Agrégation : Leçons de philosophie


L'ART A-T-IL UNE HISTOIRE ?


Troisième partie :
Valeur historique, valeur esthétique

L'histoire de l'art concerne donc non seulement la connaissance de son évolution mais l'expérience de récollection et d'intériorisation qui nous permet, comme les montrent les analyses détaillées de Hegel dans ses Leçons d'esthétique, à la fois de goûter aujourd'hui l'art grec et de penser son caractère irrémédiablement révolu. L'histoire de l'art n'est plus pensée comme essence permanente mais comme devenir historique. Certes, l'art ne concerne qu'un moment du devenir de l'Esprit, celui de l'extériorisation et de la manifestation sensible de l'Idée pour la conscience humaine, mais cette expression, pour être saisie, exige d'être située dans le cadre historique de la civilisation qui le produit.

L'important, c'est que l'analyse hégélienne dote la réalité sociale toute entière d'un sens, qui est celui de la réalisation de l'esprit. On peut regretter l'idéalisme de principe qui subordonne le sensible à l'intelligibilité de l'Idée et qui ordonne la succession des civilisations humaine dans le cadre d'un procès cumulatif qui place l'Europe dans une prééminence non questionnée, et réduit le développement historique à une phénoménologie de l'Esprit pour la conscience européenne.

Cela ne doit pas nous empêcher de souligner le mérite de Hegel, qui oblige la philosophie à prendre compte l'ensemble concret des structures d'une civilisation, structures sociales et juridico-politiques, aussi bien qu'intellectuelles, pour mesurer le degré de réalisation de l'humanité. Puisque la vérité de l'esprit s'accomplit à travers l'histoire, cette histoire n'est autre que la réalisation de l'humanité, comme réalisation de la liberté. L'art joue donc un rôle dans l'histoire de l'humanité puisqu'il participe à son développement éthique. Cela lui confère le rôle de marqueur du progrès des civilisations. Hegel donne donc les moyens de réfléchir sur les rapports entre art et civilisation qui agitent les esprits depuis les Lumières. Quelle est l'influence des arts et des sciences sur le progrès des civilisations ? Quel état de la civilisation explique l'émergence des arts ? Comment penser le rapport entre art, sociologie et politique ? Les arts naissent, les styles varient, il y a donc un rapport entre évolution des arts et évolution de la société toute entière.

1) Art et civilisation.

Comment formaliser ce rapport ? Dans l'essai intitulé De la naissance et du progrès des arts et des sciences, Hume soutient que les arts et les sciences ne peuvent naître que sous un gouvernement libre, reprenant un thème fondamental des Lumières. L'émergence des arts est liée à l'expression individuelle, pensée politiquement comme droit à l'expression individuelle. Parce qu'un Etat despotique réprime la pensée individuelle, que l'éloquence jaillit naturellement dans les gouvernements démocratiques et que l'émulation et le mérite favorisent le génie, "les gouvernements libres sont le seul berceau propre à permettre l'éclosion des arts et des sciences" (Essais esthétiques, p. 69). La question de l'émergence des arts est d'abord politique, si on la pense comme expression individuelle rapportée au monde social. Mais elle est immédiatement (conformément au programme des Lumières écossaises) sociologique au sens large, impliquant le développement d'ensemble des civilisations. Le rapport individu - société ne suffit pas, il faut prendre en compte l'ensemble du développement économique, et donc également penser le rapport politique d'Etat à Etat. D'où la deuxième proposition de Hume :

"Rien n'est plus favorable à la naissance de la politesse et de la culture qu'un certain nombre d'Etats voisins et indépendants, liés entre eux par des relations commerciales et politiques."

Ainsi la culture, au sens large, développement technique manufacturier et commercial ne s'entend pas sans poser une communauté de nations et ce sont les relations qui contribuent à l'éclosion des arts, et non seulement l'initiative privée du génie. Il y a donc une sociologie mais aussi une géopolitique de l'éclosion des arts, qui explique l'émergence des arts et des sciences en Grèce :

"formée d'un essaim de petites principautés, qui bientôt devinrent des républiques. Etant unies aussi bien par leur proche voisinage que par les liens du même langage et des mêmes intérêts, elles eurent les rapports les plus étroits de commerce et de culture. A cela concoururent un heureux climat, un sol cultivable et le langage le plus harmonieux et le plus compréhensif du monde, de sorte que toutes les circonstances semblèrent favoriser la naissance des arts et des sciences dans ce peuple." (p. 71-72).

