Agrégation : Leçons de philosophie


Qu'appelle-t-on un événement ?


Première partie :
quel est le statut logique de l'événement ?

1. Deux contresens à éviter :
opposer le remarquable au banal, le subjectif à l'objectif.

L'événement n'est pas banal ou remarquable, il est toujours double, discontinu sur fond de continuité, remarquable en tant que banal, dans la mesure où, comme le remarque Whitehead dans Le concept de nature, c'est un point de l'espace-temps et ce qui s'y produit. Comme occasion actuelle, il appartient au banal, semble synonyme de n'importe quelle expérience, parce qu'il s'est produit en un point et un lieu. Mais ce n'est pas un instant seulement, c'est un nexus dit bien Whitehead, un noeud d'expérience comportant une occasion actuelle. A ce titre, il est toujours relatif, parce qu'il est une expérience, donc une apparence en tant qu'elle est dotée de signification pour, et c'est dans la mesure où l'événement est doté d'une signification qu'il sort de l'actuel quelconque et devient l'actuel remarquable. Autrement dit, l'événement est différentiel. Il se détache sur fond d'uniformité. Il est en même temps discret et continu. L'événement n'est pas nécessairement vécu en personne, actuel pour moi, mais il est toujours événement en tant qu'il a été actuel. Il ne faut donc le confondre ni avec l'actuel, ni avec le vécu. Mais même lorsqu'il est événement vécu (n'ayant de sens que pour moi), il n'est jamais subjectif. Les événements de ma vie (ma naissance, celle de mes enfants, la mort de mes proches etc...) n'ont peut-être de sens que pour moi, c'est leur extension qui est limitée, non leur sens qui est subjectif. Au contraire, ils signalent toujours au coeur du vécu l'irruption de l'en soi. L'événement, même et surtout s'il est vécu, est toujours vécu comme irrémédiable, irréparable, irréversible. C'est l'accident, comme croisement du subjectif et de l'objectif, qui signale l'irréversibilité du kairos. Donc, on ne se débarrasse pas non plus de l'événement en le pensant comme subjectif, il est toujours donné dans le réel comme ce qui m'arrive, ce à quoi je ne peux rien (malheur ou bonheur , bonne ou mauvaise fortune.) L'événement s'impose. Il n'est donc subjectif qu'en tant qu'il est relatif à moi, pour moi il est objectif. Bref, c'est un relatif.

Quel est alors le statut logique de ce qui m'arrive ? En bonne logique aristotélicienne, ce qui arrive est un singulier, contrairement à l'universel (en tout lieu, en tout temps). En tant que cela arrive, c'est un accident, qui s'oppose à une logique du nécessaire. Le problème est donc d'expliquer à quelles conditions la pensée et son expression dans le langage peuvent rendre compte de l'événement comme accident. Or la définition logique d'un accident, c'est ce qui n'appartient pas nécessairement au sujet. L'accident marque la rupture, synonyme de désordre, entre le prédicat et son sujet : c'est en ce sens que l'accident est toujours une crise qui sépare le sujet de ses prédicats essentiels et ouvre dans la permanence de la substance l'altération du changement. Du coup, l'accident n'est pas seulement contingent, inessentiel (Socrate a une fourmi sur le bras), il devient l'altération (contingente) qui transforme pourtant le sujet (Socrate boit la ciguë) : la crise qui séparait le prédicat de son sujet d'inhérence marque maintenant la rupture qui sépare l'avant et l'après (d'où le sens du mot "accident" dans la langue, qui marque le malheur, parce que le malheur, plus que le bonheur, fait apparaître l'irréversibilité comme subie). Il n'appartient donc pas à l'essence de Socrate de boire la ciguë, et pourtant l'accident clôt une époque et en inaugure une nouvelle : il produit son destin (la figure de Socrate, sa postérité dans l'histoire de la philosophie). Pourtant la mort de Socrate n'est pas immédiate : c'est rétrospectivement qu'on assigne à l'événement "avoir bu la ciguë" le sens d'événement décisif. Il a d'abord fallu attendre que Socrate meurt (c'était bien de la ciguë, Socrate l'a bien bue). L'événement est toujours rétrospectif. C'est après coup qu'il apparaît. Il est en même temps prospectif : il ouvre une époque. Il est donc en même temps singulier et mémorable. A titre de singulier, il pose un problème pour la logique ; à titre de destin, il pose un problème pour la morale et pour la politique, pour l'action dans les affaires humaines. Le problème qu'il faut traiter est donc celui du statut théorique de l'action.

