Agrégation : Leçons de philosophie


Qu'appelle-t-on un événement ?


Deuxière partie :
L'enjeu éthique

Leibniz montre qu'il y a une vérité éternelle des événements datés. Mais sa distinction entre vérité de raison (identité) et vérité de faits (raison suffisante) montre le triple enjeu du statut du possible.

  1. Enjeu éthique de la prédestination, du fatalisme et de l'engagement dans l'action. La problème est celui du croisement douloureux entre initiative humaine et ordre des choses, et on voit bien pourquoi la vérité éternelle des événements datés fait problème pour la liberté. Comment concilier la rationalité des causes, l'ordre plein du réel et l'initiative individuelle ? Pour l'éthique, c'est le problème du stoïcisme, dont Leibniz hérite pleinement avec la doctrine de la raison suffisante. Même s'il conteste apparemment le fatum stoïcien dans la Théodicée, il n'en conteste qu'une version fautive.
  1. L'enjeu éthique s'ouvre à la fois sur un enjeu politique et épistémologique touchant le statut de l'histoire. La question est : à quelles conditions se produisent les événements singuliers (franchir le Rubicon) dont les effets sont considérables ? Et ces conditions sont-elles compatibles avec une théorie de l'action ? Ne faut-il pas, pour permettre à l'action humaine de produire un effet, que soient dépassées les conditions théoriques de la troisième antinomie kantienne, qui pose la dualité entre causalité naturelle et causalité libre.

  2. Une théorie de l'événement exige une ontologie du nouveau, un déplacement de l'opposition entre l'universel du concept et le singulier de l'individu, mais ce déplacement ne doit plus s'effectuer sur le plan de la vérité éternelle (Leibniz), mais dans le devenir historique.

1. Nécessité et liberté.

Comme irruption du notable dans le cours ordinaire, l'événement fait surgir la question de la nécessité de l'ordre temporel, que Leibniz thématise dans la Théodicée (Préface, p. 29-31) comme l'un des deux labyrinthes où notre raison s'égare : le labyrinthe du libre et du nécessaire dans la production du mal (l'autre labyrinthe étant celui du continu dans la considération de l'infini). Ce problème "embarrasse tout le genre humain" (et non les seuls savants) (p. 29). Les hommes sont troublés par le sophisme que les Anciens appellent la raison paresseuse, et qui montre la contradiction entre raison et action, rationalité logique et éthique : si l'avenir est nécessaire, alors il suffit de se laisser "aux penchants du présent", si quoiqu'on fasse, le futur se produira, alors aucune conduite déterminée de soi-même n'est tenable. Leibniz lui-même n'est pas exempt de cette tendance, - c'est le problème de toute doctrine de la pleine rationalité du réel. Mais il faut bien voir que la branche opposée de l'alternative - suspendre la possibilité de l'action à l'irrationalité des causes - n'est pas plus fameuse. C'est pourquoi le problème doit être déplacé.

Restituons d'abord le contexte stoïcien de l'argument. Les stoïciens, par exemple Chrysippe, admettent la plénitude des causes, toutes liées entre elle, elles composent la raison du monde et forment le destin. Mais le destin n'est pas du tout un argument contre la conduite éthique, au contraire la morale stoïcienne invente la conduite de soi comme maîtrise de soi-même (une maîtrise de soi-même qui revient à accepter la rationalité des causes). Si les causes sont liées entre elles, cela tient au rejet de toute cause incorporelle, au matérialisme stoïcien qui ne peut admettre de "trou" dans la liaison des causes matérielles, ni l'intervention de causes extracorporelles. Ils sont donc obligés de tenir l'ensemble des causes matérielles comme raison du monde : toutes les causes physiques sont interdépendantes. Si on appelle événement ce qui manifeste que le futur n'est pas une conséquence logique et réelle du présent tout entier, alors il n'y a pas d'événement chez les stoïciens. Mais on se tromperait lourdement en estimant que les stoïciens ignorent l'événement, au contraire, il admettent à côté des causes corporelles, des effets de sens, qui sont les événements. Loin d'ignorer les événements, les stoïciens en font l'objet de leur logique, mais l'événement n'appartient pas au tissu des causes, il appartient aux effets que les stoïciens appellent incorporels (voir Bréhier, La théorie des incorporels dans l'Ancien Stoïcisme). Ainsi, l'argument du paresseux, tel que Cicéron le rapporte ironiquement, par exemple dans le De Fato XII, 28 - n'est qu'une version caricaturale de la doctrine stoïcienne :