L'Europe, constate Hume, ressemble à ce qu'était la Grèce en miniature, elles ont une géographie analogue, "fragmentée de par ses mers, ses rivières, ses montagnes" formant des "régions naturellement divisées en plusieurs gouvernements distincts".

C'est la géographie qui explique l'émergence locale des arts et des sciences : en Grèce et en Europe (p. 74). Retenons de cette analyse la fécondité d'une approche sociologique qui permet de penser les arts comme facteur de l'évolution des sociétés humaines. Mais il s'agit d'une rationalisation, destinée à justifier le primat de l'Europe et de la Grèce. L'ouverture aux facteurs sociologiques sert à valider l'affirmation de la prééminence d'une culture. L'analyse converge vers la justification d'une supériorité européenne.

Le gain de l'analyse consiste à penser l'art comme une production matérielle, multifactorielle, réclamant pour son élucidation le secours de l'histoire au sens large. Hegel reprend la position humienne en dotant la succession des civilisation d'un vecteur plus fort. Si l'art dépend de conditions politiques et sociologiques, c'est qu'il relève de l'esprit du temps. L'unité matérielle et spirituelle des civilisations est posée plus fortement. Si l'art est un témoin de développement, c'est qu'il montre la liberté se réalisant. Mais cette réalisation prend d'abord la figure concrète d'une dépendance entre l'art et l'esprit du temps. Même si Hegel ordonne les civilisations égyptiennes, grecques et très largement chrétiennes dans un devenir téléologique, qui est celui de l'humanité européenne, c'est lui qui permet au champ ainsi libéré d'une science du concret, autant qu'à une philosophie de l'art, de se constituer.

Ce que Hegel permet de poser, c'est l'unité morphologique du style et de l'esprit du temps. Du coup l'art est d'abord l'expression de l'histoire de son époque, il est fils de l'esprit du temps. Le Beau lui-même s'historicise. Le bon goût et la norme classique, qui permettaient à Hume d'affirmer la prééminence de l'Europe ne suffisent plus pour cautionner la confiscation des arts par l'Europe. Si le beau n'est pas anhistorique, la pensée classique, Hume y compris, a tort de voir dans le goût de l'époque l'unité de mesure qui permet de jauger, d'ordonner les arts du passé selon l'échelle d'un progrès qui serait celui du bon goût. Pour Hume, l'art civilisé se limite à la Grèce et à certains pays d'Europe (il pense principalement à l'Italie, à la France du XVIIe) et cela se justifie par la norme du goût. Mais puisque Hegel montre l'historicité du beau, il donne les moyens de penser le changement de styles autrement que comme progrès, déroulement qui culmine vers l'Europe. Si l'art, incarnant l'Idée du beau (à un moment de son développement) exprime en même temps la conscience d'un peuple, alors on peut suspecter d'unilatéralilté le jugement de goût qu'une époque porte sur les autres civilisations qu'elle connaît. L'art, le goût, le beau s'enracinent dans un terroir. Leur partialité est nécessaire.

Il y a donc une diversité géohistorique des civilisations et un lien organique entre état de la culture, productions des arts et techniques et statut des arts. Si nous renonçons à lire le devenir comme développement de l'Esprit, télos de l'humanité européenne, si nous voulons considérer le développement sans l'indexer sur un progrès, il reste à penser quel sens nous donnons au déroulement du devenir et quel sens l'art prend dans ce déroulement.

2) Valeur comparée des styles et des oeuvres :
le problème de la naissance et de la dégénérescence des styles.

