Agrégation : Leçons de philosophie
LA FOULE
Bibliographie
Introduction
Penser
la foule, c'est se heurter à la difficulté de conceptualiser un
terme qui ne l'est pas spontanément. Il faut tenter de s'abstraire de
l'expérience de la foule pour la saisir comme problème pour la
pensée. Quel problème se donne à saisir sous le nom de
foule ? Il faut
pour ouvrir une piste partir de l'étymologie : le mot foule est issue
du foulon (du latin fullare, fouler, presser). La foule renvoie donc à
l'action de fouler : la foule écrase, presse, ou est écrasée
et pressée. Mais il faut noter d'emblée que le mot ne semble apparaître
qu'au XIIè (donc c'est à travers une problématisation très
prudente que l'on pourra éventuellement aller chercher des éléments
conceptuels chez les antiques).
Que nous révèle le mot ? Que désigner la foule, c'est une
façon de saisir le collectif humain dans sa figure strictement mécanique
(ou physique) : la foule a rapport avec le nombre qui écrase, avec la
masse des corps et des membres indifférenciés. Est-ce un mot strictement
français ?
On peut prendre deux exemples dans des langues proches : l'anglais dit crowd,
avec la même racine (l'ancien saxon creodan, qui signifie presser). L'espagnol
dit multitude (ou muchedumbre), ne relevant donc que la quantité, la
cardinalité impressionnante du groupe ; ou encore el vulgo (entrant alors
d'emblée dans un système de hiérarchie sociale qu'il ne
faudra pas totalement perdre de vue).
La différence entre ces deux pistes tient dans la question de la quantité
: en visant la foule, on saisit la multitude compte non tenu de son nombre.
La cardinalité précise de la foule importe peu. Elle échappe
donc aux apories de la quantité « par le bas ». Cela ne signifie
pas que la quantité n'y ait aucune importance, mais du moins ce n'est
pas dans une quantité déterminée que se joue l'identification
de la foule. Où, alors ? Dans une certaine qualité (provisoirement,
disons qu'il s'agit de saisir la multitude comme non strictement nombrée,
c'est-à-dire peut-être innombrable). L'enjeu est dans le substantif
lui-même : le mot qui donne à la foule son unité ne confère-t-il
pas trop vite une existence de sujet à un agrégat contingent ?
Foule, masse, peuple, multitude,
les termes sont divers mais il semble bien que l'on ait déjà deux
certitudes : primo tous renvoient à un rassemblement d'individus humains
(ce ne sera que par métaphore que l'on parlera d'une foule de choses).
Secundo foule saisit cette multitude dans son indifférenciation qualitative
et pas quantitative, et en pointant une difficulté particulière
: la foule n'est pas sujet.
En effet, dire foule ou crowd c'est désigner la multitude à partir
de ce qu'elle fait (les mouvements qui l'agitent intérieurement ou extérieurement),
mais pas à partir de ce qu'elle est. La foule est donc un certain rapport
(de ses composants entre eux ou avec l'extérieur) mais pas une certaine
substance. La question va être : comment la pensée fait-elle effort
pour substantialiser la foule (comme objet, comme sujet) ?
Il faut donc pour traiter cette question repartir de la question de la quantité
et du nombre. Quand y a-t-il foule ? Qu'est-ce qui la détermine comme
foule ? Quel est le rapport exact de ce concept à la quantité
? La question qui se pose derrière cette notion encore assez peu déterminée
est celle de l'ordre interne de la foule : comme masse, nombre d'individus agrégés,
elle pose le problème du lien qui rassemble ses composantes. Ce lien
peut-il être saisi comme une structure ? Peut-on penser un ordre de la
foule sans la réduire à autre chose qu'elle-même ?
Cette question est essentielle
: elle ouvre l'appréhension politique de la foule, au sens où
cet agrégat d'individus constitue peut-être la source de toute
collectivité. Mais il ne faut pas oublier ce que la pensée fait
à son objet : penser la foule dans ce cadre, n'est-ce pas l'investir
de formes qu'elle ne possède pas ? Et, inversement, essayer de la saisir
comme informe, n'est-ce pas la restreindre à une existence primitive,
ébauchée, inconsistante ? La foule semble alors être ce
qui ne cesse de se désagréger, soit devant la pensée qui
la renvoie toujours à une organisation qui la nie, soit devant l'expérience
qui ne la rencontre que dans ses effets (mouvements de foule, effets de foule).
Pourquoi cette apparente inconsistance de la foule ? Parce qu'elle ne semble
pas faite pour être pensée.
C'est alors la question de la pensée de la foule qu'il faut aborder en
un double sens : celui de la pensée qui anime la foule « de l'intérieur
» (la foule pense-t-elle ? la foule ressent-elle ? la foule agit-elle ?
que veut-on dire dans ces formulations qui, grammaticalement, considèrent
la foule comme un sujet ?) ; mais aussi celui de la pensée qui saisit
la foule et l'objective, en l'abordant toujours depuis son extérieur,
c'est-à-dire comme un fait, une chose, un bloc de consistance. N'est-ce
pas au fond parce qu'elle semble se situer en-deçà de toute conceptualisation
possible que la foule comme désignation doit finalement être interrogée
dans sa fonction : que pense-t-on lorsque l'on saisit la multitude des individus
sous le nom de foule ?
Introduction
Première partie /
Deuxième partie / Troisième
partie
Conclusion