"Si c'est votre destin de guérir de cette maladie, que vous fassiez ou non venir le médecin, vous en guérirez. Pareillement, si c'est votre destin de ne pas guérir, vous n'en guérirez pas. Et l'un des deux est votre destin. Donc il ne sert à rien de faire venir le médecin" (Rousseau reprend cet argument dans le Contrat Social, I, 3 à propos du droit du plus fort.)

Chrysippe avait déjà répondu par les confatalia : si telle chose est fatale, d'autres choses sont fatales aussi, et de proche en proche, toutes les choses sont confatales, de sorte qu'il est aussi fatal d'appeler le médecin et de guérir que de ne pas appeler le médecin. L'argument du paresseux ignore la coappartenance des causes (même argument chez Leibniz avec le compossible). Deuxièmement, concernant la portée éthique de l'argument, Epictète répond sobrement :

"La liberté consiste à vouloir que les choses arrivent, non comme il te plaît, mais comme elles arrivent" Entretien, I, 35.

2. Patience et providence.

Leibniz est parfaitement conscient du mauvais procès qu'on fait aux stoïciens :

"Ce qu'on appelle fatum stoïcum n'était pas si noir qu'on le fait : il ne détournait pas les hommes du soin de leurs affaires ; mais il tendait à leur donner la tranquillité à l'égard des événements, par la considération de la nécessité qui rend nos soucis et nos chagrins inutiles" (Théodicée 29).

Au fond, le seul reproche qu'il leur adresse n'est pas de lier causalité temporelle et destin, mais de ne pas être en mesure de fonder la patience à l'égard des événements imprévus sur la certitude d'une harmonie, qui réclame la doctrine chrétienne d'un dieu bon. Le fatum stoïcum ne peut s'appuyer que sur la certitude de la rationalité des causes, il est moins bien fondé que le fatum christianum qui s'appuie sur la finalité et sur la certitude d'avoir "affaire à un bon maître". La patience est en effet requise par le principe du meilleur, et l'enjeu théologique de la position leibnizienne apparaît : la conquête logique d'une nécessité des événements les plus singuliers se résout en théodicée, le mal n'est plus qu'un effet local, la Providence est actualisée (Théodicée, paragraphes 21-23).

3. Action et politique : le progrès.

On peut contester l'optimisme leibnizien en montrant que la révérence théologienne à l'égard de l'ordre établi contredit les exigences de l'action politique. On passe d'une finalité entière, toujours actuelle, celle des compossibles actualisant le maximum de bien en tous points, à une finalité en voie de réalisation, qui est d'ailleurs conforme, on le verra plus tard, avec la notion leibnizienne de nécessité ex hypothesi, car Leibniz maintient bien le statut de la contingence. Il est bien contingent que Adam ait péché (c'est tout l'objet de la controverse avec Arnauld, voir Lettre X). Et Dieu n'a pas voulu que Adam pèche. Dieu n'a pas crée Adam pécheur, mais le monde dans lequel il a pêché. Mais l'enjeu du débat se déplace : il ne s'agit plus de la rationalité de l'enchaînement temporel, ni de l'inhérence du prédicat événementiel au sujet singulier. Il s'agit de la nécessité morale d'un engagement dans l'action.