Penser le déroulement sous forme de progrès conduit à hiérarchiser les civilisations, à fondre chronologie, maturation naturelle (croissance et mort) et développement logique en un seul devenir. Or, s'il est sûr que la chronologie joue un rôle dans le développement de l'art (nous héritons d'un certain état de la question), la valeur esthétique s'oppose à la valeur historique en ceci que l'art d'une civilisation plus ancienne dans le temps n'en a pas pour autant une valeur moindre à celle de l'art récent. La chronologie en elle-même n'est pas porteuse de sens. Mais il y a une historicité du style qui ne dure pas éternellement, qui naît et se développe dans le temps comme un être naturel. Cela pose le problème de la naissance et de la dégénérescence des styles.

Depuis Vasari, l'idée d'un progrès de l'art, indexé sur la maturation du développement humain, s'est imposé à la conscience européenne. Cela dit que la vie de l'art ne développe pas la même valeur en chacun de ses moments : valeur esthétique et historiques sont disjointes. Vasari aligne l'histoire de l'art renaissant comme celle de l'art antique sur un schéma de développement qui est celui de l'enfance, de l'adolescence et de la maturité. Au XVIIIe, Winckelmann thématise les quatre âges de l'art grec, art archaïque, art sublime, bel art, art des épigones : le motif de la dégénérescence, d'une mort du style, que Vasari éludait avec élégance, fait son entrée : les civilisations savent maintenant qu'elles sont mortelles (Valéry). Or, la dégénérescence du style est pensée au XVIIIe, dans la fusion entre techniques et ethos, comme résultat ou cause de la corruption des moeurs. C'est la thématique du luxe, qui projette l'indice de développement technique sur l'axe politique et moral de la corruption des moeurs : la dissolution des moeurs, suite nécessaire du luxe, entraîne la corruption du goût, dit Rousseau dans le Discours sur les sciences et les arts (en répondant négativement à la question formulée en 1750 par l'Académie de Dijon, "Si le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué à épurer les moeurs"). Prenant la défense des arts, Hume montre que le luxe n'est pas corrupteur en lui-même et affirme :

"premièrement que les époques raffinées sont à la fois les plus heureuses et les plus vertueuses ; deuxièmement que partout où le luxe cesse d'être innocent, il cesse aussi d'être bénéfique et que, quand il dépasse un certain degré, il se trouve être d'une qualité pernicieuse, bien que ce ne soit peut-être pas la plus pernicieuse pour la société publique" ("Du raffinement dans les arts", in Essais esthétiques, p. 48).

Pourtant,

"quand les arts et les sciences atteignent la perfection dans quelque Etat, à partir de ce moment là, ils déclinent naturellement ou plutôt nécessairement, et (ils) ne revivent jamais ou rarement dans la nation où ils ont fleuri antérieurement." ("De la naissance et du progrès des arts et des sciences", in Essais esthétiques).

C'est une théorie de la dégénérescence qui lie la décadence des arts non à la corruption des moeurs mais à une corruption du goût par excès de civilisation. Les arts dégénèrent par excès de raffinement :

"c'est l'extrême dans lequel les hommes sont les plus aptes à tomber une fois que la culture a fait quelque progrès et que des écrivains éminents sont apparus dans tous les genres littéraires (...) la tentative pour plaire par la nouveauté éloigne les hommes de la simplicité de la nature, et remplit leurs écrits d'affectation et de pointes." "De la simplicité et du raffinement dans l'art d'écrire", in Essais esthétiques, p. 78.

L'ornement remplace le naturel. L'ornement, le raffinement est le cas emblématique pour penser le passage du canon classique à sa variation épigonale, le passage du bon goût (classique) au mauvais goût (baroque). Les deux exemples déterminants qui se proposent à la conscience européenne sont le passage de l'art antique à l'art paléochrétien et byzantin, pensé comme décadence, et l'opposition du classique et du baroque. Dans les deux cas, l'art tardif est pensé comme décadence et cette décadence se repère stylistiquement par la profusion des ornements ( tous les arts seraient soumis ainsi à un devenir naturel, passant de la rusticité de l'enfance sauvage à l'épanouissement adulte de la civilisation avant de dégénérer sous la profusion sénile d'ornements et de décorations vides de contenu, art pour l'art, perte de substance). Ce leitmotiv comprend donc le devenir naturel du style comme naissance, exercice et mort. C'est le mérite des historiens d'art d'avoir opposé à cette théorie de la dégénérescence naturelle une analyse structurale du style, qui permet de considérer la diversité des styles sans les hiérarchiser.

