Agrégation : Leçons de philosophie


L'ANIMAL



I. La différence (diérèse ou classement)


1. La prédation.

L'animal se rencontre primitivement dans un monde parcouru de nécessités : celui de la prédation. Il existe des êtres vivants que je crains et que je fuis parce qu'ils sont dangereux, et d'autres que je recherche et que je poursuis parce qu'ils sont mangeables. Cette partition primitive des animaux par la prédation me fournit un ordre de classement assez simple, qui se compliquera au besoin (dans quel milieu se trouve tel ou tel animal, comment l'éviter ou l'attraper, quels sont les animaux dangereux et à quel degré, quels sont inversement les animaux recherchables et à quel degré). Je découvre par là que la définition de l'animal commence dans l'horizon d'un rapport à l'animal, rapport qui est celui de la proie à son prédateur. C'est dans ce rapport que l'essentiel de la problématique se livre d'un seul coup : d'une part l'animal me résiste, d'autre part cette résistance dans le cadre de la prédation peut me pousser à jouer indifféremment l'un des deux rôles (proie ou prédateur), enfin cette résistance et ce double jeu m'entraînent immédiatement dans la direction d'un certain classement des animaux. Ainsi la définition se révèle participer primitivement d'un art de la chasse.

2. La définition comme chasse logique : Platon.

Lorsqu'il utilise dans le Sophiste l'image de la chasse pour qualifier le processus de définition d'un objet, Platon se souvient de cette réversibilité de la prédation qui caractérise le rapport primitif à l'animal. En effet, Socrate le Jeune et l'Étranger commencent par appréhender le sophiste lui-même comme un prédateur : en 221e-223a, le sophiste est défini, à partir de sa parenté avec le pêcheur, comme ce chasseur qui traque les hommes en vue d'un salaire en prétendant les instruire. Mais ce chasseur se trouve rapidement chassé lui-même : si le sophiste chasse concrètement les « proies » que sont ses auditeurs, les protagonistes du dialogue se mettent à leur tour à le chasser. La réversibilité de la prédation, dans laquelle le sophiste est soudain devenue la proie logique du philosophe, montre deux choses : primo, le sophiste est un animal habile. Secundo, la chasse ne vise pas seulement à attraper sa proie, mais s'assurer qu'il s'agit bien de la bonne proie. La chasse révèle ainsi que le rapport à l'« animal » sophiste est un rapport discriminant. C'est pour cette raison que la capture logique du sophiste comme chasseur d'hommes n'est pas satisfaisante : en effet, cette définition est loin d'être unique. Socrate et l'Étranger se montrent capables de produire six définitions différentes du sophiste ; six dispositifs de piégeage logique dans lesquels on pense capturer chaque fois l'animal, et dont la multiplicité même montre l'insuffisance. A une espèce doit correspondre une chasse, c'est-à-dire une discrimination efficace qui ne capture que le seul animal recherché. Or le sophiste est divers et se dérobe donc comme proie :

« Vois-tu maintenant combien il est vrai de dire que cet animal est divers et justifie le dicton : il ne se prend pas avec une seule main » (226a).

Il s'agit donc bien de préhension-prédation : il faut attraper l'animal chassé. Pour ce « gibier » il faut créer un filet logique, qui par divisions successives parvienne à l'assigner tout en rendant compte de sa diversité. C'est ce que permettra la détour par la critique de Parménide, qui en rendant raison de la production d'images fausses donnera au sophiste sa place dans la division spécifique du genre des producteurs d'images. Chasser, c'est donc utiliser des critères disjonctifs jusqu'à enfermer la proie dans un espace propre qui permettra de la saisir logiquement (c'est-à-dire de la laisser subsister à disposition du chasseur, qui l'y retrouvera à sa guise). Ce processus peut-il être répété à propos de l'animal ?