2. Prudence et contingence.

L'action sollicite la logique : comment décrire un événement produit par une action humaine, en tant qu'il se détache du cours régulier des choses ? Pour Aristote, l'événement relève du sublunaire : logiquement, n'étant pas nécessaire, il n'est pas prévisible, dans la mesure où, sur le plan ontologique, il est contingent (effet de la fortune et du hasard, et non de la nécessité). Il n'est pas pour autant dépourvu de rationalité. Il détermine au contraire, dans le champ des affaires humaines l'opposition entre sagesse théorétique et pratique (Ethique à Nicomaque, VI) : c'est affaire d'expérience, de sagesse que de savoir tirer parti des occasions, mais si Aristote lie la vertu à la capacité pratique de délibération qui signale le phronimos, l'homme prudent, néanmoins, la prudence n'est requise que dans le champ ontologiquement dévalué de la nature sensible. Il serait faux de conclure qu'Aristote dévalue l'action pratique, puisqu'il la pose au contraire et la pense ("La meilleure façon de saisir ce qu'est la prudence, c'est de considérer quels sont les hommes que nous appelons les prudents", Eth. Nic. VI, 4, 1140 a 24). Mais il serait également faux de ne pas prendre en compte le fait que la délibération prudentielle du sage s'oppose point par point à la démonstration scientifique du savant. Au temps brisé du kairos, temps de l'action, temps du corruptible s'oppose l'éternité des incorruptibles, et il n'y a de science que de l'éternel. La délibération, le choix préférentiel (induction qui n'est jamais totalisable, puisqu'elle consiste à agir et à pâtir "comme il faut, dans les cas où et à l'égard de qui il faut, en vue de la fin qu'il faut et de la manière qu'il faut" (Eth. Nic. II, 5 1106 b 21-23, voir Aubenque, La prudence... p. 96) et qu'elle relève du caractère, des bonnes dispositions de l'homme prudent (cf. la définition de la vertu, comme exis du phronimos) s'oppose à la science, à la démonstration nécessaire du syllogisme de la première figure qui connaît par la cause (Analytiques).

3. Y aura-t-il demain une bataille navale ?

Si la prudence est une vertu intellectuelle, le champ intellectuel n'en reste pas moins scindé entre prudence et science : l'événement ne peut faire objet d'une science. Il résiste à la pensée, en tant qu'il ne relève pas d'une logique des contradictoires mais de l'occurrence imprévisible des accidents. C'est pourquoi Aristote reprend au chapitre 9 du De Interpretatione le problème mégarique des futurs contingents, thématisé par Diodore Cronos, sous le nom du "dominateur". Une proposition est soit vraie, soit fausse en vertu du principe du tiers exclu (cf. Métaphysique G 3). Ce qui ne pose aucun problème concernant le réel, devient un problème logique insurmontable si on l'applique au futur. La proposition de Diodore, commentée par Aristote, est bien connue : "un bataille navale aura lieu demain" ou "une bataille navale n'aura pas lieu demain." C'est le statut logique du possible qui pose un double problème : il concerne le statut ontologique du futur (et donc de l'action humaine : le futur est-il déterminé ou non) et il est logique ou épistémologique : que vaut une logique mise en échec par l'existence du futur. La nécessité logique est mise en échec par la nécessité réelle (entre parenthèse, remarque Brun, Les stoïciens, p 83, il est possible que Diodore utilisait justement l'argument pour contester le principe du tiers-exclu, non pour réclamer qu'une proposition concernant l'avenir soit nécessairement vraie ou fausse).

La réponse d'Aristote porte justement sur le statut des contradictoires : même si Aristote démontre en Métaphysique G 3 que le principe de non-contradiction est requis - et par là, validé -par le seul usage de la pensée et du langage, il doit y avoir exception à la règle des contradictoires, s'agissant des futurs contingents. Si l'événement est contingent, de deux propositions, on ne peut pas dire qu'elles s'excluent réciproquement, mais ce qui est exclu, c'est qu'elles soient vraies et fausses en même temps. Aujourd'hui, elles ne sont ni vraie, ni fausses. Mais à supposer vraie l'une quelconque des deux, l'autre est fausse. Aujourd'hui, on ne peut pas dire que l'une des deux est vraie et rejette l'autre dans le faux car "les discours sont vrais, dit Aristote, en tant qu'ils se conforment aux choses" (bon commentaire d'Hamelin, Le système d'Aristote, p. 167). Il faut donc attendre la réalisation contingente : la logique ne s'applique qu'après coup (cf. Bergson, Hegel).

Le débat porte en réalité sur le statut du possible. Ce que nie Diodore, c'est qu'il y ait dans le futur de l'indéterminé : il n'y a que du nécessaire ou de l'impossible. Pour Aristote, le statut du contingent permet de sauvegarder la nécessité logique tout en laissant place dans la réalité pour de l'indétermination (provisoire) : ce qui est nécessaire, ce n'est pas qu'il y ait demain une bataille navale, ou qu'il n'y en ait pas, mais l'alternative entière :

"Nécessairement il y aura demain une bataille navale ou il n'y en aura pas ; mais il n'est pas nécessaire qu'il y ait demain une bataille navale, pas plus qu'il n'est nécessaire qu'il n'y en ait pas. Mais qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas demain une bataille navale, voilà qui est nécessaire." De Interpretatione, 9, 19 a 30.

