Agrégation : Leçons de philosophie


LA FOULE



Bibliographie

  • Aristote, Politiques, III, 11
  • Aristote, Constitution d'Athènes (XVI, XX, XXII, XXVIII).
  • Cicéron, De Oratore, I, 8, 30-32
  • Averroès, Grand Commentaire au De Anima, III, C5 (trad. A. de Libera, GF).
  • J.-J. Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité, deuxième section.
  • G. Le Bon, Psychologie des foules (1895), PUF "quadrige".
  • G. Tarde, L'opinion et la foule, PUF (préface de D. Reynié).
  • S. Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi », ch.X, in Essais de Psychanalyse (1921), Payot.
  • E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF "quadrige".
  • E. Canetti, Masse et puissance (1960), Gallimard "TEL".
  • M. Heidegger, Être et Temps, (section 26-27).
  • Enriquez, De la horde à l'État, Gallimard, 1983, Iere partie, ch. II, 2, A.
  • D. Reynié, Le Triomphe de l'opinion, Odile Jacob, 1998.



Introduction


Penser la foule, c'est se heurter à la difficulté de conceptualiser un terme qui ne l'est pas spontanément. Il faut tenter de s'abstraire de l'expérience de la foule pour la saisir comme problème pour la pensée. Quel problème se donne à saisir sous le nom de foule ? Il faut pour ouvrir une piste partir de l'étymologie : le mot foule est issue du foulon (du latin fullare, fouler, presser). La foule renvoie donc à l'action de fouler : la foule écrase, presse, ou est écrasée et pressée. Mais il faut noter d'emblée que le mot ne semble apparaître qu'au XIIè (donc c'est à travers une problématisation très prudente que l'on pourra éventuellement aller chercher des éléments conceptuels chez les antiques). Que nous révèle le mot ? Que désigner la foule, c'est une façon de saisir le collectif humain dans sa figure strictement mécanique (ou physique) : la foule a rapport avec le nombre qui écrase, avec la masse des corps et des membres indifférenciés. Est-ce un mot strictement français ? On peut prendre deux exemples dans des langues proches : l'anglais dit crowd, avec la même racine (l'ancien saxon creodan, qui signifie presser). L'espagnol dit multitude (ou muchedumbre), ne relevant donc que la quantité, la cardinalité impressionnante du groupe ; ou encore el vulgo (entrant alors d'emblée dans un système de hiérarchie sociale qu'il ne faudra pas totalement perdre de vue). La différence entre ces deux pistes tient dans la question de la quantité : en visant la foule, on saisit la multitude compte non tenu de son nombre. La cardinalité précise de la foule importe peu. Elle échappe donc aux apories de la quantité « par le bas ». Cela ne signifie pas que la quantité n'y ait aucune importance, mais du moins ce n'est pas dans une quantité déterminée que se joue l'identification de la foule. Où, alors ? Dans une certaine qualité (provisoirement, disons qu'il s'agit de saisir la multitude comme non strictement nombrée, c'est-à-dire peut-être innombrable). L'enjeu est dans le substantif lui-même : le mot qui donne à la foule son unité ne confère-t-il pas trop vite une existence de sujet à un agrégat contingent ? Foule, masse, peuple, multitude, les termes sont divers mais il semble bien que l'on ait déjà deux certitudes : primo tous renvoient à un rassemblement d'individus humains (ce ne sera que par métaphore que l'on parlera d'une foule de choses). Secundo foule saisit cette multitude dans son indifférenciation qualitative et pas quantitative, et en pointant une difficulté particulière : la foule n'est pas sujet. En effet, dire foule ou crowd c'est désigner la multitude à partir de ce qu'elle fait (les mouvements qui l'agitent intérieurement ou extérieurement), mais pas à partir de ce qu'elle est. La foule est donc un certain rapport (de ses composants entre eux ou avec l'extérieur) mais pas une certaine substance. La question va être : comment la pensée fait-elle effort pour substantialiser la foule (comme objet, comme sujet) ? Il faut donc pour traiter cette question repartir de la question de la quantité et du nombre. Quand y a-t-il foule ? Qu'est-ce qui la détermine comme foule ? Quel est le rapport exact de ce concept à la quantité ? La question qui se pose derrière cette notion encore assez peu déterminée est celle de l'ordre interne de la foule : comme masse, nombre d'individus agrégés, elle pose le problème du lien qui rassemble ses composantes. Ce lien peut-il être saisi comme une structure ? Peut-on penser un ordre de la foule sans la réduire à autre chose qu'elle-même ? Cette question est essentielle : elle ouvre l'appréhension politique de la foule, au sens où cet agrégat d'individus constitue peut-être la source de toute collectivité. Mais il ne faut pas oublier ce que la pensée fait à son objet : penser la foule dans ce cadre, n'est-ce pas l'investir de formes qu'elle ne possède pas ? Et, inversement, essayer de la saisir comme informe, n'est-ce pas la restreindre à une existence primitive, ébauchée, inconsistante ? La foule semble alors être ce qui ne cesse de se désagréger, soit devant la pensée qui la renvoie toujours à une organisation qui la nie, soit devant l'expérience qui ne la rencontre que dans ses effets (mouvements de foule, effets de foule). Pourquoi cette apparente inconsistance de la foule ? Parce qu'elle ne semble pas faite pour être pensée. C'est alors la question de la pensée de la foule qu'il faut aborder en un double sens : celui de la pensée qui anime la foule « de l'intérieur » (la foule pense-t-elle ? la foule ressent-elle ? la foule agit-elle ? que veut-on dire dans ces formulations qui, grammaticalement, considèrent la foule comme un sujet ?) ; mais aussi celui de la pensée qui saisit la foule et l'objective, en l'abordant toujours depuis son extérieur, c'est-à-dire comme un fait, une chose, un bloc de consistance. N'est-ce pas au fond parce qu'elle semble se situer en-deçà de toute conceptualisation possible que la foule comme désignation doit finalement être interrogée dans sa fonction : que pense-t-on lorsque l'on saisit la multitude des individus sous le nom de foule ?


Introduction
Première partie / Deuxième partie / Troisième partie
Conclusion