Agrégation : Leçons de philosophie
L'ART A-T-IL UNE HISTOIRE ?
Demander
si l'art a une histoire exige qu'on élucide le rapport de l'art à
sa temporalité, avant de réfléchir sur cette configuration
du temporel qu'est l'histoire, considérée comme événement
de la culture humaine. L'art, dans sa dimension la plus large de production,
est en effet soumis au devenir naturel de sa genèse, à l'historicité
de sa production, qui a lieu dans un temps et dans un espace précis,
résulte de l'initiative d'un agent et dépend des circonstances
hic et nunc de sa réalisation et de sa réception. L'art, comme
production, est un événement historique. Mais le contexte
de la production (pour l'art comme pour la technique) fait apparaître
immédiatement cette temporalité comme permanence (et non plus
devenir).
Toute production est en effet déterminée par ses conditions
de réalisation effectives, qui concernent l'état de la culture
qui rend cette production possible, l'histoire des techniques (des matériaux,
des capacités, des savoirs-faire) mais aussi l'histoire de styles
et des genres, qui déterminent pour la production d'art son quoi
et son comment (quoi produire et selon quelles techniques ?). Les conditions
qui déterminent la production comprennent non seulement les conditions
de réalisation effective (comment faire) mais aussi celle de leur
réception. Produire, qu'il s'agisse des Beaux-Arts ou de la technique,
c'est s'inscrire dans un certain moment de l'histoire du goût et de
la demande. Le contexte historique de la fabrication et de l'accueil des
oeuvres fait apparaître le produit comme changement, modification
sur le fond permanent de la tradition (même si cette permanence est
relative, et relève de la longue durée, non d'une éternité
atemporelle).
Cette tradition détermine d'abord les conditions effectives du faire (quel matériau, quel savoir-faire utiliser) mais elle se réfléchit comme norme, comme prescription à l'égard du faire. L'art est en relation avec son histoire dans la mesure où le produire est en relation avec sa tradition. L'histoire apparaît alors comme le fond de détermination de l'art, - son passé, comme sa condition de possibilité.
2. Histoire et essence.
Réfléchir
sur le rapport que l'événement entretient avec sa tradition,
réfléchir sur le rapport que le présent entretient
avec son passé, c'est penser l'histoire non comme présent
qui change, mais comme évolution qui dure. Or l'évolution
suppose que soit déterminé le sujet de l'évolution,
qu'il y ait un même qui change. Alors, l'historicité de l'art
(comme devenir des cultures humaines) pose le problème de l'identité
de cet art qui change, qui varie au cours de son histoire et donc exige
qu'on réfléchisse le rapport de l'histoire de l'art et l'histoire
générale de la culture.
S'il s'agit de réfléchir sur l'identité de cet art
qui varie, l'histoire pose la question de l'essence. Penser l'histoire comme
évolution, c'est penser le devenir d'une essence, soit fluctuation
contingente autour de sa nature propre (position antique), soit développement.
Tout dépend du rapport conceptuel qu'on établit entre devenir
et rationalité. C'est donc ici le concept d'histoire qui est déterminant.
Pour donner à "l'histoire" son sens moderne, hégélien,
il faut penser le développement comme processus, réalisation
rationnelle et effective de l'essence dans l'histoire et non comme maturation
de l'art réalisant son essence (sa nature, son type : Vasari).
3. Histoire de l'art.
Alors,
la question devient celle du statut du devenir temporel des cultures. Que
devient l'art dans cette perspective ? L'histoire de l'art concerne le devenir
des civilisations. Elle fait partie du devenir des sociétés
humaines sans qu'on sache pour autant définir la place de l'art au
sein de la culture, car le rapport entre art et culture est lui même
historique. En ce sens, l'art reçoit une histoire spécifique,
celle de la constitution historique de son concept et de son autonomie au
sein de la culture occidentale. On voit historiquement se poser au XVIIIe
siècle le problème de la spécificité des beaux-arts
et de la différence entre arts du beau, arts appliqués, technique
et industrie, même si ce que nous appelons aujourd'hui "art" existait
bien avant de recevoir un statut spécifique. Mais du coup, la détermination
historique du concept d'une essence de l'art (comme beaux-arts) fait apparaître
l'art comme un trait anthropologique permanent, constituant (de même
que le travail, le langage) le concept, sinon universel du moins transculturel,
d'une humanité productrice.
En tant que tel, l'art (ce serait valable aussi pour la technique) fait
l'objet d'un intérêt, dont résulte la discipline "histoire
de l'art". La discipline de l'histoire de l'art pose un problème
épistémologique précis, qui éclaire en retour
les problèmes méthodologiques que pose toute connaissance
du passé. La méthode, dont l'historiographie attend la reconstitution
objective des faits du passé, exige en matière d'histoire
de l'art que l'on définisse ce qu'est un style, et le concept de
style dépend de la définition de l'art, dont il fournit la
norme. C'est ainsi la norme de l'art qui permet la rétrodiction.
Cela fait apparaître que l'objectivité de l'histoire n'est
pas simple, et l'histoire de l'art semble plutôt être l'histoire
du goût.
Le problème
qui se pose pour une réflexion sur les rapports que l'art entretient
avec son histoire est alors le suivant : peut-on échapper au relativisme
du goût pour penser l'actualité de l'art ? Y a-t-il une intelligibilité
de la succession des oeuvres ? Peut-on s'intéresser au développement
des arts dans leur diversité empirique sans produire leur succession
comme principe de leur intelligibilité ? On succomberait alors à
une doctrine du progrès, qui laisse échapper la raison pour
laquelle, aujourd'hui, notre "conscience esthétique élargie"
(pour reprendre l'expression féconde par laquelle Kant caractérise
la deuxième maxime du sens commun au paragraphe 40 de la Critique
du jugement) nous permet de goûter aux chef d'oeuvres du passé
mais aussi d'apprécier les témoins historiques et techniques
plus modestes (le silex, la poterie sumérienne, la hache de bronze),
et de réfléchir ainsi, sinon sur l'éternité
et l'intemporalité des oeuvres, du moins sur leur durée, leur
intempestivité, leur permanence.