A) Riegl et la décadence.

L'historien d'art Aloïs Riegl, dans son chef-d'oeuvre, la Spätrömische Kunstindustrie, édité à Vienne en 1901 (l'industrie d'art du Bas-empire romain, non traduit en français) montre que l'art du Bas-Empire romain, qui accompagne la chute de l'Empire romain, ne doit pas être interprété comme décadence mais comme changement de norme et naissance d'un nouveau paradigme. On n'expliquait les oeuvres de l'Antiquité tardive et des grandes migrations que un effondrement du savoir-faire. Riegl répond : cette appréciation négative (un art barbare) résulte de l'intolérance d'une esthétique normative dont les critères ne sont pas applicables à des objets qui doivent leur naissance à une situation historique différente, qui se réclame d'autres idéaux esthétiques : d'une autre table des valeurs. L'absence prétendue de "savoir-faire" n'est qu'un "vouloir-autrement".

Ainsi Riegl adapte-t-il le concept hégélien de l'esprit du temps, et pense l'art comme l'expression d'un Kunstwollen, d'un vouloir artistique qui s'incarne dans un répertoire de formes, une morphologie spécifique. En cela 1) Riegl introduit la relativité des valeurs esthétiques : "La Spätrömische Kunstindustrie est l'édit de tolérance de notre discipline" dit l'historien d'art Otto Pächt (Questions de méthode en histoire de l'art, Munich, 1977, tr. fr. Lacoste, Paris, Macula, 1994, p. 150) et cette relativité permet d'élargir le champ d'appréciation même si elle témoigne d'un relativisme décevant.

2) Les jugements de valeurs "excellence / décadence" doivent être proscrits parce qu'ils sont déductifs au lieu d'être descriptifs et réfléchissants. Méthodologiquement, ils sont fautifs. Philosophiquement, ils confondent l'histoire comme création de forme et l'histoire comme unité rétrospective :

"Quiconque veut voir une décadence dans la nouvelle conception de l'Antiquité tardive s'arroge le droit de dicter aujourd'hui à l'esprit humain le chemin qu'il aurait dû prendre pour aller de la conception antique de la nature à la conception moderne." (Spätrömische Kunstindustrie, éd. 1901, p. 216 ; 1927 ; p. 404).
L'important est que Riegl réfute la théorie de la décadence, au nom d'une analyse de la physionomie stylistique (dont il esquisse les éléments dans la Grammaire des formes) qui permet de conférer à l'ornement une valeur qui dépasse sa valeur décorative (décadente) et le montrer comme le problème abstrait du remplissement d'un plan. Si Riegl s'intéresse aux arts mineurs, aux arts décoratifs (il a été conservateur du Musée des textiles à Vienne) et aux périodes réputées décadentes, c'est qu'il écrit à un moment où le paradigme antique cesse d'être reçu par la conscience européenne comme la seule nature de l'art. C'est parce que le paradigme de l'imitation de la nature (spécialement du corps humain) pensé comme renaissance de la culture antique (Vasari, Winckelmann) est en train de laisser la place à l'intérêt pour le non-figuratif, (Kandinsky peint sa première aquarelle abstraite en 1910) que l'ornement, et inversement la rudesse primitive de l'art paléochrétien commencent à être appréciés sur la base d'une norme du style différente, où l'illusion de la nature est remplacée par la pertinence expressive de la forme, déliée de toute vocation mimétique. Autrement dit, une époque, celle du paradigme renaissant, est en train de se clore.

