Agrégation : Leçons de philosophie


L'ART A-T-IL UNE HISTOIRE ?


Deuxième partie :
Y a-t-il une intelligibilité de la succession des oeuvres ?

Nous avons établi l'historicité des oeuvres : il y a une histoire des arts au sens d'une succession chronologique, qui peut être rapportée par le discours. On peut donc conserver le passé, en transcrivant la généalogie des peintres, établir leur succession, leur place dans la chronologie et décrire cette succession empirique comme un développement qui réalise un genre. C'est ce que fait Pline dans le livre XXXV des Histoires naturelles, en établissant par exemple que Zeuxis vient avant Apelle (ordre de succession) et même si Apelle "a presque davantage contribué que tous les autres au progrès de la peinture" cela n'empêche pas Pline de mentionner au moins les noms de peintres d'importance moindre, Euxinidas, Aristide, pour la place qu'ils occupent dans la succession. Ce qui montre l'intérêt intrinsèque de l'établissement de généalogies sur un modèle qui est celui de la filiation (antériorité - postériorité et influence) : il faut retenir sinon le nom de tous les peintres, du moins suffisamment de noms pour éviter les trous dans les lignées. Pline se fait l'historien d'une succession empirique d'artistes, d'une tradition, ce qui permet de conjuguer exhaustivité historique et détermination d'une valeur, celle de l'achèvement du genre, de la réussite d'une oeuvre.

Mais déterminer la réussite d'une oeuvre fait l'objet d'un jugement esthétique toujours formulé au présent alors qu'établir une succession concerne la connaissance empirique du passé. De ce caractère actuel du jugement de valeur (portant non sur l'existence mais sur l'importance d'une oeuvre) découle une conséquence importante pour l'historiographie, la tâche de l'historien de l'art.

1. Problème méthodologique :
le rapport de l'histoire de l'art au présent.

L'objectivation du passé en histoire de l'art ajoute au problème épistémologique de l'histoire en général (rapporter et établir correctement des constellations significatives de faits et d'événements) une difficulté spécifique :

"l'histoire de l'art est la seule de toutes les histoires spécifiques qui se fasse en présence des événements et ne doive ni les évoquer, ni les reconstruire, ni les narrer mais seulement les interpréter.
C. G. Argan, L'histoire de l'art et la ville, éd. de la Passion, 1995, p. 16.

L'histoire de l'art, avec son rapport spécifique à la présence actuelle fait apparaître la difficulté épistémologique d'une saisie (objective) du passé, qu'occulte une approche naïve de l'histoire. Il ne suffit pas de constituer un savoir sur l'objet du passé, mais puisque l'histoire de l'art est en même temps normative (elle établit la valeur des oeuvres, elle en mesure l'importance) et interprétative, elle se soutient du rapport actuel que la sensibilité esthétique entretient avec les oeuvres. Comme le note Argan, "quelle que soit son antiquité, l'oeuvre d'art se donne comme quelque chose qui se passe au présent" : tout en appartenant au passé, l'oeuvre occupe une portion réelle de notre espace et de notre temps. Contrairement à l'histoire des événements ou des savoirs, l'histoire de l'art ne peut donc faire l'économie de la présence matérielle de l'oeuvre. Il n'y a donc d'histoire et de critique des oeuvres que pour autant que celles-ci, ruines ou monuments, se sont conservées dans le présent.

Cette présence empirique permet l'appréciation esthétique (c'est la contingence de la conservation qui permet à Michel-Ange de restaurer le Laokoon, qui permet à Winckelmann d'élaborer une Histoire de l'art chez les Anciens en 1764 en s'appuyant sur l'analyse matérielle des oeuvres exhumées de l'Antiquité grecque), mais également l'étude scientifique des oeuvres : datation, établissement d'attributions, critique interne et externe des oeuvres, des manuscrits, recoupement de documents, de témoignages - tous ces instruments méthodologiques d'une saisie objective du passé s'effectuent dans le présent. C'est d'ailleurs ce qui permet à l'histoire d'assurer son statut scientifique : ses arguments sont vérifiables empiriquement, s'offrent à la falsification : la présence matérielle apparaît comme substitut de l'expérimentation. Néanmoins, se pose pour l'histoire de l'art, de manière peut-être plus drastique que pour l'histoire en général, la question du jugement de valeur qui éclaire le passé : de même que Vasari a souvent été critiqué pour avoir négligé l'établissement des faits au profit de la légende, de même faut-il demander ce que vaut l'histoire que l'on propose des oeuvres. Est-elle science ou fiction, romanesque, mythique, littéraire et fictionnelle ou peut-on dégager des procédures d'investigation des oeuvres qui font échapper l'histoire de l'art au soupçon de n'être qu'un récit ?

