Bibliographie
- Aristote, De l'Interprétation,
9
- Aristote, Ethique à Nicomaque,
VI,5
- Aubenque, La prudence chez Aristote,
chapitre sur la contingence, la prudence, le kairos, la délibération,
le choix
- Cassin, L'effet sophistique,
Gallimard, 1995, sur le kairos, pp. 466-469 (voir glossaire,
"kairos", "topos")
- Cicéron, De fato,
VII, 13, VIII, 15, XII, 28-29
-
sur le stoïcisme,
consultez :
- Bréhier, La théorie
des incorporels dans l'ancien stoïcisme, Vrin,
I, (excellent mais difficile)
- Goldschmidt, Le système
stoïcien et l'idée de temps, II, A, ch.
IV "l'interprétation des événements"
- pour une toute première
approche, Brun, Le stoïcisme, "Que sais-je ?"
p. 82 sqq.
-
Augustin, La Cité
de dieu, l. XII, ch. XXIII
-
Machiavel, Le
prince, ch. XXV
-
Pascal, Pensées,
Laf. 47 (Br. 172) ; 101 (324) ; 131( 169) ; 136 (139) ; 919
(553)
-
Leibniz, Discours
de métaphysique, paragraphes 6, 7, 13 et Correspondance
avec Arnauld, Lettre III, IX, X
-
Kant, Conflit
des facultés, II, 3, 6 (spécialement n. 1)
-
Kant, La religion
dans les limites de la simple raison, II, p. 122 note 2,
III, 2
-
Kant, Critique
de la raison pure, Troisième antinomie
-
Hegel, Phénoménologie
de l'esprit, A Conscience, I "La certitude sensible"
-
Hegel, Philosophie
de l'histoire
-
Hegel, Principes
de la philosophie du droit, Préface (essentiel)
-
Marx, Thèses
sur Feuerbach, 1, 11
-
Marx, Le 18 Brumaire
de Louis Bonaparte
-
Marx, Contribution
à la critique de l'économie politique, Préface
-
Marx et Engels, Idéologie
allemande, A, I
-
Nietzsche, Seconde
considération inactuelle
-
Nietzsche, Crépuscule
des idoles, "Comment le monde vrai devint enfin une fable"
-
Nietzsche, Ecce
Homo, "Pourquoi je suis un destin"
-
Bergson, La pensée
et le mouvant, V "La perception du changement", VI "Introduction
à la métaphysique" (essentiel)
-
Heidegger, Sein
und Zeit paragraphe 76
-
Sartre, Critique
de la raison dialectique, tome II, L'intelligibilité
de l'histoire, appendice "L'événement historique",
p. 407
-
Arendt, La crise
de la culture, Préface
-
Amiel, Arendt,
Politique et événement, PUF "philo" 1996
-
Ricųur, Temps
et récit, tome 1, "L'éclipse de l'événement"
éventuellement,
en philosophie contemporaine, travailler l'une de ces références
:
- Whitehead, Concept de nature,
ch. VII, "Les objets"
- Whitehead, Processus et
réalité, II, ch. II, VI
- Davidson, Action et événement,
II, Essai 8
- Badiou, Etre et événement,
IV, 17 "Le mathème de l'événement"
- Deleuze, Logique du sens,
24, "de la communication des événements"
- Deleuze, Le Pli, II,VI,
"Qu'est-ce qu'un événement ?"
Introduction
1.
Position du problème.
Au sens ordinaire, on appelle événement tout ce qui
se produit hic et nunc, donc, un phénomène, en tant
qu'il s'actualise (comme apparence, pour un observateur). Dire que
l'événement est toujours spatio-temporel ne suffit
pas : c'est un phénomène en tant qu'il s'effectue.