Les mêmes personnages en font l'essai dans le dialogue immédiatement suivant : le Politique. Partant du genre « science », ils cherchent à cerner la science politique. Ayant établi qu'elle s'apparente à un certain pastorat portant sur les êtres vivants, il leur faut maintenant diviser ce nouveau genre en espèces distinctes et complètes. Socrate, enthousiaste, propose alors de résoudre d'emblée le problème qui se dessine : il divise le genre animal en bêtes d'un côté et hommes de l'autre (262a sq.). L'Étranger le reprend alors : il n'a pas vu le danger qu'il y a à diviser si vite, en découpant dans le genre une petite partie opposée à tout le reste. A travers trois exemples, l'Étranger va lui montrer son erreur : diviser l'élevage en élevage des animaux et élevage des hommes, c'est bien obtenir deux parties (meros) du genre, mais pas forcément deux espèces (eidos).

Les trois contre-exemples utilisés par l'Étranger possèdent chacun leur leçon propre. D'abord, cette division s'apparente à la division politique entre Hellènes et Barbares : une telle division est le fait des Hellènes eux-mêmes, elle ne « saisit » pas le barbare, elle le rejette. Ce n'est pas la une modalité de la chasse, laquelle, même logique, est forcément tournée vers l'objet chassé : c'est une pratique désordonnée de la coupure. Le second exemple, qui divise le genre « nombre » en « dix-mille » d'un côté et tous les autres nombres de l'autre, creuse encore le problème : « tous les autres nombres » ne sont pas saisis dans leur nature mais dans leur défaut. Ils n'ont d'espèce dans la division que par leur caractère commun de n'être pas « dix-mille ». Le troisième exemple, qui vient un peu plus loin (263d-e), va synthétiser les enseignements des deux premiers : une grue, c'est-à-dire un animal, ne ferait pas autrement que Socrate le Jeune. Appelée à diviser le genre vivant, elle opposerait certainement les « bêtes » (comprises comme non-grues) et les grues. Ainsi d'une part elle commettrait l'erreur logique de constituer une espèce (les bêtes) sur un critère dichotomique exclusivement négatif, et d'autre part elle commettrait l'erreur politique de constituer une autre espèce (les grues) sur un critère exclusivement subjectif) : les animaux qui sont comme elle. Or précisément l'homme est l'animal qui, doué de raison, doit être capable d'un autre type de prédation, dans lequel il ne s'enferme pas dans le critère subjectif (moi / non-moi) : la méthode de la science implique que la simple division homme-animal ne se suffise pas, et qu'il faille la produire en fonction d'un critère commun à l'homme et à l'animal, faut de quoi elle n'est que la transposition taxinomique de la doxa. L'exemple des Barbares est là pour rappeler à quel point ce type de glissement est dangereux : si l'identification de l'animal au non-humain est aussi peu réfléchie, rien n'empêche de faire passer ensuite dans le non-humain tout ce que l'on voudra (femmes, enfants, vieillards, esclaves, barbares).

Ainsi « chasser logiquement » l'animal, c'est bien discriminer, mais cette discrimination doit s'appuyer sur un critère (que le Politique, ne voulant produire, se contente de remplacer par la prudence méthodologique qui consiste à diviser en parties égales). Mais il ne faut pas se contenter de critères disjoints : il faut penser dans les territoires qu'ils découpent la variation cohérente (l'animal, réparti en catégories, n'est pas plus fixe dans l'espèce que dans le genre).

3. L'animal comme sujet naturel : Aristote.

Aristote expose la source de cette difficulté de classement : refusant la dichotomie platonicienne dans les Parties des animaux (I, 2-3), et sans peut-être voir à quel point elle a un sens pratique (dans le Politique du moins), il met en place comme seul ordre possible de l'enquête un système de classement qui combine critère disjonctif et variations cohérentes . Le paradigme de la chasse qui quadrille des territoires logiques pour acculer l'animal à une définition est remplacé par une technique plus efficace, dans laquelle la « capture » logique de l'animal ne peut se faire qu'à la lumière de son statut ontologique.

L'animal est en effet le lieu d'une difficulté épistémologique importante : autrement dit il ne « bouge » pas seulement concrètement, il « bouge » aussi ontologiquement, par où il « résiste » épistémologiquement. La partition aristotélicienne des sciences fait de la zoologie une partie de la physique : l'animal se saisit donc bien sur le fond de la phusis, cette puissance de croissance ininterrompue, produisant et reproduisant sans cesse de nouvelles formes singulières appelées à croître et décroître. Mais la physique pose justement le problème d'une science théorétique du changeant. Pris dans la réalité sublunaire, l'animal appartient en effet à cet ordre des êtres mobiles, fuyants, muables ; il faut même reconnaître qu'il est, de toutes les réalités, celle qui exprime au plus haut point cette puissance de changement qu'est la nature : il est singulièrement mobile. C'est ce « bougé » de l'animal qui le constitue en objet de la physique, et c'est lui qui résiste à la capture.