La question est cruciale pour l'histoire de l'art, qui risque, si elle tombe sous l'influence exclusive du jugement esthétique présent, de succomber au caprice de la mode (Francis Haskell, La norme et le caprice). On constate en effet des variations historiques considérables en ce qui concerne l'importance attribuée à tel ou tel artiste, tel genre, tel style : le peintre Vermeer, ignoré au XVIIe, n'est "découvert" qu'au XXe, le style gothique, vilipendé comme barbare et "tudesque" du XVe au XIXe, n'est à nouveau prisé qu'à la faveur du sursaut nationaliste des romantiques allemands irrités contre l'hégémonie italienne, identifiant l'architecture gothique au végétal, au naturel de la forêt (Schelling, Hegel), qui témoigne du souci de restaurer un christianisme naturel plus que d'un intérêt pour l'architecture.

2. Vérité et histoire.

Pour échapper au relativisme, qui fait de la norme du goût l'effet variable d'une mode, il faut passer du motif d'une simple succession chronologique à celui d'un développement causal. Or, pour doter d'un sens la variation elle-même, il faut cesser de penser la vérité comme intemporelle. Le statut de l'histoire de l'art dépend donc du statut métaphysique du vrai. Ainsi la pensée, dans son exigence de vérité, doit-elle penser son rapport à l'histoire sur un mode qui transforme l'interprétation de la vérité. Penser l'art, c'est alors non seulement penser l'unité du concept philosophique de l'art et de son développement concret (son histoire) mais encore fonder philosophiquement la nécessité pour l'art d'avoir une histoire, de se déployer dans la diversité de ses moments. Lorsque Hegel précise, dans la préface de la Philosophie du droit ce qu'est l'Idée philosophique, il est clair que l'art ne peut être conçu comme une essence stable, mais doit être saisi comme Idée dans le mouvement de sa production.

"L'unité de la forme et du contenu" voilà l'Idée. Or "la forme est la raison comme connaissance conceptuelle, et le contenu la raison comme essence substantielle de la réalité éthique aussi bien que de la réalité naturelle. L'identité des deux est l'Idée philosophique." (traduction Derathé, Vrin, p. 58).

Il n'y a donc pas d'antinomie entre pensée et réalité, qui comprend nature et histoire : rapport à la nature, développement de la réalité éthique, contenu culturel. La raison n'est pas seulement savoir (connaissance conceptuelle) elle est en même temps substance : impossible par conséquent de connaître l'art sans envisager son développement substantiel, celui des oeuvres aussi bien que sa fonction dans la réalité éthique. Par conséquent, l'Idée de l'art n'est pas seulement concept, elle est histoire et l'historicité même de son développement, qui apparaissait comme contingence arbitraire, doit être portée au compte du développement du concept. On peut rendre raison de la détermination de l'Idée de l'art à un moment donné, et sa détermination formelle ne doit pas se faire au détriment de son contenu, qui concerne la réalité éthique, le présent social aussi bien que l'histoire des rapport que l'esprit entretient avec la nature. Car :

"ce que nous enseigne le concept, l'histoire le montre avec la même nécessité" (ibid.).

Si l'Idée n'est pas seulement concept, si elle est histoire, alors le concept de l'art ne peut se passer de son histoire au double sens de la connaissance conceptuelle de son histoire effective (l'histoire comme connaissance du développement) et au sens de son essence substantielle, de son développement effectif au sein des sociétés humaines. Parce que Hegel lie métaphysiquement le vrai et le temps, l'historicité de l'art comme celle de sa connaissance cessent d'être une objection. Le vrai n'est pas immédiat car :

"Le vrai est le tout. Mais le tout est seulement l'essence s'accomplissant elle-même par son développement. Il faut dire de l'Absolu qu'il est essentiellement résultat, que c'est à la fin seulement qu'il est ce qu'il est en vérité, et c'est en cela précisément que consiste sa nature, d'être effectif, sujet ou devenir de soi-même" (Phénoménologie de l'esprit, Préface, II, par. 20).