Mais cette première définition, nominale, de l'événement,
le rabat sur le quotidien, le banal, le quelconque. Occurrence quelconque
d'un changement, l'événement, comme le fait divers
qui remplit nos journaux, se signale d'abord par sa contingence
(cela s'est produit) plus que par sa singularité. Or, ce
qu'on appelle précisément événement,
ce n'est pas l'occurrence quelconque, mais ce qui s'arrache à
la continuité banale (cyclique, répétitive,
mais aussi ordinaire, stable, c'est-à-dire aussi bien régulière,
et donc prévisible), ce qui produit une rupture dans le cours
ordinaire du temps. Le problème théorique revient
donc à articuler la continuité successive des ici
et maintenant (événements quelconques) avec la discontinuité
de l'événement remarquable. Il ne s'agit donc pas
du statut de la contingence pour la pensée, mais du problème
suivant : comment cette contingence est-elle capable de se "subsumer"
elle-même pour produire ce qu'on appelle véritablement
un événement : un fait marquant, notable, doté
d'un supplément de sens. Il faut donc évacuer immédiatement
l'anecdote (le quelconque remarqué) comme l'actualité
(le quelconque hic et nunc) pour demander "ce qu'on appelle événement"
au sens propre, ie. à quelles conditions se produit un changement
remarquable, dont la singularité atteste qu'il est irréductible
à la série causale des événements antécédents.
L'événement reste bien qualifié par son appartenance
au changement, comme le contingent, mais il s'agit d'un changement
signifiant, et non d'une altération insignifiante : tout
le problème est là. Encore une fois, le problème
théorique ne consiste pas à opposer, mais à
articuler la continuité banale, causale, linéaire
avec l'irruption discontinue - et il faut éviter à
la fois de résoudre la rupture dans ses conditions antécédentes,
comme de poser le changement comme un miracle irrationnel.
2.
Analyse d'un événement.
A partir de là, la question n'est plus nominale, descriptive
(qu'est-ce qu'un événement ?), elle ne porte pas non
plus sur l'essence de l'événement. Elle est judicative
et exige qu'on réfléchisse sur les conditions de discrimination
par lesquelles nous nommons l'événement : à
quelles conditions un événement se produit-il ? et
se signale-t-il comme événement pour nous (les humains)
? Autrement dit, si tout n'est pas événement (singularité
remarquable), il n'y a pas non plus d'événement en
soi. L'événement est toujours relatif, ce qui ne veut
pas dire qu'il soit subjectif (voir I, 1) et il se produit pour
la pensée comme ce qu'il lui arrive (la pensée ne
le produit pas) et ce qui lui arrive du dehors (il faudra déterminer
d'où il vient). A ce titre, la moindre des choses est d'analyser
précisément un événement, ou d'apprendre,
par ceux qui s'y sont efforcés, à quels critères
on le reconnaît. Thucydide ouvre ainsi son Histoire de la
guerre du Péloponnèse :
"Thucydide
d'Athènes a raconté comment se déroula la
guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens.
Il s'était mis au travail dès les premiers symptômes
cette guerre, car il avait prévu qu'elle prendrait de grandes
proportions et une portée passant celle des précédentes.
(...) Ce fut bien la plus grande crise qui émut la Grèce
et une fraction du monde barbare : elle gagna pour ainsi dire
la majeure partie de l'humanité." (Histoire de la guerre
du Péloponnèse, trad. J. De Romilly,"Bouquins",
Robert Laffont, livre I, Introduction, I, 1-2).
Tous les moments de cette citation sont à commenter :
- Thucydide
l'Athénien s'est mis à l'oeuvre dès le
début de la guerre : c'est la guerre qui fait événement,
mais la guerre serait tombée dans l'oubli sans la chronique
de Thucydide : dualité de l'événement,
qui provient de l'action, accident de l'histoire, mais doit
être rapporté, faire mémoire, pour devenir
"historique" (mémorable pour une humanité). Inutile
par conséquent de gloser sur les rapport de l'événement
et du langage, dans l'esprit des analyses que Hegel propose
au début de la Phénoménologie de l'Esprit
(le ceci, cet arbre, cet instant, le spatio-temporel comme tel
objet de la certitude sensible ne peut faire objet pour la conscience
que dans la mesure où il est porté à l'universel
par le langage). Inutile de pleurer sur l'indicible Ceci : la
question n'est pas du tout d'opposer l'événement
au langage comme le Ceci ineffable à l'universel, la
question, au contraire, comme le pointe immédiatement
Thucydide, c'est de se mettre à l'oeuvre, de se mettre
au travail, un travail de réflexion, de mémoire
mais aussi d'intelligibilité, et cela, dans l'urgence,
parce qu'il y a la guerre, et que cette guerre, on peut le prévoir,
sera plus importante que les précédentes.