Pour résoudre cette difficulté, il faut en passer par l'appréhension finaliste de l'animal. Organiser les animaux dans un système d'analogies descriptives (Histoire des animaux) ne suffit pas, il faut référer ce quadrillage logique à une finalité naturelle (Parties des animaux) qui rende compte du « mouvement des animaux » (dont Aristote a tenté de faire la théorie) en le référant à la mobilité physique qu'il exprime en tant qu'elle a un sens. C'est ce sens, la fin de chaque organe et de l'animal lui-même, qui organise l'animal (au sens où il devient un outil vers l'accomplissement d'une fin) et qui rend cohérentes les variations. C'est à ce prix qu'il devient possible de le constituer comme sujet de ses propres transformations, qui ne sont plus seulement le « bougé » de l'irréductible contingence, mais aussi l'expressivité même de la puissance naturelle en tant qu'elle se concentre dans un sujet.

Concentrée dans un sujet, elle s'y concentre à nouveau en noeuds de force qui sont les organes, et cette perfection des formes singulières que prend la puissance naturelle s'atteste dans leur analogie même. L'animal, enfin « capturé » par la connaissance, est saisi comme foyer de puissance naturelle, point d'expression de la mobilité du monde en tant qu'elle est ordonnée par les fins.

Mais cet ordre est encore trop abstrait : il faut dire aussi comment il se décompose. L'animal, c'est-à-dire l'empsuchôn, le vivant animé, s'inscrit dans une hiérarchie des puissances naturelles : en chaque animal la matière est informée à un certain degré, et ce degré d'information, appelé âme, ou forme du corps, est le principe de classement vertical des êtres naturels (De l'âme, II, 2). Ainsi si tout être vivant est « animé » au sens technique (c'est-à-dire doté d'une certaine âme), l'animal est caractérisé par sa sensitivité : il n'est pas réduit à la faculté nutritive et n'atteint pas non plus la faculté dianoétique (bien que parfois Aristote doive lui reconnaître une certaine phrônesis due à son usage de la mémoire). Mais Aristote prend soin de le préciser : ces degrés de l'âme, qui sont autant de facultés (nutritive, motrice, sensitive, dianoétique), ne sont distingués que par la raison. Cela signifie que c'est sur le fond d'une essentielle continuité ontologique qu'Aristote vient distinguer logiquement des paliers et des étapes distinctes. Par conséquent, le chasseur se retrouve bien près de sa proie, et la saisie logique de l'animal retrouve cette proximité étrange qu'éprouvait déjà la rencontre concrète des animaux.

4. L'intangibilité des barrières.

Est-ce là un indice, conforme à la réversibilité de la prédation déjà évoquée, de la sauvagerie possible de l'homme ? Cette appartenance au monde animal me saisit-elle complètement ? Il faut se méfier d'une compréhension simpliste de la proximité de l'animal : il n'y a pas là seulement l'indice d'une bestialité résiduelle. La continuité ontologique ne doit en aucun cas masquer la puissance des discontinuités qui la rythment. Il suffit pour s'en convaincre de comparer les mots : Platon dans le Sophiste et dans le Politique ne parle des animaux que comme des « bêtes sauvages » (thèria), Aristote en revanche les considère comme des vivants naturels (zôa). D'un côté le vocabulaire de la bestialité (thèrion), de l'autre celui de la naturalité (zôon). L'animal est l'être dans lequel je rencontre ensemble la nature en tant que je lui appartiens, et la sauvagerie en tant qu'elle est ma limite : ayant accompli un pas supplémentaire dans la perfection naturelle, je ne suis plus capable du sauvage. Cette modalité de la coupure est évidente du point de vue politique.

