Agrégation : Leçons de philosophie


Qu'appelle-t-on un événement ?


Troisière partie :
L'enjeu politique

1. L'événement historique comme signe provoquant l'enthousiasme : la Révolution française.

Pourtant l'attitude de Kant à l'égard de l'histoire reste ambiguë. L'événement invoqué par le Conflit des Facultés, le signe historique valant comme l'indice de la réalisation d'une telle tendance au sein de l'histoire humaine, ce signe rétrospectif et prospectif démontrant que l'histoire humaine travaille bien à la réalisation d'une constitution politique meilleure, Kant le lit dans l'histoire contemporaine, mais il n'en parle qu'allusivement. Voyez le titre du paragraphe 6 de la deuxième partie du Conflit des facultés :

"D'un événement de notre temps qui prouve cette tendance morale de l'humanité ".

Ce serait ridicule d'accuser Kant de ne pas braver la censure et le pouvoir politique de son temps, il faut plutôt le louer pour avoir su discerner dans l'écheveau du présent l'importance de l'événement qui secouait une nation voisine : la Révolution française et d'en avoir fait le signum remerorativum, demonstrativum, prognosticum d'une tendance collective de l'humanité toute entière et non un désordre politique. Il faut louer Kant, d'ordinaire si sage, pour avoir osé écrire "que la révolution d'un peuple spirituel que nous avons vu s'effectuer de nos jours réussisse ou échoue", quelles que soient les conséquences politiques d'un tel événement, son sens est trop grand pour pouvoir être démenti par les circonstances. Et p. 105, il précise, même si la révolution échouait, même si elle avait pour conséquences... disons, la Terreur et la Restauration... "cet événement est trop grand, trop lié aux intérêts de l'humanité" pour être destitué de sa signification. Quelles que soient par conséquent les conséquences historiques d'une telle rupture dans le cours des choses, l'événement continue à signifier pour l'humanité toute entière (et pas seulement pour le peuple français) la possibilité d'atteindre une constitution politique compatible avec les exigences morales de l'humanité.

Et pourtant précise Kant en note (paragraphe 6, p. 101, note 1) : "On ne veut pas dire qu'un peuple, qui a une constitution monarchique, doive d'arroger le droit de la modifier", on ne veut pas inciter les Allemands à suivre l'exemple français. C'est le mérite de Kant d'avoir su estimer l'importance des incidents contemporains, et d'y avoir répondu avec enthousiasme, mais l'événement suscite seulement une disposition subjective. L'appel de l'événement se limite à la réaction subjective, à l'émotion qui étreint le spectateur, assistant de la berge aux efforts des marins pris dans la tempête, et la position kantienne à l'égard de l'histoire est celle d'un spectateur, non d'un acteur, qui observe confortablement le peuple français se débattre de l'autre côté de la frontière. L'enthousiasme chez le spectateur est un affect mixte, thématisé par La Critique du Jugement comme l'émotion devant le sublime. La faculté de juger, dépassée et inquiète, sent avec un plaisir mêlé d'effroi l'effort par lequel l'imagination essaye de se hisser à la hauteur d'une totalité (l'Idée de la Raison, l'Idée ici de la liberté, de la réalisation de la liberté dans l'histoire) qu'elle ne peut se représenter. Donc, l'analyse politique de Kant est la suivante. La Révolution française est un événement qui suscite chez le spectateur une émotion violente et collective (concernant le sens commun non l'intérêt personnel) mais qui ne peut déboucher sur une théorie du droit politique à l'émancipation. Marx en tire la leçon désabusée dans la XIème thèse sur Feuerbach : "Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde, ce qui importe, c'est de le transformer."

2. Restituer à l'événement son objectivité temporelle.

Ce qui est en jeu, avec les rapports de la pensée et de l'action, c'est donc le statut de la pratique, qui engage une conception du temps et une conception des rapports entre l'événement et la pensée, la conscience et le réel. Or Kant est incapable de thématiser correctement le temps parce qu'il reste prisonnier d'une théorie du Sujet qui fait du temps une forme de la sensibilité et non un devenir effectif, un devenir réel et par conséquent, de l'action, une causalité libre relevant de l'action pratique, superposée par enchantement à la trame déterminée des causes et effets empiriques.