Parce que l'événement est ontologiquement soumis à la puissance contingente du possible, il est toujours rétrospectif, et dans cette mesure, il est imprévisible. En tant qu'il est rétrospectif, l'événement est toujours appelé tel, nommé rétrospectivement : ce qu'on appelle événement, ce n'est pas la bataille navale possible, mais la bataille navale réelle qui appartient au passé. C'est le cercle logique de l'événement : phénoménalement, en soi, l'événement appartient au futur : il arrive, mais à ce titre, on ne peut rien en dire, car il appartient au possible et échappe alors à notre connaissance. Pour nous, l'événement appartient toujours au passé. On peut alors l'expliquer, en tant qu'il n'est plus possible, mais réel. C'est le possible qu'on ne peut expliquer. Cette tension entre logique du nécessaire et exigence pour la pensée de rendre compte de l'événement contingent porte bien sur le statut rationnel du possible.

4. L'inhérence du prédicat événementiel au sujet.

Comment maintenir à la fois la distinction entre contingent et nécessaire (Aristote insiste bien sur l'enjeu pratique, prétendre que le futur est déterminé a, dit-il des conséquences inadmissibles pour la conduite humaine) sans verser le possible dans l'indéterminé, l'irrationnel ? Le possible n'est pas indéterminé, mais indéterminable. L'événement par excellence, le miracle (en tant qu'il rompt avec la série causale antécédente et qu'il est un possible dont le présent empirique ne peut jamais être comptable) n'est pas une rupture de l'ordre, mais au contraire une raison supplémentaire : voilà la solution que Leibniz propose au paragraphe 6 du Discours de métaphysique. "Dieu ne fait rien hors de l'ordre et il n'est même pas possible de feindre des événements qui ne soient point réguliers" énonce le titre et Leibniz explique : ce qui passe pour extraordinaire ne l'est qu'à l'égard de quelque ordre particulier établi parmi les créatures, mais il est conforme à l'ordre universel. Le possible excède la logique humaine, et l'extraordinaire n'est irrégulier qu'à l'égard de notre entendement. Le lien entre présent et futur est donc bien déterminé, même si sa complication nous interdit d'en terminer le calcul. La prévision du futur est donc interminable pour nous mais elle ne peut contrevenir à la logique, ni l'excéder.

Leibniz bute alors immédiatement sur l'argument des futurs contingents et son implication éthique (destruction de la liberté et de l'action) :

"Mais il semble par là que la différence des vérités contingentes et nécessaires sera détruite, que la liberté humaine n'aura plus aucun lieu et qu'une fatalité absolue régnera sur toutes nos actions aussi bien que sur tout le reste des événements du monde" (paragraphe 13, p. 47 édition Le Roy, Vrin).

si on prétend, comme il entend le faire, qu'il y a

"dans l'hecceïté d'Alexandre (...) la raison de tous les prédicats qui peuvent se dire de lui véritablement, comme par exemple qu'il vaincrait Darius et Porus, jusqu'à y connaître a priori (et non par expérience) s'il est mort d'une mort naturelle ou par poison, ce que nous ne pouvons savoir que par l'histoire" (paragraphe 8, p. 43).

Il faut bien voir que le problème se pose en termes logiques. Ce que Leibniz refuse, c'est la crise qu'Aristote laissait subsister entre sujet et prédicat accidentel : il est inadmissible que le prédicat ne soit pas contenu dans le sujet, de telle sorte que s'il n'y est pas contenu "expressément", "il faut qu'il y soit contenu virtuellement" :

"Ainsi, il faut que le terme du sujet enferme toujours celui du prédicat, en sorte que celui qui entendrait parfaitement la notion du sujet jugerait aussi que le prédicat lui appartient" (paragraphe 8, p. 43).

5. Nécessité universelle et nécessité singulière.

Leibniz résout la difficulté en distinguant deux types de nécessité : le nécessaire absolument, dont le contraire implique contradiction et qui concerne les vérités éternelles comme celles de la géométrie (paragraphes 13, p. 47) et la nécessité "ex hypothesi et pour ainsi dire par accident, mais (qui) est contingente en elle-même, lorsque le contraire n'implique point (contradiction)." (p. 48)

Cette nécessité contingente n'est pas une solution de rabais, ni, comme on le croit trop souvent, un nécessitarisme déguisé. C'est au contraire une solution conceptuelle très forte, visant à promouvoir la réconciliation du concept et de l'individuel (c'est le grand mérite de Leibniz).