Aristote en effet, lorsqu'il qualifie l'homme comme perfection des formes naturelles, lui attribue deux caractères propres que l'animal ne connaît pas et sui sont puissamment liés l'un à l'autre : le logos et la communauté politique (l'homme comme zôon politikôn dans les Politiques, I, 2, 1253a3, et comme zôon logôn echôn en 1253a8). A ce propos, les thèria réapparaissent comme repoussoirs :

« L'homme qui ne peut pas vivre en communauté ou qui n'en a nul besoin, parce qu'il se suffit à lui-même, ne fait point partie de la cité : dès lors c'est un monstre (thèrion) ou un dieu (théos) » (I, 2, 1253a29).

Ainsi l'homme ne se confond-il pas avec l'animal comme bête mais avec l'animal comme vivant : il n'est plus capable du sauvage et pas encore du divin, mais il est toujours de l'ordre biologique de l'animé naturel, sur le fond duquel toute coupure se comprend. Il n'est plus possible à l'homme de devenir-animal (ce pour quoi Platon, dans le Politique, 275c-e, réfutera finalement le modèle du pastorat en invoquant précisément la nécessité que le pasteur soit spécifiquement différent du troupeau : l'homme ne peut plus être pasteur de l'homme, et le pastorat ne peut pas fonctionner comme modèle de l'art politique, parce qu'il est aussi impossible à l'homme de redescendre en-dessous de l'homme - comme troupeau - que de s'élever au-dessus de lui - comme berger).

La Bible est un autre lieu de cette rigidification du système des animaux . Les interdits bibliques portant sur la consommation des animaux impurs proviennent du même type de rigidification des barrières interspécifiques : ainsi le porc n'est absolument pas interdit pour des raisons d'hygiène, mais parce qu'il ne rumine pas alors qu'il a le pied fendu (or ce sont là deux critères disjonctifs qui ne devraient jamais être séparés dans la classification des animaux). De même on interdit le serpent (animal terrestre sans pattes), la plupart des insectes (animaux terrestres qui volent ou cherchent à imiter le vol), l'anguille (poisson sans écaille) et l'autruche (oiseau qui marche). Ces animaux sont interdits à la consommation, et donc exclus de la rencontre prédatrice naturelle de l'animal, parce qu'ils sont impurs : ils transgressent les limites de l'ordre divin de la création.

L'héritage de l'interdit biblique entérinera donc assez facilement l'ordre aristotélicien, qu'il connaît empiriquement, mais il y greffera un autre sens : celui de la hantise de l'interspécisme. L'espèce est fixe, toute incertitude serait entendue comme une résurrection insupportable de la puissance de mutation latente dans la nature. Ce que le système aristotélicien exalte, l'ontologie scalaire des chrétiens en fait un véritable piège étanche duquel l'animal n'a pas le droit de sortir. L'essentielle continuité est gommée au profit de la distinction réelle des âmes et de la cristallisation des espèces. Dans le système de seuils et de différences hérité d'Aristote, l'insistance sur la nature divine de l'homme révèle qu'une coupure demeure plus importante que les autres : celle qui achève d'ordonner l'animal tout en saisissant aussi l'homme. L'animal cesse de bouger : il est peu à peu objectivé (donné par Dieu à Adam qui est chargé de le nommer, et témoignant dans cette nomination comme dans son ordonnancement dans un classement du pouvoir divin). Fondamentalement, cette coupure stricte entre les espèces animales ne fait donc que rappeler et renforcer la coupure la plus forte : non pas celle qui sépare l'animal de l'homme, mais celle qui sépare l'homme de Dieu.

5. Fin de la chasse : l'animal saisi.

Néanmoins il a fallu, pour rendre compte de la mutabilité animale comme pour la réduire à l'immobilité, « descendre dans l'animal ». Il a fallu affirmer que les animaux sentaient, touchaient, désiraient, et que ces mots avaient un sens pour décrire l'animal comme foyer de ses actions. Il a fallu découper l'animal, dissocier ses organes, recomposer des sous-entités singulières autour de ce foyer. Il a donc fallu poser que l'animal comme nature s'offrait à la pensée par l'unique voie de son analyse, dernière métamorphose de la prédation logique de l'animal. La chasse est achevée : l'animal est en pièces.



Introduction
Première partie / Deuxième partie / Troisième partie
Conclusion