostre meilleure ; & qu'au lieu de connoistre les perfections qui sont veritablement en nous, on attribue aux autres creatures des imperfections qu'elles n'ont pas, pour s'eslever au-dessus d'elles, & entrant en une presomption impertinente, on veut estre du conseil de Dieu, & prendre avec lui la charge de conduire le monde, ce qui cause une infinité de vaines inquietudes & fascheries » (Lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645, AT IV, p. 292).
Voilà donc un passage qui remet en perspective la thèse trop souvent résumée de façon simpliste selon laquelle l'animal n'étant qu'une machine il ne saurait être qu'à disposition d'un usage illimité et d'un gouvernement absolu de l'homme, usage et gouvernement métaphysiquement fondés sur une différence essentielle entre la res extensa, domaine de la nature animale, et la res cogitans, apanage de l'homme. Or l'homme lui-même participe de cette nature animale, et même comme res cogitans il demeure toujours soumis à un ordre temporel des raisons largement imparfait. C'est cet ordre imparfait dû à un entendement limité qui explique sa soumission à Dieu, et qui interdit une telle interprétation.
C'est également cet entendement fini qui rend raison de l'analyse de l'animal, c'est-à-dire de sa décomposition en parties organiques et mécaniques en tant qu'elle est nécessaire à une connaissance de l'animal (dans la bête comme dans l'homme, puisque comme l'affirme le Discours de la Méthode, V & VI, c'est de la médecine humaine que l'on peut attendre les plus grands développements si cette thèse de l'animal-machine est comprise). La mécanisation de l'animal n'est donc qu'un geste heuristique. Son rôle ? Accomplir la coupure qui est nécessaire à la science.
L'essentiel
est en effet dans la coupure. C'est le geste que Descartes retient d'Aristote,
parce que c'est le geste fondateur du savoir naturel (non pas la coupure
en général, mais la coupure particulière entre l'homme
et l'animal). C'est en effet le geste de la mise à distance, de l'institution
de l'écart qui permet le regard de la science. Il fallait objectiver
la bête pour y lire l'animal, même si cet animal demeure comme
tel l'élément même dans lequel nous nous mouvons. Le
génie naturel qui dispose dans les corps vivants ces parties et ces
organes afin qu'ils accomplissent des fonctions précises et spécialisées
ne pouvait être saisi qu'à partir du dépassement de
l'illusion enfantine de l'âme des bêtes, car cette illusion
m'empêchait d'atteindre dans la bête ce qu'a fortiori j'ai du
mal à séparer en moi : le mécanisme subtil des pièces
qui jouent. Il faut pourtant faire droit à cet animal que la science
a dû écarter pour y expliquer la bête mécanique.
Cet animal est auto-affection, spontanéité d'un vivant dans
lequel je saisis empiriquement autre chose que l'organisation interne d'un
mécanisme qui exige la tenue à distance. En cela la distinction
cartésienne entre la bête et l'animal est fondamentale : elle
laisse subsister, à côté du geste épistémologique,
une présence de l'animal qui reste à interroger.