Or c'est ce paradigme qui permettait d'unifier l'art comme un tout, de considérer la succession des artistes comme une succession progressant dans la solution d'un problème. Ce qui veut dire qu'il y a, en art, des segments d'histoire cumulative, mais c'est l'histoire d'un problème, et de sa résolution technique. Ce qui confère rétrospectivement à l'histoire de l'art une unité si grande, c'est l'identité d'un problème qui finalise - et à bon droit - un développement. Or la séquence qui va du XIVe au XXe siècle est finalisé par le schème de la perspective, par l'imitation de la nature et il y a une séquence progressive qui, de génération en génération, s'attache à résoudre uns à uns les mêmes problèmes (Ucello : la perspective, Bellini : l'espace et la lumière; Titien : la couleur etc... voir Gombrich, Histoire de l'art). Mais il n'y a pas pour l'humanité toute entière, ni pour l'art dans sa globalité un seul problème. Autrement dit l'unification rétrospective sous l'unité d'un problème passe aisément, mais à tort, pour l'essence de l'art, en tout cas la perspective a joué un tel rôle pour la constitution du l'esthétique comme discipline à partir du XVIIIe, est c'est ainsi que l'art s'eest arraché à la technique pour conquérir son autonomie pour la conscience occidentale (et pour elle seule). L'avantage de s'en tinir à la résolution d'un problème, c'est qu'on s'intéresse à la recherche en tant que telle (le paradigme est visé par les artistes comme but de la recherche, on s'intéresse dinc aux solutions techniques mises en oeuvre), mais on s'interdit ainsi de comprendre d'autres formes d'art : c'est ce qui arrive à Panofsky dans "L'évolution d'un schème structural" (L'oeuvre d'art et sa signification). Alors qu'il cherche justement à montrer l'irréductibilité les uns aux autres des canons égyptiens, byzantins, grec, médiévaux, Panofsky succombe au naturalisme (primat du canon grec) et taxe l'art égyptien de maladresse (il l'évalue par rapport au canon grec).

Bref, c'est parce que s'éteint le paradigme renaissant que Riegl peut se rendre sensible au répertoire décoratif et archaïque des arts réputés décadents, mais en même temps, il passe d'une conception naturaliste à une conception structurale de l'oeuvre.

B) Wölfflin, le hors norme et le statut du baroque.

Le statut de l'art baroque est exactement similaire. L'épithète baroque (péjorative) est d'abord un jugement de goût qui réprouve la bizarrerie, l'irrégularité (la perle baroque est une perle irrégulière) c'est-à-dire la transgression de la règle, l'écart par rapport à la norme. Ce qu'on a rassemblé sous l'étiquette "baroque", c'est, de la fin XVIe au XVIIIe, l'art hors norme, qui jurait avec le classique.

Figure de dégénérescence ornementale du classique, le baroque en vient (chez Focillon par exemple, La vie des formes) à désigner toutes les époques tardives d'épuisement du style (gothique flamboyant). Mais lorsque Wölfflin écrit en 1888 Renaissance et baroque, il consacre le baroque comme un style à part entière et lorsque en 1929, il rédige Les principes fondamentaux de l'histoire de l'art, il utilise un appareil de couples conceptuels : (linéaire / pictural ; plan / profondeur ; fermé / ouvert ; pluralité / unité ; clarté / obscurité qui formalisent souplement les différences morphologique entre le classique (1ère série du couple) et le baroque (2ème série). Ces catégories temporelles, moulées sur l'histoire de la peinture et de l'architecture du XVIème au XVIIIème siècle, attestent que, pour Wölfflin, le baroque n'est pas inférieur au classique, de même que pour Riegl, l'art romain tardif n'est pas inférieur à l'art grec. Il s'agit d'opposer deux systèmes d'égale valeur mais d'inspiration différente.

Ces catégories, Wölfflin les considère néanmoins comme archétypales, les inscrit dans une nature de la vision, de la perception des formes qui est en même temps une histoire de la culture, de l'esprit (voir la fin des Principes). Ces catégories sont donc artificiellement arrachées à l'histoire et non réfléchies (car il n'est pas sans intérêt qu'elles s'imposent à l'historien à une époque déterminée).
Mais en tout cas Riegl et Wölfflin amorcent une analyse structurale des oeuvres, qui suppose une autonomie de la forme, et dont la pertinence, la finesse et le détail sensible sont du plus haut mérite.

3) Histoire au présent.

