Agrégation : Leçons de philosophie


L'ART A-T-IL UNE HISTOIRE ?


Première partie :
art et temps

1. Art et temps.

Venons-en à la discussion de détail : il faut déterminer les rapport de l'art et du temps. L'art a (possède) l'histoire de son devenir, au sens de sa genèse, car ce qui caractérise l'art, c'est d'être l'oeuvre d'un humain, d'introduire un changement dans la durée. En ce sens, tous les artefacts humains sont temporels dans leur essence, et il n'est pas besoin d'attendre la constitution d'une doctrine explicite de l'histoire au XIXe siècle pour penser l'historicité des oeuvres, puisque Aristote définit ainsi la poiesis au chapitre 4 de la sixième partie de l'Ethique à Nicomaque :

"Les choses qui peuvent être autres qu'elles ne sont comprennent à la fois les choses qu'on fait et les actions qu'on accomplit".

L'art, dans sa dimension de fabrication, reçoit le statut ontologique du contingent, son essence temporelle est : devenir.

"L'art [comme disposition à produire accompagnée de règle exacte] concerne toujours un devenir" continue Aristote et "s'appliquer à un art, c'est considérer la façon d'amener à l'existence une de ces choses qui sont susceptibles d'être ou de ne pas être, mais dont le principe d'existence réside dans l'artiste (le facteur) et non dans la choses produite. L'art en effet ne concerne ni les choses qui existent ou deviennent nécessairement, ni non plus les êtres naturels, qui ont en eux-mêmes leur principe."

Donc, il n'y a d'art qu'en devenir, et devenir contingent (non par nature, nécessité mais par fabrication). C'est donc ce qui fait la spécificité de la poiesis (être un accident de la nature, produit par l'homme) qui permet d'apprécier le statut ontologique de l'art, identique à celui de la technique. L'art est devenir parce qu'il est culture, et l'artefact culturel est contingent parce que son principe d'existence est extérieur à lui. Si l'oeuvre est devenir, c'est qu'elle produite par l'homme, et son devenir s'explique par sa genèse, non naturelle, mais artificielle. Elle relève d'une théorie de la production causale, qui permet de différencier la causalité technique d'une causalité naturelle. En même temps, préciser le statut causal de l'art permet d'analyser la multiplicité de ses rapports au temps.

2. L'art comme production qui dure.

Comme tout ce qui associe une chronologie (un avant - après) à une production (une cause efficiente extérieure), l'art connaît une histoire, celle de la causalité qui régit sa venue à l'existence. Une telle théorie de la causalité est développée par Aristote en Physique II, 3 (voir également Métaphysique, D, 2, 1013 a-b). Comme tout produit, l'art associe une cause matérielle et une cause efficiente qui marquent deux usages du temporel, puisque la cause efficiente transforme la cause matérielle. Cause finale et formelle peuvent sembler soustraites au temps, mais la causalité matérielle et efficiente concernent la matière soumise au devenir.
L'art comme produit a donc l'histoire de la durée de son matériau, plus ou moins persistant, en fonction de la conservation de son support : les réalisations durent autant que leur support matériel (l'architecture, la peinture et la sculpture résistent le mieux à l'usure du temps ; la littérature, quand elle s'inscrit dans le support d'un texte et que la langue reste vivante, la musique écrite dure, et, depuis qu'on sait conserver le son et l'image, musique et cinéma produisent encore des objets, mais les arts événementiels, les performances, les événements, l'improvisation restent fugitifs). Le produit de l'art est soumis au devenir. Comme tout ce qui est naturel (sensible), il et soumis au temps de la génération et de la corruption : il se dégrade, devient ruine. Mais la ruine inaugure en même temps une temporalité propre, celle du souvenir, du témoignage, du monument. Même défiguré, transformé (le Colysée), le monument exhibe le passé comme présence. Ceci doit nous avertir d'une caractéristique du rapport de l'art à l'histoire. Le monument conserve l'histoire passée comme actualité : le passé de l'art est intégralement disponible, en ce sens qu'une oeuvre d'art qui n'est pas présente ne fonctionne pas comme oeuvre. Nous relevons donc, pour l'histoire du matériau, une double temporalité : la succession naturelle du temps s'exprime comme dégradation, vieillissement, entropie de la nature, mais la présence de ces témoins vieillis dans nos villes, dans notre présent oppose à l'entropie naturelle la permanence de la culture. L'histoire est la mémoire des hommes.