Si le vrai est le tout, comme résultat, a fortiori la vérité de l'art implique son développement et on ne peut comprendre l'art qu'à la lumière de son histoire effective, comme aboutissement d'un processus de transformation qui prend d'abord la forme matérielle et concrète d'un développement des civilisations. Mais si l'Absolu lui-même est essentiellement résultat - si l'Esprit n'est plus cet absolu ponctuel atemporel que la connaissance s'épuise à rejoindre mais l'unité de son développement et de la saisie qu'en opère la conscience humaine, alors il ne suffit plus de penser le vrai comme extérieur à l'histoire, et il faut une phénoménologie de l'Esprit. Cette phénoménologie se manifeste du point de vue de la conscience humaine comme unité de l'histoire de la réalité éthique (des civilisations) et histoire de la nature (des rapports entre conscience et nature), et l'histoire des civilisations, comme histoire du développement de la conscience de soi est un moment unilatéral du développement par lequel l'absolu se fait surgir lui-même sous forme de son histoire effective, se fait sujet et devenir de soi-même. C'est alors à la philosophie de comprendre la vérité de la culture qui se manifeste pour les hommes à la fois comme une forme éthique et comme un contenu spirituel et qui prend successivement les formes de l'art et de la religion.

Le gain de la détermination hégélienne du vrai comme histoire est le suivant : au lieu de comprendre les changements culturels comme variation contingente ou dénaturation (Platon et la skiagraphia), au lieu de penser le devenir de l'apparence comme devenir sensible en tant qu'il est référé à la permanence de l'Idée, Hegel montre qu'il faut penser le devenir de l'apparence comme apparaître de l'essence. Il y a une intelligibilité à l'oeuvre dans le processus historique, parce que la Raison est devenir de l'Esprit. Dans ce processus, l'art représente l'effort par lequel la conscience exprime son rapport à l'Absolu comme apparition sensible :

"le Beau est l'Idée conçue comme unité immédiate du concept et de sa réalité, pour autant que cette unité se présente dans sa manifestation réelle et sensible" (Esthétique, I, p. 166, Bras, p. 52).

L'Absolu prend figure sensible (le Beau) pour une civilisation donnée, et l'histoire de ce développement (les figures du Beau) est l'histoire du développement de l'Esprit. Mais ce devenir relève de la philosophie non de la discipline historique.

Hegel accorde donc la primauté au philosophe sur l'historien pour saisir l'histoire de l'art. Le devenir de l'art relève de la philosophie qui saisit l'unité du logique (rationnel) et du dialectique (l'effectif) : le primat de la philosophie relève donc 1) du primat du rationnel qui anime téléologiquement le développement : ce n'est qu'à la fin que l'Absolu devient ce qu'il est. L'élucidation du phénomène historique de l'art exige donc d'abord une métaphysique. L'esthétique, appellation imparfaite mais sanctionnée par l'usage de ce qui est plutôt une science du beau , apparaît donc comme la vérité de l'art. Cette vérité de l'art relève du statut philosophique de l'art et non du spécialiste de l'histoire empirique, passée (l'historien d'art) ou contemporaine (le critique). La philosophie éclaire l'histoire comme devenir de l'Esprit et progrès des cultures : la succession des civilisations (Egypte, Grèce, christianisme) se détermine en unité stylistique (art symbolique, classique, romantique), qui correspondent aux étapes du dévelopement de l'esprit. Chaque étape connaît une évolution naturelle, (séquence vitaliste de la naissance, de la maturité et de la dégénérescence) pour que le cycle, conformément à l'esprit du système, puisse associer continuité et rupture sur le vecteur linéaire du progrès (le cycle est donc spirale, présent à chaque moment de l'histoire de l'art, il en détermine le moteur et l'unité).

