Agrégation : Leçons de philosophie
Qu'appelle-t-on un événement ?
Conclusion
1. Histoire et devenir.
C'est en cela précisément que l'événement se détache des événements quelconques, de la série causale antécédente et produit un point singulier remarquable, c'est-à-dire un devenir. En tant qu'il projette rétroactivement et prospectivement une possibilité nouvelle pour l'humanité, l'événement n'appartient pas à l'espace temps corporel, mais à cette brèche entre passé et futur que Nietzsche appelle l'intempestif et qu'il oppose à l'historique (2nde Considération intempestive), et que Hannah Arendt dans la préface à la Crise de la culture (Idée Gallimard p. 24) appelle magnifiquement "un petit non espace-temps au coeur même du temps". C'est un petit non espace-temps, en effet, car l'événement est une crise irréductible aux conditions antécédentes, sans quoi il serait noyé dans une téléologie du progrès. Le temps n'est donc pas causal, il ne se développe pas tout seul selon la finalité interne d'une histoire progressive, il est brisé au contraire et l'homme (celui qui nomme l'événement) vit dans l'intervalle entre passé et futur, non dans le mouvement qui conduit vers le progrès. Pour autant, Arendt conserve la leçon de Marx : ce petit non-espace-temps est bien historiquement situé, non dans l'idéalité abstraite. Mais elle corrige l'eschatologie du progrès historique par l'ontologie du devenir (Nietzsche) : le devenir, ce petit non-espace-temps au coeur même du temps, corrige, bouleverse et modifie l'histoire mais il n'en provient pas, "il ne peut être transmis ou hérité du passé."
2 . L'événement est création du passé avant d'être engagement pour l'avenir.
Parce que le temps n'est pas causal, l'événement modifie l'histoire dans les deux directions à la fois, prospectivement et rétroactivement. C'est pourquoi "le passé n'est jamais mort, il n'est même pas passé" (Faulkner, Le bruit et la fureur) et "nous ne savons même pas ce qui deviendra du passé" (Nietzsche). C'est une erreur de réifier le passé comme un trajet déjà donné, il est aussi ouvert que l'avenir, suspendu comme lui aux découvertes possibles du présent (- ce n'est pas du verbiage lyrique ! à la lettre, l'histoire est produite matériellement dans le présent par ses traces - rayonnement du big-bang, découverte fossiles, trouvailles de documents, etc. et si nous avons l'habitude de considérer le passé comme un donné, c'est que nous oublions qu'il est construit par la culture humaine - ce qui ne signifie pas du tout qu'il soit subjectif, mais il est relatif à l'état de nos connaissances, aux possibilités de notre intelligence et de notre mémoire, aux preuves empiriques dont nous disposons etc...). Passé et futur sont également crées par l'aura signifiante de l'événement. Cela ne signifie pas qu'on perde l'objectivité de l'événement : cela montre plutôt que l'événement n'est jamais "historique" (produit par l'histoire), qu'il entre en tension au contraire avec le cours constitué de l'histoire comme avec la réalité du changement, car c'est sa signification qui éclaire l'histoire comme réserve de possible et la transforme en devenir en chacun de ses points. Ainsi, l'événement n'est pas ce qui appelle, exige l'avenir, c'est d'abord ce qui transforme la réalité du passé. Sartre le montre dans la Critique de la raison dialectique, II, 407 :
"le fait est donc que l'événement historique quel qu'il soit donne à notre passé sa transformation, du fait qu'il n'était pas attendu, ou parce que même attendu, il est l'inattendu même attendu. Or ce passé est le dépassé mais aussi l'essence créée derrière nous."
C'est l'événement de la déclaration de la seconde guerre mondiale que Sartre commente ainsi, sur le vif : l'événement 39 a transformé "notre passé en jobard", a brusquement fait éclater l'inconsistance du vécu (être intellectuel en 39, songer à la guerre sans y croire). Dès la déclaration de la guerre, ce qui éclate, c'est la distorsion rétrospective entre le vécu des "jobards" et la réalité, mais cette réalité est créée dans le passé, derrière nous par l'irruption de l'événement. L'événement historique déchire le passé : c'est parce qu'il a transformé le passé qu'il engage activement l'avenir.