Prendre au sérieux l'événement exige qu'on en dégage l'objectivité, l'effectivité. Le temps n'est pas une forme de la sensibilité, c'est au contraire la sensibilité qui est produite par le devenir. Il s'agit d'amorcer le passage d'une temporalité creuse, purement formelle à une production effective. Le temps, pour qu'il y ait histoire, ne peut pas être une forme subjective, il doit produire des résultats. Du coup, la succession historique ne peut plus être linéaire et causale (équivalence des effets et des causes), enchaînement réglé d'antécédents et de conséquents. Si on veut que le temps puisse produire du nouveau, au temps historique causal doit être substitué une conception brisée, discontinue, mouvementée du temps, capable de produire du nouveau, du devenir, bref, une dialectique.

C'est ce que fait Hegel dans la Préface des Principes de la Philosophie du droit : l'événement n'est plus du tout un signe attesté subjectivement par l'enthousiasme, il est restitué à la réalité objective, c'est pourquoi il est toujours rétrospectif pour la philosophie, pour la pensée, parce que l'ontologie du devenir (d'un devenir réel et non plus d'une contingence sublunaire, d'un déploiement analytique de la substance individuelle ou d'une forme subjective de la sensibilité) exige que les transformations s'effectuent objectivement avant d'être avant d'être ressaisies par l'esprit subjectif du philosophe qui réfléchit sur l'actualité présente. En ce sens, bien sûr, la philosophie vient trop tard, elle n'apparaît qu'à l'époque où la réalité

"a achevé le processus de sa formation et s'est accomplie. Ce que nous enseigne le concept, l'histoire le montre avec la même nécessité." (Préface, p. 58).

L'événement, en tant qu'il est toujours déjà saisi par la pensée comme ce qui a déjà eu lieu, garantit à la fois la production du nouveau et la réconciliation rationnelle du concept et de l'histoire. C'est le sens le plus concret de ce que Hegel appelle la réconciliation de la forme et du contenu. Il y va bien sûr du rapport de la pensée avec la réalité. La forme, explique-t-il, c'est "la raison comme connaissance conceptuelle" (le nom), "le contenu, c'est la raison comme essence substantielle de la réalité éthique aussi bien que de la réalité naturelle. L'identité consciente des deux est l'Idée philosophique." (ibid).

Il faut bien insister sur la radicale nouveauté de la position hégélienne. L'événement, en tant qu'il est l'autre de la pensée, qu'il n'est pas produit par elle, doit donc être saisi par la raison subjective (la connaissance) en tant qu'il s'est déjà manifesté comme raison objective (dans la réalité). D'où la possibilité d'une histoire de la philosophie comme celle d'une histoire (connaissance) philosophique. La grandeur de Hegel est de penser la raison à la fois comme esprit conscient de soi et comme réalité présente (p. 57). L'événement n'est donc ni subjectif, ni objectif, il est la conjonction entre réalité et connaissance. Ni seulement factuel, ni seulement intellectuel, il est le produit de la rencontre entre l'ordre empirique des changements dans le monde (les événements au sens d'occurrences spatio-temporelles réelles) et l'ordre signifiant de la prise de conscience éthique et culturelle. Il n'y a d'événement qu'à l'entrecroisement de la nature et de la culture. Ce qu'on appelle proprement "événement"n'est pas l'occurrence du quelconque quelque part, mais l'irruption, toujours décisive et imprévisible pour la pensée, d'un changement réel auquel la culture du temps assigne un sens digne de la transformer en retour. Il serait faux d'en conclure que l'événement est relatif à la culture même s'il est clair qu'il n'existe pas d'événement digne de ce nom en dehors d'une conscience culturelle : c'est plutôt la culture qui est relative aux événements qui la transforment.