-
-
Donc, il n'y a pas d'événement en général,
ni d'événement tout seul : il n'y a d'événement
que par le croisement entre une occurrence spatio-temporelle
et un observateur qui lui prête une signification (irréductible
toutefois au subjectif, au vécu) ou qui répond
à l'appel de l'événement (il y a déjà
eu des guerres entre Sparte et Athènes, mais celle-ci
se détache des autres guerres, de même que la guerre
se détache du cours ordinaire des choses). C'est l'observateur
Thucydide qui prélève sur le cours ordinaire du
temps le point singulier du remarquable, et il le fait à
dessein réfléchi, parce qu'il prévoyait
(on ne peut pas du tout se contenter de dire de l'événement
qu'il est imprévisible) parce qu'il prévoyait,
donc, que cette guerre serait plus importante : se détache
en valeur, tout en restant une guerre parmi les autres, mais
plus décisive, et donc, conséquence immédiate,
plus mémorable, plus digne d'être rapportée.
L'événement ouvre une mémoire, celle collective
de la culture, et ici, événement au second degré,
l'acte de Thucydide non seulement conserve la guerre du Péloponnèse
mais ouvre pour la conscience européenne une époque,
celle de la chronique, de l'histoire écrite (Thucydide,
avec son prédécesseur Hérodote, en est
le grand fondateur).
-
Comme mémorable, l'événement fait date.
Il inaugure une série temporelle, il ouvre une époque,
il se fait destin. Irréversible, l'événement
porte à son point culminant le caractère transitoire
du temporel (un accident de voiture, par exemple : une seconde
avant, rien ne s'est passé, une seconde après,
trop tard). Mais l'événement, s'il est fugace,
n'est pas transitoire : c'est comme rupture qu'il ouvre une
époque et dure (cf. Nietzsche, Ecce Homo, "Pourquoi
je suis un destin"). Comment l'événement, qui
marque l'irréversibilité contingente du temps
(rupture)peut-il se faire destin (durer) ?
-
Thucydide le dit : il ouvre une époque en ébranlant
le passé, d'où son caractère de catastrophe,
de crise qu'il faudra commenter. Ce qu'est un événement,
ce dont l'histoire rapporte les occurrences, ce sont donc des
crises, des ruptures de continuité, et, Thucydide tend
la main à Husserl, cette crise est toujours celle d'un
sens pour une humanité.
-
C'est le cinquième point : Thucydide l'Athénien,
commentant la guerre entre Sparte et Athènes, cette guerre
dont il est à la fois l'acteur, le témoin et le
chroniqueur, pose les linéaments de l'historiographie,
non parce qu'il s'ennuie le dimanche, mais parce qu'il se sent
convoqué par l'importance de l'événement
lui-même, événement qui ébranle le
passé, mais qui ne concerne absolument pas les seuls
Athéniens ou Spartiates, ni a fortiori le peuple grec,
mais qui se propage (on sent l'extension progressive, ce n'est
pas une universalité donnée) aux Barbares et de
là pour ainsi dire à presque tout le genre humain
: il y a donc une vocation universalisante de l'événement
singulier, vocation qu'il faudra commenter mais dont on voit
d'emblée qu'elle permet d'éclairer le sens de
la formule "qu'appelle-t-on un événement." L'événement
est "appelé" au sens précisément où
il est investi d'un sens pour l'humanité (voir Kant,
plus bas). Il est donc toujours relatif à une culture,
toujours relatif non seulement à un observateur, mais
à une humanité, à l'humanité hic
et nunc, réelle et vivante, prise dans une culture singulière,
mais de là il s'étend, se propage, non pas à
l'humanité abstraite mais "à presque tout le genre
humain". Il n'y a donc d'événement que par effet
de sens d'une culture. Pas plus que le fait, l'événement
n'est donné. De même que Bachelard montre que le
fait est construit, de même il s'agit de déterminer
à quelles conditions une occurrence spatio-temporelle
(un événement quelconque) prend le statut d'événement
remarquable, est appelé à devenir événement
parce qu'il compte dans la culture et dans la mesure exacte
où il est pris en compte par elle.