2) Ce primat du philosophe sur l'historien tient bien sûr à la manière dont la philosophie réfléchit son rapport avec les sciences particulières, et spécialement les sciences empiriques de l'esprit, les sciences de la culture. Il ne s'agit pas de nier le savoir historique mais de le relativiser, de lui conférer le rôle délimité d'un savoir d'appoint.
Seule la philosophie peut rendre compte conceptuellement du fait que, comme toute oeuvre de l'esprit, l'art est historique. Solidaire de l'historicité de son contexte, l'art apparaît comme déterminé par la culture. C'est une version sociologique du rapport entre l'art et l'état de la culture : tel moment de l'histoire de l'esprit produit naturellement telle forme d'art, comme l'arbre produit ses fruits. Mais l'oeuvre d'art survit à son contexte. Et c'est parce qu'elle survit à son contexte qu'elle se propose au présent comme échantillon de l'art du passé.

3. L'herméneutique du passé et la mort de l'art.

Mais l'histoire, comme science, s'attache d'abord à la restitution du passé. Les méthodes d'objectivation du passé qu'elle met en oeuvre ont pour but de réduire la distance entre présent et passé. L'histoire, et spécialement l'histoire de l'art, si elles se fixent comme tâche de restituer le passé comme tel, se méprennent sur la signification de l'historicité de l'oeuvre. C'est ce que montre Gadamer dans Vérité et méthode (pp. 186-88), en critiquant l'idéal de la conscience historique comme un idéal de restauration. (Il est naturel que l'herméneutique apparaisse comme le premier lieu de théorisation de l'histoire de l'art, puisqu'elle pose le problème de l'interprétation juste. Elle concerne d'abord l'exégèse des textes religieux et juridiques, à propos desquels se pose pour la communauté la question de leur interprétation, avant qu'on s'intéresse à l'interprétation des textes littéraires à proprement parler, puis qu'on généralise ses méthodes à tout ensemble signifiant configuré comme un texte, à tout document du passé (y compris non linguistiques), et donc aux oeuvres d'art littéraires ou non.) Gadamer montre avec force que l'idéal herméneutique tel que Schleiermacher le définit consiste à penser la signification de l'oeuvre d'art comme origine : pour en rétablir la signification, il faut en rétablir la signification originelle. Schleiermacher conçoit la connaissance historique comme la restitution du contenu.

"Schleiermacher ... ne pense qu'à rétablir par la compréhension la signification première d'une oeuvre. Car l'art et la littérature qui nous sont transmis du passé sont arrachés à leur monde originel. Comme notre analyse l'a montré, cela est vrai de toute forme d'art, donc aussi des arts littéraires, mais cela est particulièrement évident dans le cas des arts plastiques. L'originel et le naturel, écrit Schleiermacher, sont déjà perdus "quand les oeuvres d'art sont mises en circulation. Car chacune tire une partie de son intelligibilité de sa destination première." (Esthétique) - Vérité et Méthode, p. 185

En somme, toute oeuvre culturelle, texte, peinture ou musique est liée d'abord au monde dans lequel elle fait son apparition : rétablir sa signification, c'est surmonter la distance qui nous sépare de ce monde. Précisément parce que l'oeuvre d'art n'est pas intemporelle, mais qu'elle appartient historiquement à un monde qui en détermine la signification (p. 185), il faut rétablir le monde auquel elle appartient, "exécuter l'oeuvre dans son style originel", dit Gadamer, rétablir l'intention de l'auteur, retrouver son sens historique. Tous les moyens de reconstitution historique prétendent donc restituer le passé comme tel et l'herméneutique, comme compréhension, surmonte la conscience d'une perte et d'une aliénation dans l'histoire qui détache l'oeuvre de son contexte culturel. Si concrètement, ce procès décrit parfaitement le passage pour l'oeuvre de sa "valeur cultuelle", son sens immédiat pour la culture du temps, à sa "valeur d'exposition", à son exhibition historiciste dans les musées par exemple, qui arrachent l'oeuvre à son contexte (cultuel) - pour reprendre les catégories esquissées par Benjamin dans L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique -, il est vain d'espérer rétablir cette valeur cultuelle en tant que telle. Il s'agit d'abord de réfléchir sur le passage d'une valeur cultuelle (immédiateté de la signification de l'oeuvre dans la culture) à la valeur d'exposition, procès qui décrit l'évolution et l'émancipation de l'art à partir du XVIIIe. C'est précisément ce procès que Hegel pense sous le nom de mort de l'art.