Pour comprendre cette double valeur temporelle, il faut revenir à l'acte de production, à la cause efficiente. La cause du changement, c'est l'agent qui façonne le matériau. Tout art est oeuvre d'un agent. Mais on ne peut explorer l'événement de cette production, sans chercher la raison de la production (causes finale et formelle). La cause formelle détermine la forme et le modèle que l'artisan se propose de réaliser ; la cause finale rend compte du mobile de la production. Pourquoi construit-on une maison ? Pour l'habitation, qui elle-même, comme usage, comme fin, détermine les règles et les modalités de la construction (voir Parties des Animaux, II, 1, 646 a, Métaphysique H, 4,1044 a ; Z, 17, 1041). b). Cause finale et formelle concernent les mobiles de la production : les motifs délibérés que l'agent donne à sa conduite (cause finale) et les règles, ou normes de production qu'il se propose de suivre (cause formelle). La règle (le canon) et le motif sont antérieurs à la cause efficiente, ils l'orientent, la rendent possible, expliquent et déterminent la conduite de l'agent. La tradition détermine l'événement parce qu'il n'y a pas de compétence sans apprentissage. C'est l'apprentissage qui oriente le geste technique efficient en fonction de sa cause formelle et finale.

"C'est en construisant que l'on devient constructeur, c'est en jouant de la cithare qu'on devient cithariste" Ethique à Nicomaque, II, 1, 1103 a 33.

De ce point de vue, la différence entre construire et jouer de la cithare apparaît. Production technique et artistique ont toutes deux leur fin dans l'usage, mais l'usage technique instrumental se distingue de l'usage des arts d'imitation, parce que son moyen est l'imitation, mimésis, et sa fin, l'effet passionnel, la catharsis. D'autre part, si pour Aristote, cause formelle et finale sont du côté de l'antériorité par principe, si elles sont idéelles et non contingentes (soumise au devenir), notre point de vue de modernes nous avertit que la cause formelle, en tant qu'elle se détermine comme Idée de l'art, participe du devenir d'une culture. Car il s'agit de l'idéal de représentation d'une époque, soumise à l'historicité de la culture. De même, la cause finale appartient à ce que l'esthétique moderne, avec Gadamer et Jauss, comprend sous le terme d'histoire de la réception. La forme et la finalité de l'art sont donc également soumises à l'histoire.

3. L'évolution du canon de l'art.

Il y a une histoire des règles de production, et de l'évolution du canon, pour Aristote lui-même, qui retrace au chapitres 4 et 5 de la Poétique, l'évolution de la tragédie et de la comédie, anticipant ainsi sur une histoire de la littérature. Comment Aristote restitue-t-il l'histoire de la détermination du genre, comment pense-t-il le rapport entre l'oeuvre et son genre et la succession des oeuvres déterminant le genre ?

"La tragédie, dit-il, étant à l'origine née d'improvisation (...) grandit peu à peu," métaphore organique d'une croissance naturelle qui implique immédiatement que l'on donne la raison de ce développement :

"la tragédie grandit peu à peu parce qu'on développait tout ce qui manifestement lui appartenait en propre, et après plusieurs changements, elle se fixa lorsqu'elle eut atteint sa nature propre." (1449 a 9 - 15)

Ainsi chaque art déterminé a une histoire, présente une évolution spécifique et déterminée. L'évolution de la tragédie comme genre littéraire n'est pas contingente, mais développe substantiellement la nature de son genre, qui "manifestement lui appartient en propre". C'est donc l'essence de l'art (son propre) qui finalise ce développement. L'art (la tragédie, ici) connaît l'histoire de son propre devenir, du développement de sa forme. Mais nous ne pensons plus le genre comme évoluant pour rejoindre son type, sa nature propre, nous ne considérons plus l'oeuvre singulière comme production technique soumise sur un mode déterminant aux règles de son genre. C'est ici l'histoire comme expérience de la culture qui nous oblige à reconnaître le statut historique de la tragédie grecque, des arts de la Grèce ou de l'Antiquité en général.

Précisément, penser les arts de la Grèce comme appartenant au passé nous oblige à considérer que nous déterminons la nature de l'art à partir du canon de la culture. Notre connaissance historique du passé atteste empiriquement que la place de l'art dans la culture varie, tout comme le statut qu'on lui confère dans la cité. La culture grecque, il est vrai, s'est imposée à la conscience européenne comme le paradigme intemporel d'une nature éternelle de l'art (Vasari, Winckelmann, Hegel). Du coup, la Renaissance florentine (Vasari), l'histoire de l'art naissante au XVIIIe (Winckelmann) assignent à l'art contemporain la tâche de restaurer l'imitation antique de la nature. Restaurer, égaler, c'est faire l'expérience de la variabilité des canons et des Idéaux. Ce qui nous oblige à cesser de poser philosophiquement l'anhistoricité du Beau et d'hypostasier une essence de l'art, c'est que l'histoire de la réception du canon antique intemporel dans la culture occidentale témoigne plutôt de la constitution des prémisses d'une conscience historique.

Nous pouvons en conclure que l'art a une histoire, connaît une évolution qui renseigne sur son concept. On peut toujours interroger le passé de la production, mais établir une succession ou une généalogie d'oeuvres exige la position d'une norme : c'est à partir de la définition du tragique que l'histoire de la tragédie apparaît. Or, cette norme, nous ne la pensons plus comme nature, mais comme une prescription culturelle qui répond à un certain moment de l'histoire du goût.



Introduction
Première partie / Deuxième partie / Troisième partie
Conclusion