3.
Généalogie du problème dans la tradition philosophique.
La question posée concerne donc bien sûr le problème
des rapports entre pensée, action politique, et histoire,
mais ce n'est pas une question exclusivement moderne.
- C'est d'abord
une question de métaphysique classique portant sur le
statut du spatio-temporel, de l'irruption du devenir, et des
problèmes que le devenir pose à la pensée
(c'est le problème des futurs contingents, question d'ontologie
et de logique).
-
-
La question, on l'a vu, porte moins sur l'essence de tout ce
qui arrive, que sur la manière dont l'événement
signifiant s'arrache au cours insignifiant du temps ordinaire.
Le problème n'est donc pas tant celui du devenir, que
celui de la création, comme apparition extraordinaire
du nouveau, problème également très classique,
mais cette fois de philosophie chrétienne (Saint Augustin).
L'événement par excellence, ce n'est plus la guerre
du Péloponnèse, c'est la naissance du Christ.
Cet événement hic et nunc, irréductible
à l'histoire temporelle, sert à penser ce qui
noue l'histoire temporelle à l'éternité
(La Cité de Dieu). La naissance du Christ est
le point inaugural hors-temps qui produit, à la lettre,
l'histoire chrétienne (la nôtre, car nous héritons
de ce comptage du temps, et le temps s'y marque profondément
dans sa dimension collective et festive d'éternel retour,
anniversaire de la naissance du Christ). La thématique
chrétienne indique correctement que l'événement
est irréductible à l'histoire (comme suite causale
linéaire, comme continuité régulière)
mais qu'il doit pourtant nécessairement s'actualiser
hic et nunc. C'est comme irruption de l'extraordinaire divin
que cette naissance ouvre un destin et produit une histoire,
une époque. Donc l'événement n'appartient
à l'historique qu'en tant qu'il produit une histoire,
non en tant qu'il est produit par elle.
-
A titre de changement décisif, ouvrant une histoire (changeant
le monde, portant sa postérité), l'événement,
bien sûr, relève d'une philosophie de l'histoire
hégélienne. La question est alors : comment l'humanité
produit-elle son propre devenir (on appelle cela une histoire)
?
C'est une question pour la morale et pour la politique.
-
Posant les rapports de l'humain avec la contingence et donc
le destin, l'événement pose la question classique
de la liberté, et si l'on comprend dans une optique post
cartésienne la liberté comme ce qui est produit
par un sujet (Kant, la troisième antinomie, la liberté
comme spontanéité ouvrant une série causale,
mais non produite par elle) l'événement devient
la question de la condition de possibilité d'un agir
moral.
-
C'est en même temps une question politique : à
quelles conditions y a-t-il production de l'histoire par des
agents humains (éventuellement infra ou supra humains)
? Contrairement à la morale, le terrain de l'histoire
et de la politique laisse tout de suite pressentir que ramener
l'événement à la causalité libre
d'un sujet n'a guère de sens.
-
C'est une question épistémologique pour l'historiographie
: à quelles conditions repérons-nous dans la trame
continue de la succession temporelle des discontinuité,
des ruptures : des époques. La question se pose pour
toutes les histoires, pour l'histoire de l'art aussi bien que
pour celles des techniques, des sciences et de la philosophie,
et elle doit être thématisée épistémologiquement.
Toutes ces questions ne doivent pas faire perdre de vue l'enjeu
fondamental : celui du changement comme création du nouveau.
A quelles condition y a-t-il événement pour la pensée,
cela ne demande pas : comment réduire le changement à
l'éternel (même si tout événement produit
son éternité relative, c'est-à-dire sa durée)
mais à quelles conditions le monde objectif permet-il une
production subjective (signifiante) de nouveauté, une création.
C'est la question de Leibniz. Il faut une ontologie du changement
qui ne réduise l'événement ni à l'intemporel
(l'éternel), ni au temporel successif : c'est tout le délicat
problème du devenir, rétrospectivement fondateur de
l'événement, ni réductible au passé
historique compris par ses causes, ni pourtant irréductible
à lui, au sens d'un miracle irrationnel, transcendant le
tissu des causes.