Les "oeuvres des Muses [...] sont désormais ce qu'elles sont pour nous : de beaux fruits détachés de l'arbre ; un destin amical nous les a offertes, comme une jeune fille présente ses fruits ; il n'y a plus la vie effective de leur être-là, ni l'arbre qui les porte, ni les éléments qui constituaient la substance, ni le climat qui faisait leur déterminabilité ou l'alternance des saisons qui réglait le processus de leur devenir. Ainsi le destin ne nous livre pas avec les oeuvres de cet art leur monde, le printemps et l'été de la vie éthique dans lesquels elles fleurissaient et mûrissaient, mais seulement le souvenir voilé ou la recollection intérieure de cette effectivité" Phénoménologie de l'esprit, II, p. 261 ; Gadamer p. 187).

Il en découle deux conséquences : d'une part, Hegel pense le rapport du présent au passé comme représentation et donc la mort de l'art n'est rien d'autre que l'exténuation de la "religion de l'art", c'est à dire aussi bien le procès d'autonomie de l'art, ou la constitution de la conscience esthétique. Il n'y a pas à revenir sur ce processus irréversible qui constitue l'art comme entité de la culture pour la conscience occidentale : le primat de la valeur d'exposition sur la valeur cultuelle n'est rien d'autre que la naissance de l'esthétique comme science de l'art, qui détermine par là même l'art comme appartenant au passé.

Hegel montre donc l'inanité de l'idéal de restauration en matière d'histoire et d'histoire de l'art en particulier. L'oeuvre de l'historien consiste précisément à viser le passé comme passé, puisqu'en replaçant les oeuvres dans leur contexte historique "on instaure avec les oeuvres un rapport non de vie mais de simple représentation" (Gadamer, 187). Ce que montrent les efforts iconologique de Panofsky, c'est que la lisibilité immédiate de l'oeuvre dans son contexte symbolique ne peuvent être accessibles qu'à travers la longue et patiente médiation d'une rapport seulement intellectuel avec le passé, qui ne restitue pas l'immédiateté vivante du contexte : le fruit est détaché de l'arbre, il a perdu non seulement son géniteur, mais avec le sol et les conditions atmosphériques de son devenir éthique, sa valeur cultuelle. Les analyses les plus savantes ne restituent ainsi qu'un souvenir voilé (la distance temporelle obscurcit la signification originelle), parce que la présence vivante se spiritualise, gagne en intelligibilité ce qu'elle perd en présence immédiate :

"ce que l'on a rétabli, la vie que l'on a fait revenir de l'aliénation n'est pas la vie originelle. Elle ne fait qu'acquérir avec la persistance de l'aliénation une existence seconde dans la culture" (Gadamer, p. 186)

Le savoir historique n'est pas reviviscence mais rapport réfléchi avec le passé : la conscience historique n'abolit pas la distance temporelle mais la réfléchit.

Par conséquent, c'est à la philosophie qu'il appartient de penser le statut historique de l'art, même si revient à l'historien la tache concrète d'apporter des informations sur l'existence historique de l'art : mais tous deux, philosophe et historien, méditent sur l'existence de l'art comme passé, car nous ne sommes plus dans un rapport immédiat avec l'idéal de l'art, comme vie éthique et réalité de la vie d'un peuple, mais nous pensons l'art comme récollection et intériorisation : totalisation rétrospective qui éclaire sur l'histoire de l'esprit, qui relève donc de la philosophie, puisque c'est par la philosophie que s'accomplit la conscience de soi de l'esprit.

Cette position est diamétralement opposée à celle de Schleiermacher, comme le note Gadamer (p. 188) :

"Par là Hegel exprime une vérité définitive, en ce sens que l'essence de l'esprit historique ne consiste pas dans la restitution du passé, mais dans la médiation réfléchie avec la vie présente. Hegel a raison de ne pas concevoir cette médiation réfléchie comme une relation extérieure et ultérieure, mais de la placer au même niveau que la vérité de l'art lui-même."

Hegel l'emporte sur la conception herméneutique de Schleiermacher : "la question de la vérité de l'art nous contraint nous aussi à une critique de la conscience esthétique comme de la conscience historique" (p. 188). Si la détermination philosophique du concept de l'art nous oblige à penser le statut de son histoire, il reste à déterminer ce qui, de la valeur historique ou de la valeur esthétique est déterminant pour penser l'actualité de l'art.



Introduction
Première partie / Deuxième partie / Troisième partie
Conclusion