D'abord, le dédoublement de la nécessité repose sur la distinction entre "les idées toutes pures de Dieu" (nécessité absolue, possibles) et "ses décrets libres et sur la suite de l'univers" (nécessité ex hypothesi, compossibles). La distinction est requise pour rendre compte des événements singuliers, qui ne peuvent être nécessaires absolument. Le coup de génie de Leibniz est de montrer que pour être contingents et singuliers, ils n'en sont pas moins nécessaires (c'est une extension du concept de nécessité, non une réduction de l'événement à l'universel !). D'autre part, et cela tranche avec Aristote, une proposition élémentaire portant sur un événement qui a eu lieu, doit être une proposition vraie, et donc, toujours vraie (pas seulement empirique), et s'agissant de Leibniz, analytique. Par conséquent, si elle est vraie, il a bien fallu que le prédicat "avoir lieu" ou "ne pas avoir lieu" appartienne à la bataille navale. Leibniz modifie radicalement le problème et les exemples qu'il prend sont magnifiques. "Venons-en à un exemple : Jules César deviendra dictateur perpétuel et maître de la république et renversera la liberté des romains" (notez le futur), "on y voit une raison pourquoi il a plutôt résolu de passer Rubicon que de s'y arrêter" (paragraphe 13). César a donc "franchi le Rubicon", "Adam a péché". Leibniz ne veut pas dire qu'il était nécessaire absolument qu'Adam cueille la pomme, que César franchisse le Rubicon, mais que ces événements, même s'ils sont contingents et accidentels, relèvent de la raison, non de l'identité, mais de la raison suffisante, et de telle façon que les prédicat "cueillir la pomme", "franchir le Rubicon" soient contenus dans la notion d'Adam, de César.

6. Résorber l'antinomie entre le nom et l'événement.

Or, l'inhérence du prédicat événementiel à son sujet impose une deuxième révolution logique, celle de concevoir le sujet, non comme universel, mais comme "substance singulière" (Discours de Métaphysique, paragraphes 8, 9, 13). L'événement "franchir le Rubicon" ne se prédique pas de tous les dictateurs, seulement de César, et il ne se prédique pas de César au sens où il est déterminé par causalité à arriver de tout temps à César. Il se prédique de César en tant que, à un moment donné, César est incliné sans nécessité à franchir le Rubicon (il se décide). Non pas tous les Césars franchissent toujours les Rubicon, mais César, un jour, franchit le Rubicon : aucune causalité ne le prédétermine mais il y a une raison suffisante pour qu'il se décide ce jour-là. L'événement n'est pas causé : la cause est toujours extérieure à la chose, indéfinie (toute cause est elle-même causée etc...) et nécessaire mais jamais suffisante. César n'est pas causalement déterminé par une cause extérieure, il est intérieurement déterminé par une raison suffisante singulière, celle de sa propre notion. Ce qui ne veut pas dire que l'événement une fois effectué, on ne puisse lui assigner des causes antécédentes, ni des effets conséquents (création de l'Empire romain, toute l'histoire y passe).

Ce qui compte, c'est que "franchir le Rubicon", "cueillir la pomme" impliquent bien sûr de proche en proche toute la série des causes et des effets de l'histoire du monde, mais qu'ils sont pensés par Leibniz comme des événements singuliers qui arrivent à des substances individuelles singulières (paragraphe 9) :

"Chaque substance singulière exprime tout l'univers à sa manière, et que dans sa notion tous ses événements sont compris avec toutes leurs circonstances et toute la suite des choses extérieures."

Mais Leibniz, par le principe des indiscernables, refuse que les accidents et les substances soient fondues dans un seul sujet (unique). Au contraire, il construit un concept de "substance" qui n'est plus antinomique avec le singulier (pluralisme des substances singulières). Le concept descend jusqu'à l'individuel. Alors qu'on distingue le plus souvent l'ordre du concept qui renvoie à la généralité et l'ordre de l'individu qui renvoie au singulier, et qu'on pose l'individu comme irréductible au concept, Leibniz, avec sa notion de substance singulière, construit un concept de l'individu comme tel. Les concepts deviennent des noms propres, des notions individuelles et les événements ne sont pas attribuable en général, mais seulement à un sujet individuel : la distinction entre les deux nécessités recouvre la distinction entre une nécessité universelle, valable universellement et une nécessité singulière, qui n'est attribuable qu'à une substance singulière donnée, et qui n'est absolument pas extensible hors de l'individuel. Loin donc de résoudre l'événement dans l'universel, Leibniz élargit la logique jusqu'à l'individuel. Il y a bien un nom, et un seul pour l'événement singulier.


Introduction
Première partie / Deuxième partie / Troisième partie
Conclusion