3. Conséquences pour l'historiographie.

Il en découle des conséquences importantes pour l'historiographie. On comprend bien alors pourquoi Thucydide l'Athénien est capable de s'élever au dessus de sa propre situation et d'accueillir avec une "mentalité élargie" les effets non encore effectifs de la guerre du Péloponnèse. Il n'agit pas ainsi à titre de citoyen, mais s'élève à la position neutre d'historien, il veut étudier le conflit, en restituer les causes. Toutefois l'historiographie reste prisonnière de la conscience subjective tant qu'elle ne s'assigne comme but que la sauvegarde du mémorable : la conscience collective historienne se substitue à la mémoire individuelle mais ni le rapport de la pensée à l'action, ni la constitution des événements eux mêmes (quelle périodisation retenue par quelle vision culturelle) ne sont réfléchis. C'est pourquoi l'école des Annales (Marc Bloch, Lucien Febvre) a raison de critiquer l'événement et "l'histoire des traités et batailles", mais il ne s'agit pas d'une critique de l'événement au sens où nous venons de le définir, seulement d'une critique de l'anecdote et d'une certaine conception de l'action, posée arbitrairement comme la volonté d'un sujet agissant, rapporté à l'initiative du grand homme. Ce qui est contestable dans la chronique des hauts faits comme dans la succession linéaire des "traités et batailles", c'est-à-dire des événements facilement assignables à l'initiative humaine, c'est que l'événement, privé de son objectivité supra-individuelle est pensé comme l'action libre relevant d'un sujet particulier. A rebours de cette conception anecdotique de l'histoire, il faut restituer à l'événement sa densité objective et, comme le veut Hegel, penser l'événement à la croisée de l'esprit objectif (comprenant à la fois la substance éthique et la réalité naturelle, car la nature se transforme elle aussi avec la culture) et de l'esprit subjectif. Mais cet esprit subjectif ne se réduit pas à l'initiative privée du grand homme, c'est au contraire l'effort assidu de la conscience historienne, la réflexion consciente d'elle-même, qui s'efforce de rendre intelligibles les occurrences confuses de la réalité et d'en extraire le sens d'un véritable événement. C'est à restituer à l'événement son objectivité supra et infra individuelle que l'historiographie contemporaine s'attache. L'événement, suivant les leçons de Hegel, relève de l'esprit objectif (longue durée, transformation de la réalité) : il ne peut être réduit au produit d'une volonté singulière (Hegel soutient pourtant une thèse semblable dans La raison dans l'histoire, mais on ne peut comparer ce texte aux apports décisifs des Principes de la philosophie du droit). L'événement est donc le produit d'une réflexion toujours rétrospective, qui dégage le sens des transformations historiques, qui affectent simultanément l'esprit objectif et l'esprit subjectif.

4. Historicité de la pensée.

L'événement est un effet qui relève de l'esprit du temps. Du coup, c'est l'historicité, la facticité de la conscience et de la connaissance, y compris de la connaissance historique, qui en découlent, conséquence que Marx et Engels tirent correctement dans L'idéologie allemande : "ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience" (Ed. sociale, bilingue, p. 73) et ils commentent : "les phrases creuses sur la conscience cessent, un savoir réel doit les remplacer." Un événement historique comme celui de la Révolution française n'est pas un signe mental, un fait intellectuel, mais un fait historique et à supposer que l'action humaine ait un sens, son sens n'est pas donné par la raison seulement, mais provoqué par des conditions historiques déterminées auxquelles pourtant elle ne se réduit pas. C'est ici qu'il faut réintroduire une dernière fois la question du rapport entre continuité historique déterminée (conditions antécédentes) et rupture signifiante de l'événement. L'événement s'arrache à l'histoire linéaire, loin d'être produit par elle. Mais la pensée elle-même est restituée à son histoire, et le nom qu'on donne aux événements est fonction de la situation historique, ou de la perspective à l'intérieur desquels seulement ils apparaissent. C'est donc l'humanité elle-même, la conscience, la connaissance, l'ensemble des idées qui deviennent eux-mêmes des événements, des effets, produits par des conditions historiques déterminées. Réfléchir sur l'événement dans sa facticité, sa contingence historique oblige à restituer à la pensée elle-même son caractère d'événement produit par une réalité en devenir qui la détermine.

L'événement n'est donc pas donné, mais institué, et relatif à une conscience elle-même historique. Mais comme effet de sens, il manifeste que l'histoire, comme succession causale déterminée des causes et des effets, ne suffit pas pour penser la production du nouveau.


Introduction
Première partie / Deuxième partie / Troisième partie
Conclusion