L'événement n'est plus alors ce qui survient, mais ce qui est agi. Le sujet se fait acteur et l'événement est produit. Il est nommé rétrospectivement, mais posé prospectivement dans l'action. On passe donc d'une finalité actualisée (plénitude actuelle des compossibles) à une finalité comme réserve de possible, une finalité non encore actualisée, c'est-à-dire une théorie du progrès. La notion de progrès implique une réévaluation connexe du temps et du sujet, puisqu'elle pose la nature de l'homme comme ce qui doit être réalisé ( non donné de nature, mais produit par la culture, et donc, non agi par un individu singulier mais produit par l'humanité toute entière). Kant montre ainsi dans l'Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique que la culture est une disposition qui ne relève pas de l'individu singulier mais de l'espèce entière. C'est le titre de la proposition 2 :

"Chez l'homme (en tant que seule créature raisonnable sur terre) les dispositions naturelles ne reçoivent pas leur développement complet dans l'individu mais seulement dans l'espèce".

L'optimisme leibnizien (maintenu chez Kant avec la réalisation d'un plan caché de la nature) est versé, temporalisé dans le cours du développement de l'espèce, comme une activité collective (et non plus individuelle) qui se poursuit et se développe, contribuant à la réalisation d'un Etat cosmopolitique. Si cette réalisation est conçue comme la réalisation d'une Providence, elle ne peut toutefois être mise en oeuvre que par la culture (et n'est pas donnée par Dieu).

4. L'histoire.

L'événement doit donc être "appelé", au sens cette fois-ci où il doit être pris en compte et réalisé subjectivement, par un travail qui est celui de la culture, et non d'un individu singulier. L'événement passe au plan collectif, et il échappe à la nature. Il n'est plus l'accident d'une substance singulière mais un effet de sens pour la culture humaine : le notable, le remarquable pour la culture, le signe d'une réalisation collective de la nature humaine (non causale, déterminé par le réseau empirique des causes, mais intelligible, manifestant la causalité de la raison, la liberté).

Pour justifier cette espérance,

"Dans l'espèce humaine, il doit survenir quelque expérience, qui, en tant qu'événement, indique en cette espèce une disposition et une aptitude à être cause du progrès vers le mieux et (puisque ce doit être l'acte d'un être doué de liberté) à en être l'artisan..." Conflit des facultés II, 5.

L'événement ne concerne donc plus le futur contingent, ni la réalisation d'une substance individuelle, il devient "le signe historique" dit Kant, signum remerorativum, demonstrativum, prognosticum qui indique la possibilité de la réalisation d'une tendance pour l'humanité. Par quoi l'événement est pensé comme le rapport entre un observateur et la réalité objective. L'événement n'est pas ce qui se produit mais le sens de ce qui se produit, du point de vue d'une finalité qui n'est pas donnée telle quelle dans la nature, mais posée dans la culture comme une tâche à remplir. C'est le grand mérite de Kant de donner à l'événement sont véritable statut, et pour le comprendre il faut procéder pas à pas. La fin dernière de la nature est paradoxale. La nature ne suffit pas pour la remplir, on l'a dit. C'est une fin que la nature ne suffit pas à réaliser. Ce n'est donc pas la nature qui réalise la fin naturelle de l'humanité (la liberté). Ce n'est pas la nature qui réalise la liberté, mais le concept de liberté qui se réalise dans la nature. Et comment se réalise-t-il ? Cela exige une activité synthétique originale de l'homme : c'est l'histoire. Le rapport final de l'homme et de la nature doit être produit par l'homme :

"La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l'agencement mécanique de son existence animale, et ne participe à aucune autre félicité que celle qu'il s'est crée lui-même" (Critique du jugement, paragraphe 83).

L'événement comme signifiant est le produit de l'action humaine, le produit de l'histoire - ce n'est donc ni un dessein personnel, ni un donné de la nature, mais un dessein de la nature, réalisé collectivement par l'histoire (le lieu du conflit des tendances individuelles) : s'il n'y a d'événement qu'au sein de la culture, ce n'est jamais le produit d'une action individuelle (insociable sociabilité, non décision prise par César un jour de franchir le Rubicon).


Introduction
Première partie / Deuxième partie / Troisième partie
Conclusion