Au lieu de concevoir la succession des époques et des styles comme une maturation, comme la succession des âges de l'Esprit, maturation qui unifie toutes les productions dans un développement unifié, Wölfflin, comme Riegl, signalent l'intérêt :

  1. des arts réputés décadents, réputés médiocres, mineurs, les zones d'ombre de l'histoire,
  2. de la pluralité de normes stylistiques simultanées (baroque et classique).

Cela interdit de penser le développement des cultures, l'histoire humaine comme réalisation unifiée par un progrès, ce qui ne signifie pas qu'il n'y ait pas de progrès locaux, de solutions plus heureuses à des problèmes identiques : c'est patent en architecture ; ce qui ne signifie pas non plus que l'art puisse être considéré comme anhistorique : toute production d'art est tissée dans un réseau causal d'interaction, d'influences, de dépendance à l'égard des autres formes d'art, passées et présentes - disponibles, et des problématiques du temps.

Mais Wölfflin, Riegl, permettent de s'intéresser aux formes pour elles-mêmes. Le gain de l'analyse structurale, c'est qu'on échappe au relativisme comme au progrès. L'histoire des formes n'est plus le procès par lequel l'Esprit se reconnaît lui-même symboliquement mais la vie des formes qui se développent historiquement. Cette vie des formes n'exprime pas la maturation de l'Esprit, mais un réseau d'influences, de dépendances et d'écarts vis à vis des règles constituées, de tentatives qui avortent ou qui ouvrent une tradition. Car l'intérêt pour l'histoire des styles montre bien qu'on ne peut s'intéresser à l'art sans unifier telle portion de production d'objet sous l'autorité d'un style. Mais le style ainsi dégagé permet une périodisation toujours rétrospective, hypothèse de travail, construction heuristique. Unifier les productions d'une époque exige bien une norme, qui ne constitue pas la nature de l'art mais l'autorité présente du style. C'est parce que la norme (le problème qui se pose aux artistes du temps) n'est plus pensée comme nature mais comme création, que l'on échappe à l'unification rétrospective des oeuvres, réduite au statut d'étapes jalonnant le progrès de l'art. Si cette norme est elle-même création, alors c'est la constitution des règles et leurs transformations qui devient le vrai problème de l'histoire de l'art.

L'histoire de l'art est donc la lecture actuelle que nous faisons de l'art. C'est le présent de l'art qui permet la lecture téléologiquement orientée du passé. Ainsi Hegel a raison d'affirmer que l'art appartient au passé, mais ce passé est celui de la mémoire sélective du goût d'une époque. Ce rapport réfléchi avec le passé éclaire la présence immédiate des oeuvres. Le problème qui se posait à nous était le suivant : à situer les oeuvres dans le temps, sommes-nous condamnés à osciller entre une lecture téléologique de l'histoire comme progrès unifié, ou une historicité confuse et contingente dont se détachent ici ou là quelques chefs-d'oeuvres atemporels ? Nous constatons que le passé de l'art est constitué au présent , parce que c'est la norme actuelle du style qui nous permet d'unifier rétrospectivement le passé des oeuvres et de les ordonner dans le cours d'une histoire, dont l'objectivité réside en ceci qu'elle nous éclaire sur notre propre présent. En ce sens, on peut dire que c'est l'art, en tant qu'il est ouverture à l'avenir, production, création, interprétation de la norme, qui détermine la lecture que l'on donne du passé, comme conditions déterminant le présent. Cette détermination n'est ni un déterminisme causal permettant d'inférer les problèmes que devront résoudre les oeuvres de demain (progrès linéaire), ni un arbitraire (contingence de la situation historique ou initiative du génie individuel). Car la norme de l'art n'est ni déterminante (au sens causal) ni indifférente. Comme le montre Kant aux par. 47-48 de la Critique du jugement, la production d'art n'est pas déterminée par des règles constituantes, et on ne peut déduire le canon stylistique d'une oeuvre ou d'une époque, mais on le produit rétrospectivement en réfléchissant sur ce qui est donné. C'est bien la création qui est déterminante, mais elle entretient un rapport réfléchissant avec le passé qu'elle sélectionne.



Introduction
Première partie / Deuxième partie / Troisième partie
Conclusion